Let's get crazy | Maddison & Andrea

Depuis ma rencontre avec Erin, son visage ne cesse d’hanter mes pensées. Peu importe à quel point j’essaie de me changer les idées, elle revient toujours. Je ressasse de vieux souvenirs. Certains m’arrachent un sourire, d’autres me font monter les larmes aux yeux. Mais, que je pense à elle de manière positive ou négative, ça ne me plait pas. Ce que j’ai envie, c’est de la sortir de ma tête. C’est ironique vu tous les efforts que j’avais fait pour la retrouver il n’y a pas si longtemps de ça. La revoir aurait du m’emplir de joie, mais les retrouvailles ne se sont pas déroulées comme prévu. Plutôt que de flotter sur un petit nuage, je me noie dans une mer de sentiments contradictoires. C’est la merde. Être réveillée m’épuise, mais dormir est encore pire. Dans mes rêves comme mes cauchemars, je rejoue notre réunion en boucle. Chaque matin lorsque je me réveille, je suis assaillie par une tonne de questions. Le pire, c’est que peu importe à quel point je me creuse la tête, je n’arrive pas à trouver des réponses. Je suis dans le néant, peut-être même plus qu’au moment où j’ignorais si Erin était toujours en vie. Au moins, lorsque j’étais dans l’incertitude totale, je pouvais tourner la page. Je pensais à elle, certes, mais pas autant que ces derniers jours. Je n’arrive même plus à voir Mikh, alors qu’il était le meilleur pour me faire oublier la blonde. Même si elle m’a dit au revoir sans me faire de promesses, je ne peux m’empêcher d’espérer quelque chose. C’est idiot, je le sais. Je m’en veux de me faire autant d’espoirs pour un rien, alors je contrebalance en me disant qu’il est probable que je ne la revoie plus jamais. Peut-être qu’elle se remettra à éviter son passé. C’est une des multitudes possibilités et plus je pense à elles, plus j’ai mal au crâne. Il est rendu plus que nécessaire de me changer les idées et pour y parvenir, quoi de mieux que l’alcool? C’est risqué, mais en buvant j’ai 75% des chances de m’éclater et de me vider l’esprit l’espace d’une soirée. Le seul problème est que je ne peux boire avec Mikh. Je ne peux aller voir Angel non plus. Il est déjà trop tard et, contrairement à ce que la plupart croient, je ne suis pas du genre à prendre des risques inutiles. Je reste donc assise dans ma roulotte un moment, jonglant avec la bouteille de tequila. Puis, après avoir passé le contenant près d’une vingtaine de fois, je suis frappée par une illumination. Maddie. Elle est loin d’être la première à qui j’aurais pensé pour une soirée de débauche, mais temps désespéré, mesure désespérée. Surtout, je suis curieuse de la voir s’éclater un peu. Je suis persuadée que ça lui ferait autant de bien qu’à moi. J’attrape donc une paire de baskets avant de filer jusqu’à chez elle. J’évite avec soin les tas de crottins qui n’ont pas encore été ramassés et au bout de quelques minutes, je cogne enfin à sa porte. Lorsqu’elle ouvre, je vois qu’elle est un peu confuse. Je ne peux lui en vouloir, nous avons l’habitude de nous rencontrer uniquement en plein jour. Normalement, je passe nos moments à me confier et elle m’écoute. Je ne sens jamais de jugement de sa part et je crois que c’est pour cette raison que je l’apprécie autant malgré nos écarts de caractères. Et ce soir, j’aimerais la remercier en lui offrant une soirée délirante. « Regarde ce que j’ai déniché! » Je lève la bouteille dans sa direction au cas où elle ne l’aurait pas encore aperçue, un gros sourire aux lèvres.

Les mains jointes au-dessus de la faible lueur d'une bougie ne suffisent pas à apporter le moindre réconfort à la jeune femme. La prière est d'ordinaire un moment de relâchement pour Madison, où elle peut se vider l'esprit et s'adresser à cette lumière qui ne l'a jamais quittée et qui, elle y croit, ne le fera jamais. Mais l'étau se resserre autour de sa poitrine qui ne connaît aucun répit. Il n'y a plus de sérénité depuis que Winona a été exposée que la menace d'être rattrapée pèse au-dessus de sa tête. La môme ne sait pas vraiment de quoi elle a peur, car jamais de ses mains ou de sa bouche elle n'a participé aux sombres desseins de son maître à penser. Elle s'est contentée de fermer les yeux, et pour elle, ce silence complice est tout aussi coupable que les actes de trahison menés par Winona et sa bande.
Elle savait que les faits étaient graves, mais chaque jour qui passe ajoute une révélation dont elle n'avait elle-même aucune idée et amplifie le sentiment d'horreur qui l'empêche de fermer les yeux la nuit. Il n'y a plus de tranquilité, la vie au ranch lui paraît soudainement oppressante. Jusqu'à maintenant, elle n'avait pris conscience des vies en jeu. Winona allait sûrement être exécutée. Après tout, le leader des lieux n'était pas réputé pour sa clémence, et s'il se montrait parfaitement courtois avec la jeune femme, il avait démontré de multiples fois qu'il n'était pas homme à pardonner ou à accepter la trahison sans punition magistrale.

Chaque pas en dehors du cabanon lui arrache un sursaut. Elle s'attend presque à ce que les gardes fassent irruption et se saisissent d'elle pour l'emmener devant un tribunal populaire où elle sera jugée pour son silence. Aucun regard apeuré et aucune larme ne sauraient la sortir d'une telle situation et peut-être qu'au fond, elle le méritait. N'avait-elle pas détourné le regard trop longtemps ? Winona Jackson avait peut-être été bonne avec elle, mais le reflet de ses mauvais côtés et de son ambition commençait à se faire voir. Madison aurait dû sonner l'alerte dès le départ, quand elle a compris qu'il ne s'agissait pas seulement d'amasser un peu de pouvoir dans le clan mais d'en prendre la tête. Petit à petit, elle avait laissé le coup d'état se faire; volontairement aveugle, prête à écouter mots doux de Winnie pour ne pas se sentir inquiétée. Et maintenant, voilà qu'elle attendait son heure, seule dans le cabanon dépouillé des affaires de la traîtresse. Et la prière ne peut rien y faire...
Quelques coups contre le bois extérieur provoquent une colonie de frissons sur son échine. Ils sont là, ils viennent la chercher. Lentement, elle se relève puis prend une profonde inspiration. Il n'y, derrière le paravent qui lui sert de porte, que ce que le Très-Haut a décidé pour elle et elle s'en remet à sa décision. Enfin...

Mais derrière le paravent bricolé, c'est le visage pétillant d'Andrea qui laisse place et qui lui met une bouteille sous le nez. Madison a un léger mouvement de recul, surprise, puis le soulagement vient étirer ses traits en un sourire candide. Elle ne va pas mourir.
Le regard qui se pose sur l'alcool est tout de même circonspect, elle qui n'a consacré à l'ivresse que quelques verres dans une forme de défiance adolescente qui n'a jamais trouvé de conclusion. Il n'y a pas eu depuis de beuverie ou de comportement irresponsable de sa part. Jamais un mot plus autre, Madison, et certainement jamais de moment déplacé. « Ah, eh bien entre, viens. » Elle s'efface du pas de la porte pour laisser entrer Andrea dans le petit cabanon aux murs nus. Deux couchettes se font face et les meubles sont rudimentaires, une table basse et dans les coins, des caisses de vêtements. Pour redonner de la lumière à la petite pièce, la jeune femme allume d'autres bougies. « Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de ta visite ? Et de ta trouvaille ? C'est pour qui cette bouteille ? » La môme ne comprend pas tout de suite qu'elle est tacitement invitée à s'enivrer avec Andrea. Ce genre de subtilité ne fait plus partie de son quotidien, de sa façon de communiquer.  

Proposer de boire de l’alcool à Madie, c’est comme se lancer dans l’ascension de l’Everest sans aucune préparation. On ne sait pas à quoi s’attendre, ni comment attaquer la lancée. Mais pour la môme, il n’y a ni rocher, ni pentes abruptes à surmonter. Ce qu’il faut affronter, ce sont toutes les valeurs auxquelles elle s’accroche. Le monde a changé, mais pas Madie. Elle est restée la même gamine innocente, bien trop gentille. Elle a su préserver son intégrité, alors que la plupart sont devenus criminels. Pour cette raison, je crois que je l’admire. Je n’ai jamais eu tant de bonté, même bien avant l’épidémie. Je ne peux savoir ce que c’est, mais je me doute qu’une telle vertu doit être difficile à préserver lorsqu’on est entouré d’êtres exécrables. Ça doit être difficile et je suis persuadée qu’une pause lui ferait du bien. Un moment simplet qu’elle pourrait passer à faire n’importe quelle connerie sans que tout ce en quoi elle croit la retienne. Et pour lui retirer toute inhibition, quoi de mieux qu’un bon vieux verre de Tequila. C’est donc avec un grand sourire que je lui présente ma bouteille lorsqu’elle m’ouvre la porte. Je suis si fière de mon présent, de ma trouvaille, que je ne remarque pas tout de suite ses traits perturbés, presque inquiets. Je me contente de m’engouffrer dans le petit habitacle sans contenir ma joie. Parce que si je cesse de prétendre, je risque de me fâcher et ça, ce ne serait pas beau. Je ne dois pas penser aux raisons qui me poussent à boire si je ne veux pas déraper. Pour me tenir l’esprit occupé, j’observe les alentours. Normalement, je croise Madison près de la maison des Rhodes, dans les champs ou aux écuries. Je crois que c’est la première fois que je me retrouve ici et ce que je vois me fait frissonner. Aucune personnalisation. Rien. Nada. Même pas une affiche d’un vieux groupe sur les murs. C’est assez terne et, à voir où elle habite, je comprends mieux pourquoi elle semble si morose. Même sa voix lorsqu’elle me demande à qui j’offrirai ma trouvaille est monotone. Mais elle m’arrache un petit rire malgré tout, parce que dans cette situation, sa naïveté est presque adorable. « Si t’as besoin d’aide pour rendre c’t’endroit habitable, hésites pas. » En y repensant, la pièce me fait l’effet d’un canevas vide. Une zone créative entière dont elle pourrait faire absolument tout ce qui traverse son imagination. Une belle opportunité si l’envie lui prend. « Tiens. C’est pour toi. Enfin… Pour nous. Je n’te laisserais pas boire toute seule. » Je me tourne vers lui, puis je lui tends la bouteille une fraction de seconde. Plutôt que de la laisser la prendre, je la ramène contre moi. J’ouvre le goulot, puis je commence à boire aussitôt. Une longue, très longue gorgée. Ma gorge entière s’enflamme et, malgré que je sois habituée, je ne peux m’empêcher de grimacer. C’était peut-être trop. Mais comme il est trop tard pour revenir en arrière, je me contente de tendre la bouteille à la môme, impatiente de voir sa réaction. « Tu me laisseras pas picoler seule, quand même! » Un sourire espiègle étire mes lèvres.

« Oh. » La bouche de la gamine s'arrondit alors que ses yeux se posent à nouveau sur la bouteille qui lui est offerte. Sa candeur l'avait rattrapée encore une fois, mais n'était pas totalement injustifiée. Pourquoi quelqu'un aurait-il l'idée de venir boire avec elle ? De toutes les personnes du camp ? Il y avait sûrement tout un cercle autour d'un feu de camp quelque part occupé à boire de la gnôle troquée au centre commercial tout en médisant les dernières politiques d'Abel. Elle, elle était très loin d'être le compagnon de beuverie idéale, le soir elle se contentait de quelques bavardages avec Lincoln ou Winona, d'une prière et d'un sommeil réparateur. Madison était une enfant du matin, qui goûtait les joies de l'aurore au calme du campement. En somme, elle était ennuyeuse aux yeux des autres.
Alors quand elle observe l'alcool, son premier réflexe est de trouver une excuse pour ne pas boire. Mais quelque part, l'idée que si Andrea était venue la chercher elle, c'était forcément pour une raison, aussi obscure soit-elle. L'enfant ne pouvait pas la laisser à la porte, son éducation lui interdisait de tourner le dos à ceux qui en avaient besoin. Et puis, pourquoi tant de retenues alors que les jours étaient comptés ? Winona était au trou, elle pourrait bien l'y rejoindre bientôt. Et Madison, elle craint que si la mort la guette, elle se mette à tout regretter d'un coup. Elle fermerait les yeux et verrait sa vie passée défiler dans un film grinçant de banalité. Elle ne visualisait pas son enfance. Jamais.

« Hmm. D'accord, mais pas beaucoup. » La grimace d'Andrea n'est pas du tout encourageante et elle a presque aussitôt envie de se défiler. « J'ai jamais rien bu de très fort, tu sais... Une bière ici ou là avant mais ça... » Autant le dire, elle ne sait pas quoi en faire de cette bouteille tendue. Une main peu assurée se renferme autour du goulot qu'elle ramène à son nez pour renifler l'odeur et grimacer aussitôt à son tour. « Wow, j'ai des produits nettoyants qui sentent pareil. » Y a-t-il vraiment des gens qui aiment ça ? Madison est prise au dépourvu, encore sous le coup d'un ascenseur émotionnel violent. Ses jambes lui paraissent cotonneuses et elle titube jusqu'à sa couchette. Au moins, si elle doit réagir bizarrement, elle tombera sur son lit.
Deux yeux moroses fixent ses mains alors qu'elle s'insuffle un peu de courage. Il y a cinq minutes, elle se pensait au bord du gouffre prête à être embarquée mais voilà qu'un peu de répit lui était accordé. Est-ce que c'était un signe ? La môme est très sensible aux signes, à cette interprétation des événements qui la force toujours à tout remettre en perspective. Le timing d'Andrea ne peut pas être entièrement le fruit du hasard. Alors confortée par cette pensée, le geste lui vient presque automatiquement : elle porte la bouteille à sa bouche, bascule la tête en arrière et avale une longue gorgée. Elle ne sait pas si c'est la grimace qui lui vient d'abord ou la sensation d’écœurement et de brûlure. Le goût dans sa bouche est horrible et elle peut presque suivre le trajet de l'alcool dans sa gorge à cause de l'impression de brûler de l'intérieur. « Mais c'est dégueulasse ! Ew... Ça se boit vraiment tout seul comme ça ? » Et dire que certaines personnes se l'infligent jusqu'à l'ivresse, qu'ont-ils tant à fuir et à oublier pour supporter ça ? Elle, elle sait ce qu'elle aimerait fuir, mais Andrea ?

Me lancer avec autant d’intensité, alors qu’elle n’a probablement jamais picolé à outrage comme j’ai l’habitude, n’était probablement pas une bonne idée. Ma grimace involontaire la rebutera probablement. Je commence à perdre espoir, me préparant à affronter l’éventualité d’aller boire dans un trou quelconque avec des étrangers. Juste d’y penser, j’aurais envie de grimacer à nouveau. Mais je m’abstiens, ne voulant pas effrayer davantage la môme. Je suis pratiquement sur le point de tourner les talons lorsqu’elle finit par acquisse. Un large sourire nait sur mon visage, réponse automatique à cette agréable surprise. Il s’étire davantage et finit par se transformer en bref éclat de rire lorsque j’apprends qu’elle n’a jamais rien bu avec un pourcentage si élevé. J’aurais envie de la charrier, de lui répondre un truc sarcastique pour l’agacer un peu, mais je me retiens aussi, de peur qu’elle finisse par prendre la fuite si je la maltraite trop. Je reste silencieuse, lui offrant la bouteille avant qu’elle ne change d’avis. Lorsqu’elle la prend, elle la porte aussitôt à son nez, sans que je ne puisse la prévenir. J’arque un sourcil, soucieuse de savoir si ce sera l’odeur qui la fera fuir. « Bah, c’est comme le vinaigre. Ça veut pas dire que s’pas comestible. » Mauvais exemple. Le vinaigre est un produit ménager et vu ses fonctions chez les Crimsons, elle doit le savoir. Je ne crois pas la rassurer ainsi, mais pourtant, elle finit par se jeter à l’eau. Elle porte le goulot à ses lèvres et je l’observe, curieuse, l’impression dérangeant d’assister à une expérience refusant de quitter mes pensées. Madison saoule. C’est une drôle d’idée, si farfelue qu’elle a du mal à se frayer un chemin dans ma tête. Pourtant, je suis sur le point d’y assister. La première cuite, la première gueule de bois. « Les gens sensés ajoutent des trucs dedans, pour faire des cocktails. Du citron, du jus de canneberge, des cerises... Des trucs du genre, quoi. Mais j’le suis pas. » Je souris à nouveau, puis je reprends la bouteille. La seconde gorgée est beaucoup moins infecte, ma gorge étant déjà bien engourdie. Je ferme les yeux un instant, savourant l’absence de goût sur mes papilles. Il n’y a plus rien et je sais que bientôt, mon esprit se videra aussi. « Tu veux jouer à un jeu? » Je demande en prenant place sur l’une des couchettes. Les gamins, ça aime les jeux. Ils veulent s’amuser, profiter de la vie sans se préoccuper des choses trop graves. Ou du moins, c’est ce qu’ils devraient faire. Tous les enfants devraient être couchés, endormis dans leurs chambres, complètement épuisés par les heures de jeu. Les gens bons comme Madison devraient l’être aussi. Elle ne mérite que ce qu’il y a de mieux, comme Whil. « Ok. C’est simple, je dis une phrase qui commence par ``je n’ai jamais``. Si une de nous deux l’a fait, elle boit. Ou on boit. Prête? » Je lui fais signe de s’asseoir sans lui laisser le temps de protester. Après m’être tant confiée à elle, c’est à mon tour de l’écouter. À ma manière. « Je commence. Je n’ai jamais… embrassé quelqu’un. » Je prends une troisième gorgée, cette fois plus raisonnable. Vaut mieux ne pas me brûler tout de suite, sinon la soirée n’aura rien de marrant. Je laisse le liquide un instant dans ma bouche profitant du vide. J’avale en plissant les yeux et je penche la bouteille vers la gamine, curieuse de savoir si elle la prendra ou non. Et je réalise qu’après toutes ces années passées au ranch, je ne la connais pas tant que ça. Pas comme elle doit me connaître.  

L'aisance d'Andrea dans cette situation a quelque chose d'à la fois extrêmement fascinant et assez intimidant. Elles ont presque le même âge mais des vies entières les séparent en tout point. La brune est plus proche de ce qu'on s'attendrait de quelqu'un dans la vingtaine ; le brin d'insolence, la conviction d'avoir déjà bien entamé la vie couplée à la conscience d'être encore assez jeune pour se permettre des folies et puis ce côté un peu impavide et casse-cou. Madison à côté a l'air d'avoir douze ans ou bien quarante, tellement son inexpérience et sa prudence à chaque étape de son existence se lisent sur son visage. La môme aurait beaucoup à apprendre de sa vis-à-vis, après tout, un peu de culot ne lui ferait absolument pas de mal. « Bon d'accord, alors ce soir on sera pas sensées. »
L'énergie de la chasseuse est contagieuse, elle crie le besoin de fuir une réalité qui l'agace et la gamine a la même sensation au fond de l'estomac. Ces derniers jours ont été insoutenables pour son moral et elle aurait besoin d'une raison pour sourire et arrêter de réfléchir l'espace de quelques heures. L'alcool est l'exutoire que tout le monde choisit dans ce genre d'occasion, alors pourquoi ne pas essayer aussi ? Elle profiterait de l'occasion pour tirer les vers du nez d'Andrea, pour savoir quelle pensée sombre l'avait poussée à taper à la porte de Madison Hobbs pour se distraire. Et ensuite, elle essaierait de l'aider, parce que c'était sa nature et surtout, parce que ça ne lui ferait pas de mal de plonger tête la première dans les problèmes des autres pour se défaire des siens.

La môme acquiesce à la proposition de jeu et aussitôt la première question posée, elle glousse légèrement. Le regard plein de curiosité d'Andrea sur elle est assez comique et Madison décide de maintenir le suspense en s'emparant de la bouteille sans y boire pour autant. « Voyons voir... Si je l'ai déjà fait, je bois, c'est ça ? » C'était plus rhétorique, comme pour gagner du temps et faire durer la situation que pour vraiment comprendre le principe du jeu. Elle a été au lycée après tout, ce genre de jeu courait les couloirs. « Quand même, tu me prends pour qui ? » La gamine finit par avaler une autre gorgée et se retient de grimacer malgré le goût atroce que ça laisse dans sa bouche. « Pouah. Ça finit par être moins mauvais après ? »
Mais elle sait très bien que sa compagne de la soirée attend des explications. Madison se contente de hocher les épaules. « Tu sais, j'ai été au lycée, j'ai eu une amourette de quelques semaines, quand même. Je suis pas née derrière la lune. » Le doute est permis pourtant. Si elle le dit avec une certaine légèreté, c'est parce que la situation date d'une autre réalité. Depuis cette expérience adolescente, elle n'a jamais eu quelqu'un d'autre, elle n'a jamais vécu l'intimité de deux amants, et la perspective ne la rend pas plus curieuse non plus. Elle n'a pas l'impression de vraiment manquer quelque chose, malgré ce qu'on lui en dit. Pire encore, toute forme de rapprochement de ce genre la rend mal à l'aise.
Elle secoue la bouteille entre ses mains. « Alors alors... Je n'ai jamais fait le mur. » Et c'est peut-être encore à la grande surprise d'Andrea qu'elle avale une autre gorgée. La sensation de brûlure n'ayant pas quitté sa gorge depuis la précédente, la troisième passe presque naturellement. La soirée promet d'être pleine de rebondissements.

Spoiler:

Si la partenaire est choisie au hasard, le jeu ne l’est pas. Clairement, moi et Madison ne partageons pas les mêmes mœurs. Nous n’avons, à vrai dire, pas grand-chose en commun. Nos tempéraments sont opposés tout comme nos modes de vie. Pourtant, c’est naturellement que je m’en suis faite une alliée, une oreille attentive à qui conter mes déboires. Elle est la seule ici à qui j’arrive à parler sans me sentir jugée. Ses longs silences valent souvent milles fois plus que n’importe quelle réponse face à mes interrogations souvent dérisoires. Surtout ces temps-ci, alors que je me prends la tête pour des choses qui sont pourtant toutes simples. Je devrais me contenter de remercier le ciel qu’Erin soit toujours en vie, lui sauter dans les bras plutôt que de lui reprocher tous mes maux. Pourtant, je garde mes distances. Je bois sans arrêt, attendant qu’un miracle ou je-ne-sais-quoi se produise.

Pour le coup, qu’un se manifeste juste sous mes yeux. La môme boit, persévère malgré l’étranglement causé par la première gorgée. Impressionnée, je lui explique les règles du jeu, résistant à l’envie de lui proposer de trinquer à cette folie passagère. L’alcool est encore plus dispendieux de nos jours et surtout, on ne peut en trouver au supermarché du coin. Il faut être judicieux. Je me lance donc, la questionnant sur ses expériences. Rien de bien aventureux, je lui demande simplement si elle a déjà offert un baiser à quelqu’un. Je prends une lampée avant de lui tendre le contenant. Elle garde la bouteille dans ses mains, vérifiant si elle a bien compris. J’acquiesce, le visage impassible, mais le regard plongé dans le siens. Ce n’est qu’après une attente anormalement longue, comme si la ménagère s’amusait à me torturer, que j’apprends qu’elle n’est pas aussi prude qu’il n’y parait. Un grand sourire s’étire sur mes lèvres, ravie de la tournure que prenne les événements. « Mauvais? Pas vraiment, mais à la longue on s’y habitue. Quand t’en as assez bu, tu ne sens plus rien. » Souvent, lorsque la soirée est mûre, la brûlure ne se fait plus du tout sentir tellement la gorge est engourdie. C’est dans ces moments qu’il faut faire attention, car les choses peuvent dégénérer rapidement. Je veillerai à ce que la gamine ne se rende pas à ce stade, car même si j’ai envie de m’amuser, je ne veux pas qu’elle regrette ses gestes. À moins qu’elle le souhaite.

« Quelques semaines? Je ne crois pas être restée aussi longtemps avec quelqu’un pour être honnête. » Erin revient à nouveau dans mes pensées, comme un parasite impossible à chasser. Bien que nous ne nous soyons jamais mises en couple officiellement, il nous arrivait d’agir comme tel. Je ne lui ai jamais dit que je l’aimais, pas de cette manière, mais ça ne m’empêchait pas de le penser. Seulement, il était bien trop tard lorsque je l’ai réalisé. Plongée dans mes pensées, je suis ramenée à la réalité par le son du liquide qui s’agite dans son contenant en verre. Je lève le regard, étonnée par la question de ma partenaire. Lorsqu’elle prend une goulée, je manque de tomber en bas du lit. « Alors là, tu me dois plus de détail. » J’exige en reprenant la bouteille. Je porte le goulot à mes lèvres pour prendre une longue rasade du précieux liquide, me remémorant en un flash toutes mes sorties sans autorisation parentale. Les premières ne duraient qu’une nuit, le temps d’aller coucher. Les suivantes s’étiraient de plus en plus, jusqu’à ma dernière avant l’épidémie. Je suis allée passer une semaine complète à San Francisco pour participer à la parade de la gay pride et à une manifestation plus ou moins pacifique pour la peta. De merveilleux souvenirs qui ne seront jamais recréés.

« Bon. Je n’ai jamais tiré avec une arme à feu. » Une petite facile pour nous dérider encore un peu. Avec l’apocalypse, la plupart des gens ont déjà essayé sur des rôdeurs. Avant, les gamins le faisaient au chalet, sur de vieilles cannettes. Étonnamment, je fais parti de ceux qui n’avaient jamais tirés avant l’épidémie. Je refusais de participer à une telle barbarie de quelque façon que ce soit, alors je refusais systématiquement les invitations de mon beau-père. Aujourd’hui, je crois que la Andrea du passé se retournerait dans sa tombe maintenant que mon régime est pratiquement entièrement basé sur la protéine animale.