Moonlight blues ∞ Mikh

Attendre est désormais une constante dans sa vie. Madison attend que la vie suive son cours. Elle attend et espère même que son existence se déroule sous ses yeux pour lui exposer les plans. Dans les temps de survie, penser à l'avenir est une angoisse qui phagocyte ses mouvements, surtout depuis qu'elle n'a plus Winona comme guide pour lui montrer où elle peut poser les pieds sans tomber dans un piège. Au sens propre comme au figuré. Depuis qu'elle est seule, la môme a l'impression de traverser les étapes du deuil, le déni d'abord, à refuser d'accepter les faits, puis la tristesse et la culpabilité dévorante de n'avoir rien pu faire, pour l'aider à se sortir de ses obsessions destructrices. Et voilà que depuis quelques jours, une colère sourde gronde à l'arrière de son crâne, une colère dirigée à tout le monde, à elle et surtout à Winona. Elle l'a abandonnée, elle s'est fait avoir malgré son esprit brillant. Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Ça n'aurait pas dû se finir comme ça. Pourquoi fallait-il que Jackson se laisse consumer par son besoin de pouvoir ? La vie n'était pas facile ici, certes, mais elles étaient en sécurité, avaient un toit sur la tête et assez à manger pour ne pas souffrir de la faim. Combien de fois Winona avait-elle balayé les craintes de sa protégée en assurant qu'elle était sûre de son coup ? Mais quand on veut être sûr de son coup, on plante des navets. On ne pratique pas des putsch.

Mais elle ne sait pas comment exprimer sa colère, la gamine. Dessiner des gribouillis rouges ne lui apporte absolument rien. Elle sait se morfondre, elle sait être à l'écoute, elle sait étouffer ses émotions, mais cette colère est trop pour elle, ramène à la surface des souvenirs lointains d'une mère addict, d'un père fourré dans des emmerdes pas possibles et de ses frères... Ils étaient toujours en colère eux, contre le monde, contre leur situation, contre leur impuissance... Sûrement qu'ils s'en sont sortis eux, à coup de poings et de magouilles. Ils connaissaient tous les dangers de la vie déjà à l'époque, ce monde n'est qu'un immense terrain de jeu pour qu'ils se défoulent.
Madison, elle se demande parfois à quoi ils ressembleraient s'ils étaient en vie. Est-ce qu'elle les reconnaîtrait ? Leurs traits sont estompés, les années ont eu raison d'eux et elle n'arrive plus à assembler les éléments de leur visage correctement. Plus elle y pense, plus ils prennent la forme des personnes familières de son quotidien. Lincoln, Mikh, ils prennent de la place dans sa tête, indissociables maintenant de l'idée qu'elle a de ses frères. Elle a développé pour eux le même sentiment d'inquiétude qui la rongeait quand elle attendait dans le salon qu'ils rentrent de leurs aventures illégales. Et tout comme elle avait l'habitude de guetter la rue pour les voir arriver, Madison avait observé avec insistance les alentours du ranch aux lendemains de l'attaque des hommes de Lazare.

La nuit ne parvient pas à la trouver. Madison tourne sur sa couche sans parvenir à apaiser ses pensées ni à se sortir de la solitude étouffante de la pièce. Alors elle s'habille, embarque son sac à dos et décide de donner à la lumière lunaire une chance de la distraire. Le froid mord ses joues et elle enfonce sa tête dans son écharpe alors qu'elle erre dans le campement jusqu'au champ de fleurs, comme un fantôme. Ses pas sont hasardeux, s'arrêtent à chaque mouvement et à chaque silhouette, comme si elle cherchait quelque chose sans vraiment savoir. Puis elle l'aperçoit, monter sur la tour de guet pour prendre son tour de garde. Elle reconnaît la chevelure et la carrure sans problèmes après des mois à l'avoir eu au coin de l'oeil lors des tâches d'entretien.
Peut-être que ce sont ses jambes qui ont pris la décision pour elle, peut-être que c'est la fuite de la solitude qui la motive, mais la voilà aux pieds de la tour de guet, une main sur l'échelle alors qu'elle appelle. « Hey ! Mikh ! » Pas trop fort pour ne pas alerter tout ce qui rôde autour, mais quand même assez elle espère pour se faire entendre. Au bout de quelques secondes, elle recommence jusqu'à voir sa tête dépasser. D'abord, elle ne sait pas quoi dire, ne sait pas ce qui la prend à le déranger dans sa tâche, quelque chose qu'elle ne se permet jamais d'ordinaire. Mais la nuit a ses propres règles, et Madison n'a plus envie de rester dans sa case, celle où tout le monde s'attend à la trouver. Rien de bien ne lui est arrivé à rester les bras ballants. « Ça te dérange si je viens te tenir compagnie ? »

Les lendemains ont un goût étrange depuis que la gamine est seule. On lui a répondu qu’elle n’était pas seule, mais c’est ainsi qu’elle se sentait et il était difficile de secouer ce sentiment hors d’elle. Le blues de la nuit avait tendance à anesthésier son corps même en journée et tout le monde pouvait assister au triste spectacle de sa mélancolie. Les gens ont au moins la décence de ne pas lui poser de questions et c’est son unique soulagement, car elle a beau se torturer l’esprit, elle n’a même pas de réponse plate à fournir. Même pas un pâle sourire à esquisser.
Lincoln l’a bien remarqué, ça, et s’il ne pipe pas mot, son regard en dit long et témoigne de son inquiétude. Lui aussi a l’air bien embêté par la situation, par la dépendance affective de Madison qui s’étale toute en couleur aux yeux de tous. Les cavaliers sont tellement habitués à l’horreur qu’ils oublient que des gens fragiles survivent toujours. Des gens comme elle, qui avaient une étoile du Nord et l’ont perdue et qui pataugent maintenant dans leur solitude et dans leurs émotions, incapables de faire le tri, incapables de prendre des décisions, incapables de trouver un sens à leur vie. Autrefois, la gamine voulait aider les autres, trouver les enfants à l’abandon et les guider sur le chemin vers un foyer. Mais elle n’arrivait même pas à se guider elle-même. C’est ce qu’il y avait de rassurant dans la présence de Winona : elle trouvait un rôle à tout le monde, donnait du sens à chacun. Ivan, Terrence, elle… Ils vivaient tous dans le cadre qu’elle avait mis en place pour eux et n’avaient pas à s’encombrer de trouver leur propre place. Madison, elle se rend compte qu’elle s’est beaucoup trop reposée sur ça justement, qu’elle aurait dû s’inspirer de Winona - pas en fomentant un complot, mais plutôt en copiant sa force d’esprit - et grandir.  

Mikh semblait bien d’accord pour rompre la solitude aussi, mais plus par peur de l’ennui que par peur de lui-même. Il avait l’air à des années lumières de toute préoccupation et affichait la même aisance de vivre, le même sourire alors qu’à peine quelques semaines plus tôt, il était sur le champs de bataille aux portes d’Olympia.
La gamine était très sensible à ce genre de retour et elle détaillait souvent les survivants à la recherche de signes, d’appels à l’aide silencieux peut-être et quand ils le manifestaient, elle greffait des petites attentions à leur vie : un dessin, un sourire, un compliment, une trouvaille… N’importe quoi qui puisse arracher un sourire, mettre un peu de baume au coeur. C’était ce qu’elle avait toujours fait inconsciemment avec ses frères à l’époque, avec ses camarades de classe, avec les personnes dans sa vie qu’elle pouvait distraire même cinq minutes de réflexions existentialistes épuisantes. Si elle le faisait pour les autres ou pour se distraire elle-même était une autre question.
Mais ce soir, elle avait besoin que quelqu'un d'autre fasse ce travail pour elle et pourquoi pas Mikh ? Elle se voyait mal aller taper chez Andrea, sa cuite de la dernière fois lui était restée sur l'estomac pendant des jours entiers. « Oh tu sais, chez les Rhodes... same old, same old. Abel est toujours Abel, Jenna s'occupe des enfants, Caden... fait ce que Caden fait tout le temps aussi. Certaines personnes arrivent à rapidement retourner à leur quotidien. » Un soupir. Pas elle.

Son regard dérive vers la plaine texane au loin. « C'est la première fois que je monte sur une tour de guet. » La première qu'elle posait le regard sur l'autre côté depuis longtemps. Pourquoi ne l'avait-elle pas fait avant ? Il y avait tellement à capturer, tellement de paysages immuables qui attendaient d'être admirés... « J'avais presque oublié comment c'était dehors... En fait, si, j'ai oublié. C'est comment dehors ? »