+ now my life is sweet like cinnamon (2009)Elle baigne dans le rêve. Tout s'enchaîne très vite sans pour autant l'empêcher de savourer les délices des plus beaux de ses jours. Le bonheur a un goût de Dom Pérignon dans la suite d'un prince des Émirats-Arabes-Unis. Le bonheur, c'est faire la bise à Anna Wintour et l'entendre dire qu'elle est divine, as usual. Le bonheur, c'est aussi un repas en famille, à une table maintenant suffisamment grande pour toutes les accueillir. Le bonheur, c'est le rire de Nisha dans le creux de son cou. Malini baigne dans cette réalité idyllique, celle qu'on laisse miroiter aux petites campagnardes démunies comme elle l'a été.
C'est fini l'Alabama. Maintenant, elle partage sa vie entre une villa à Los Angeles et un appartement à New York City, apparaît à des cocktails, dans les Fashion Weeks, en couverture des magazines les plus populaires. C'est fini les petits boulots dégradants, les dinners pleins de rustres, les autres serveuses pleines de jugement... Fini, fini, fini. Maintenant on la payait une fortune pour qu'elle porte des vêtements sous les flash des photographes. L'Amérique entière avait déclaré adorer leur ancienne miss, malgré le scandale, malgré le racisme ancré dans le Sud. Ils s'en fichent qu'elle ait menti sur son nom, qu'elle ait caché l'existence de sa fille, qu'elle ait perdu la couronne, ils l'aiment malgré tout. Parce qu'elle est touchante, parce que son histoire est celle du rêve américain, parce qu'ils savent qu'elle a travaillé dur, et décidément, parce que la petite Nisha est bien trop mignonne.
Maline a des projets plein la tête. Elle pense à se retirer de la mode pour débuter à la télé, à s'installer définitivement à Los Angeles pour enfin offrir un peu de stabilité à sa fille. Elle tire des plans sur la comète, fraîche de ses vingt-quatre ans, forte de ses expériences, portée par l'amour de sa famille, elle se sent invincible.
On aime son charme naturel, son humilité, la douceur de sa voix et la rondeur de ses joues. On aime sa façon de s'extasier sur tout, de transformer les objets les plus simples en histoires merveilleuses, de marcher comme si elle flottait. On lui souhaite de ne jamais perdre tout ça, et on se dit : qu'est-ce qui pourrait bien arriver pour qu'elle cesse d'être ainsi ?
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+ all my dreams and the lights mean nothing without you (2011) Le pire.
Malini avait voulu marquer le coup. Voilà longtemps qu'elle avait trouvé ces brownies et ces cookies, mais elle les avait conservés dans ce but précis. Pas de bougies malheureusement, elles avaient toute été utilisées pour qu'elles puissent s'éclairer.
Selon le calendrier, dix mois avaient passé déjà depuis le retrait de l'armée. Dix mois qu'elles vivaient seules, survivant de conserves, d'eau de pluie et de messages d'espoir. L'ancien mannequin avait réussi le coup de cacher les rôdeurs à sa fille, de faire en sorte que Nisha ne tombe jamais en face de l'un d'eux. Elle, elle composait avec. Par nécessité.
Dans ces temps d'apocalypse, personne n'aurait parié sur l'ex-miss pour survivre plus de deux semaines, persuadé qu'on ne courait pas bien vite sur des Louboutin. Pourtant, elle avait réussi à déjouer les statistiques, renverser les mauvais présages et elle tenait le coup. Pour sa fille, sa précieuse chair, sa perle...
Mais selon le calendrier, c'était aussi l'anniversaire de Nisha. L'enfant fêtait ses neuf ans. D'ordinaire, les anniversaires engendraient de grandes fêtes dans la famille Kapoor, mais cette nuit-là, la famille se résumait à elles deux, à la lueur de la lune. Malini chantait avec enthousiasme pendant que la petite débouchait un brownie comme s'il s'agissait de quelque chose de sacré.
Le cœur n'était pas totalement à la fête, dans ces circonstances, mais la jeune femme tentait de garder le sourire et son expression sereine. Et la gamine mangeait avec appétit, avant de céder à une quinte de toux qui brisa momentanément la fausse sérénité de Malini.
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Le déni. Ça n'était pas arrivé. Ça n'était pas arrivé. Et peut-être que si elle se répétait ce mantra suffisamment longtemps, elle finirait par se réveiller.
Laisser tomber le coussin, ne plus le regarder et ne plus la regarder elle. Comme électrisée, elle se leva précipitamment et tituba jusqu'aux escalier. La mécanique reprit le dessus, elle avançait sans réaliser vraiment, sans enregistrer ses actions. Elle avait la dynamique d'une machine, et c'était sûrement ce qu'elle allait devenir après ça. Atteindre les escaliers. Les dévaler et manquer de tomber, se jeter sur la porte, arracher les planches qui barricadent, sortir dans le jardin et tomber à genou. Pleurer. Pleurer jusqu'à manquer de souffle, jusqu'à ce que sa poitrine s'étreigne, jusqu'à ce que ses côtes la fassent souffrir.
Malini devait le faire. Elle était condamnée dans tous les cas, souffrait le martyr. Malini n'avait fait que la délivrer d'une fatalité plus douloureuse. La fatalité, tout ça, c'est la faute de la fatalité.
Une fois le plus gros de la crise passée, la jeune femme se retourna pour examiner la maison. Rester y vivre n'était pas une option, pas avec le corps de sa fille qui semblait encore dormir dans son petit lit. Il fallait partir, s'éloigner de l'Abominable Vérité. À l'aveugle, elle rassembla des affaires et quitta à tout jamais sa fille.
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+ i was in the winter of my life, and the men i met along the road were my only summer Un orage. Le coup de tonnerre éclate. La pluie ne l'épargne pas. Il n'y a pas âme qui vive sous le torrent, personne pour la mettre à l’abri. De toute façon, il n'existe pas d'abri. Il n'y a que des kilomètres de plaines à perte de vue.
L'errance par excellence.
Elle marche depuis l'aube et l'aube dure depuis des mois. Des années ? Au début, elle comptait les jours, et puis ils ont fini par se mélanger. Dans l'esprit des autres survivants, le lever du soleil représente un jour de plus à vivre. Malini, dans sa tête, ajoute simplement : un jour de plus à vivre sans Nisha.
La nourriture n'a plus de goût depuis longtemps. Elle pourrait manger des herbes, ça serait la même chose. Parler n'a plus de sens. Quand elle tombe sur de la compagnie, elle reste obstinément mutique. Et dès qu'elle sent qu'ils commencent à s'attacher un peu trop, à vouloir la percer, elle disparaît. Et au passage, elle leur dérobe une ou deux petites choses.
Peut-être qu'un jour, elle n'aura plus envie de cette errance, peut-être qu'un jour, elle voudra s'installer quelque part ou s'attacher à de nouvelles personnes, mais pour l'instant, le souvenir de l'enfant est bien trop présent. Elle avait toujours trouvé ça stupide, ce cliché qui voulait qu'une partie de l'âme meure quand la personne aimée venait aussi à disparaître. Mais force lui était d'admettre que le vide était bien là. Bien plus dangereux que les bords d'une falaise escarpée, prêt à l'engloutir au moindre faux pas. Et elle tangue, Malini. Mentalement.
Parfois, elle pense à la fin. Elle se dit qu'il suffirait de se jeter dans un ravin. Elle se dit qu'elle n'a qu'à rencontrer un rôdeur et le laisser mordre. Mais même eux, même eux semblent l'ignorer royalement. Comme si son sentiment de ne plus exister l'effaçait également à leurs yeux.
Et puis, l'instinct de survie finit par reprendre le dessus. Celui qui pousse au pire, celui qui fend le crâne des morts vivants, celui qui étrangle à main nue ceux qui essaient de la piller.
Malini ne vit plus que dans ses souvenirs. Quand elle entend l'orage au loin, elle se dit que c'est le même qui grondait le soir où Nisha est morte. La jeune femme ne connaît que les sentiers de la réminiscence. Les chemins de terre ne l'intéressent pas, elle n'y voit pas le visage de l'enfant.
Un pied devant l'autre, Malini traîne au rythme des rôdeurs. Un réflexe qu'elle a pris sur la route, à force de les observer. Depuis les terrasses, les toits, les hauts des arbres, elle retenait les moindres détails pouvant lui être utiles, jusqu'à développer la couverture parfaite. C'est dans la solitude qu'elle travaillait le mieux. Quand elle avait fini par reproduire les gestes des rôdeurs à la perfection, elle avait commencé à travailler son camouflage fait de tripes et de restes de chair. Elle avoue fièrement que l'odeur ne l'incommode presque plus. Des jours entiers à baigner dans ce jus avaient fini par endormir son odorat. Elle manie cet art comme d'autres manient les armes à feu. C'est sa méthode de survie. Et il y avait quelque chose de reposant à marcher au milieu des rôdeurs. L'absence de mots, la primitivité des rôdeurs et surtout, le fait de savoir exactement le danger qu'elle courait. Il n'y avait pas de question de confiance, on ne lui demandait pas de s'attacher, d'être gentille, de discuter, elle pouvait sombrer au cœur même du chaos. Malini, c'est l'oeil du cyclone.
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La pluie ne diminue pas. Elle ne sait pas trop où elle va, à vrai dire. Le Texas est immense. À chaque fois qu'un panneau indique une grande ville, elle prend la direction opposée, transformant son trajet en un cafouillage énorme. Au bout du chemin, peut-être, l'Alabama. C'est sa dernière forme d'espoir. Elle ne veut pas se l'avouer, mais elle espère peut-être retrouver sa mère ou sa sœur et enfin mourir en paix.
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+ living in the garden of evil Elle avait fini par être à bout de force. Alors qu'elle pensait accueillir gracieusement la mort, on lui offre une forme de repos. Elle accepte, pour pouvoir reprendre des forces et ensuite reprendre son chemin de croix éternel.
Mais elle se surprend à apprécier la vie au ranch. Peu à peu, Malini reprend contact avec l'humanité, comble le vide par le souffle de vie des autres. Elle sourit plus souvent, se prend parfois à rire. Les temps lui semblent moins dur. Au tout début, on lui assigne la tache de laver les vêtements et elle met son cœur à l'ouvrage, désespérée d'avoir enfin une forme de but. Sur son temps libre, elle s'occupe des enfants. C'est majoritairement grâce à eux qu'elle reprend des forces et du courage. Elle retrouve la simplicité enfantine et le bonheur de les voir heureux. Elle se perd dans cette nouvelle vie, croit avoir enfin trouvé une place, jusqu'à ce qu'on lui demande de sortir à nouveau.
Elle accepte le poste de recruteur, accepte de mettre ses talents au service de la ferme, mais dès qu'elle retrouve la route, elle retrouve aussi la réalité. L'errance la frappe à nouveau, la solitude l'enlace et elle se rend compte qu'elle a oublié. Elle a osé oublier. Elle a osé penser à autre chose que Nisha.
La culpabilité serpente à nouveau dans ses veines, phagocyte la raison jusqu'à la détourner complètement. Quand elle revient au ranch, elle y revient comme elle était avant d'y entrer et comme elle aurait dû le rester, distante, méfiante, indifférente... Malini s'exclut presque, déambule les poches pleines de mépris pour ceux qui s'affichent heureux.
Si la vie au ranch reprend doucement son cours, c'est sans elle, car elle s'efforce de s'extraire de cette dynamique. Elle se met à jalouser férocement les autres, ceux qui sont bêtement contents, ceux qui prêchent les bonnes paroles, ceux qui sont parents, ceux qui s'aiment, ceux qui ne sont plus seuls, alors elle sort de plus en plus souvent.
Elle perd pied, jusqu'à en devenir dangereuse. Malini se transforme en cyclone.
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