Born Again | Erin & Caleb

À mes yeux, travailler à l’avant-poste équivaut à quelques jours de vacances. Loin du gourou, je peux me permettre d’être un peu plus naturel, plus sincère. Ici, je peux évacuer un peu le stress des derniers mois. Je me contente de faire mon boulot, d’aller là où on me le demande sans même réfléchir. C’est reposant et Dieu sait que j’en ai besoin. L’intérêt croissant de Delilah pour la secte hante mes pensées, jour et nuit. Je me remue les méninges sans arrêt, tournant et retournant mes idées, mes ébauches de plans pour la tirer des griffes de Lazare. Seulement, je n’aboutis à rien de concret. Je ne cesse de me torturer pour rien, absolument rien. J’ai besoin de distraction, d’autre chose pour m’occuper l’esprit. Sinon, je risque de devenir complètement fou cloîtré entre ces murs. Je cherche depuis ce matin sans toutefois tomber sur une occasion. Certes, j’ai passé le balai, escorté une personne à l’extérieur, mais rien de bien fou. En tout cas, rien d’assez gros pour me faire oublier momentanément mes tracas. Alors j’erre dans les corridors, mourant pratiquement d’ennui, depuis déjà une bonne heure. Je suis sur le point de désespérer, de renoncer et de simplement aller me coucher quelque part où je pourrai me faire oublier, lorsqu’une tête brune entre dans mon champ de vision, l’air beaucoup trop guilleret. Je me retourne sur son passage, l’observant dévaler le corridor d’un pas énervé. Je l’appelle et elle me répond aussitôt, un sourire angélique collé aux lèvres. Ça a marché. La nouvelle recrue a reçu le vaccin et selon les dires de la tribu, tout se passe pour le mieux. Aucun symptôme, rien qui pourrait indiquer qu’elle fait parti des infidèles, qu’elle n’est pas digne de joindre nos rangs. Le rictus sur son visage s’étire encore. Ses pommettes se gonflent de fierté et son regard s’empli d’étoiles. Pendant un instant, je pourrais presque la revoir dix ans plus tôt, alors qu’elle n’était qu’une gamine innocente. Elle l’est encore. Sinon elle ne se serait pas laissée embobiner aussi facilement. Mais ce n’est plus ma princesse, mon petit ange qui m’accueillait chaque soir au retour de l’université avec un câlin immense. La gorge serrée par ces réminiscences cruelles, je me contente d’hocher la tête avant de tourner les talons. Je lui emboîte le pas en sens inverse, curieuse d’aller rencontrer cette nouvelle recrue. Je ne mets pas longtemps à atteindre l’endroit où elle loge, surveillée discrètement par quelques gardes qui effectuent fréquemment des rondes dans le couloir. Je frappe deux fois à la porte, doucement, avant de pousser le battant qui s’ouvre dans un grincement. « Je peux entrer? » Je demande sans toutefois attendre de réponse. Je me glisse à l’intérieur de la pièce, reculant le long du mur, à l’opposée de la jeune qui doit avoir l’âge de Delilah. J’essaie de me faire discret, de ne pas la déranger. Je me souviens du jour où j’ai reçu le vaccin. J’angoissais pour mes deux enfants, craignant que chaque seconde s’écoulant les rapproche un peu plus d’une mort certaine. Mais finalement, il ne s’est rien passé et j’espère sincèrement qu’il en sera de même pour la blonde. « Je m’appelle Isaac. Est-ce qu’on t’a baptisé? » J’essai d’esquisser un petit sourire rassurant, tâche qui n’est pas facile. Au final, mon visage doit s’être tordu momentanément en une espèce de grimace. Tant pis.

Si la réaction de ma fille, ma Lila, me ramène des années en arrière, alors qu’elle était encore heureuse et émerveillée par le monde qui l’entoure, elle provoque aussi une vague de frissons qui remonte lentement le long de mon échine. Au fond, c’est peut-être ça le problème. Elle encore beaucoup trop naïve. Il a été simple pour notre gourou d’entrer dans son esprit pour le mouler à son image. Maintenant, ce sont les propos du grand Lazare et la mission qu’il s’est lancé qui l’émerveille. Un nouveau monde auquel elle s’est adaptée à sa manière. Après, je me demande ce qui est pire entre ça ou le pessimisme malsain dans lequel je me réfugie machinalement. Au moins, elle va bien. Mais je sais aussi qu’elle ira encore mieux dès que j’arriverai à la sortir des griffes du faux prophète. Alors je m’accroche et malgré toute mon envie, je ne cède pas au désespoire. J’arpente les couloirs, effectuant le boulot qu’on m’a donné, jusqu’à ce que je tombe sur la nouvelle.

Après avoir croisé brièvement ma fille, je m’incruste dans sa chambre, cognant au préalable. J’entrouvre le battant, demandant la permission d’entrer sans pour autant attendre une réponse. M’étant assuré qu’il n’y avait aucun curieux au préalable, je me permets d’aller m’adosser contre un mur après m’être présenté. Isaac. Ce n’est pas réellement moi, mais elle n’a pas à le savoir. De toute façon, ça ne doit pas lui importer si elle a accepté de subir un rite de passage aussi violent. L’une des seules options envisageables est qu’elle ait passé des années à survivre seule, peinant à subsister au point où le vaccin lui paressait un moindre mal pour avoir enfin un toit et de la nourriture. Mais elle ne semble pas si mal en point. Son esprit doit être aussi perdu que celui de Delilah. J’espère seulement qu’elle n’est pas encore aussi attachée et qu’elle a toujours une chance de s’en sortir.

« Tu es encore vivante. Ça viendra. » Non dit, la plupart des gens sont déjà froids à ce stade-ci. Si la blonde respire encore, c’est que son corps réagit bien. Au moins, son idiotie ne l’aura pas conduite à la mort. Pas tout de suite, en tout cas. « Comment tu t’appelles présentement? » Peut-être qu’elle ne voudra pas répondre. Si elle est ici, c’est qu’elle doit accorder un minimum d’importance aux fondements de notre groupe. Il est probable qu’elle ressente le besoin de se dissocier de son identité. Si c’est le cas, elle refusera de me confier son prénom. Mais si elle me le dit, je préserverai son secret avec soin, prêt à lui redonner cette part d’elle-même si elle finit par se perdre complètement. Elle est entrée dans la gueule du loup. Elle s’y est engouffrée si profondément qu’il est déjà trop tard pour mettre les voile, mais s’il lui reste ne serait-ce qu’un once d’instinct de préservation, elle me le donnera.

À la voir ainsi, déjà réveillée, j’ai l’impression que les choses ne tourneront pas si mal pour elle. Elle survivra à la stupidité qu’elle vient de commettre, c’est déjà ça. Elle se fera peut-être même une nouvelle amie, à voir son attitude. J’aurais aimé avoir la même impatience lorsqu’il nous a attribué nos nouveaux prénoms. Au fond, c’est peut-être plus simple ainsi. Vaut mieux être niais et rester heureux qu’être méfiant et constamment au bord du désespoir. Soit ça, soit elle fuit quelque chose. C’est le cas de plusieurs personnes ici. Certains perçoivent réellement ce baptême comme une renaissance, une occasion de faire la croix sur les événements passés, les atrocités vécues ou commises, pour se concentrer sur l’avenir. C’est beau, en quelque sorte. C’est un peu comme de choisir la voie facile. Souvent, quand on fait ça, on finit par regretter. Lorsque l’on regarde en arrière des mois, des années plus tard on finit par réaliser tout ce qu’on abandonné. Si c’est le cas de la blonde, je serai là pour l’aider à se souvenir de qui elle est. Je grave son prénom dans un coin de ma mémoire, comme je l’ai si souvent fait. « N’oublies pas. » Je murmure en détournant la tête. J’observe la porte avec l’impression persistante que Lazare lui-même viendra ouvrir le battant pour me mettre dehors refusant de quitter mon esprit déjà perturbé. J’ai l’impression d’être toujours sur mes gardes depuis la première séance de vaccination au centre commercial. J’ai peur que le gourou ait réalisé au même moment que moi qu’au fond, je ne lui étais pas si fidèle. J’ai peur qu’il attende seulement le bon moment pour venir m’infliger ce qu’il fait à tous ceux qui le déçoivent. Après, je crains ce qu’il fera à mes enfants, peut-être encore plus que ce qu’il leur a déjà fait. Je me souviens d’à quel point je m’étais inquiété lorsqu’on nous avait injecté le vaccin. J’ai d’abord cru à une bonne nouvelle. Nous serions tous immunisés. Puis les gens se sont mis à mourir autour de nous. À partir de là, les secondes se sont égrainées lentement, cruellement, et à chacune qui pensait, je m’imaginais perdre ma fille ou mon fils.

« Pardon? » Je demande en secouant la tête, les paroles de la gamine m’ayant libéré du souvenir. « Ah. Oui. » Beaucoup trop longtemps, à un point où j’ai fini par arrêter de compter. Je sais seulement qu’un long moment s’est écoulé depuis notre arrivée au Colorado et maintenant. Des années que je reste pour protéger mes enfants, car je sais que seul je n’en aurais pas la force. Je sais me battre et je sais viser, mais je ne suis pas un guerrier. Je commence à fatiguer, effectivement. Un jour ou l’autre, il finira par réaliser mon manque d’entrain. Il faut que je trouve une solution rapidement, surtout pour Lila. « C’est les souvenirs. Ça empêche de dormir. » Je regarde à nouveau la porte, cette fois plus furtivement. Toujours rien à l’horizon. Pourquoi viendraient-ils? Je suis là depuis si longtemps. Ils me font confiance. Ils doivent croire que je suis entrain de propager la bonne parole. S’ils savaient ce que je m’apprête à faire… Un sourire s’étire sur mes lèvres. « Je suis ici depuis plusieurs années, en fait. Isaac est assez vieux pour avoir connu la première séance de vaccination. On a été ses cobayes. J’en fais souvent des cauchemars. Quand ils ont amenés mes enfants pour les soigner, je ne m’inquiétais pas. Je me disais que pour nous administrer ça, il devait l’avoir testé avant. Mais non. Des gens se sont mis à mourir autour de moi. Pour certains, ça a pris quelques secondes. D’autres ont connu une longue agonie. Et quand les survivants sont revenus auprès de Lazare, ce que j’ai lu dans son visage m’a terrifié. C’est comme s’il s’était dit… Moi, j’étais sûr qu’ils reviendraient crevés ; ils sont vivants, un succès. Mieux, une surprise. » Un rire sarcastique s’échappe de mon corps, sans que je ne puisse le retenir. Quel genre de malade offre un médicament aussi dangereux à ceux qu’il est sensé protéger? Et comment un tel homme peut-il être si adulé? « On a été ses cobayes. » Je répète, incrédule même après toutes ces années. Pour nous, c’était involontaire. Erin, elle, avait un choix. Elle connaissait les risques et pourtant, elle l’a pris. La manière dont elle sourit, comme ma Lila, me donne envie de la protéger. Ça m’arrive souvent. Mais la plupart du, j’essaie de l’ignorer. J’ai déjà assez à penser avec Delilah et Félix.

Je dois me tirer d’ici. Cette phrase qui tourne en boucle dans ma tête depuis un moment est sur le point de me rendre complètement fou. Je ne dors plus, je ne mange plus. Je ne fais que penser, ressasser le passé sans arrêt. Mon esprit est une roue qui tourne sans jamais s’arrêter. C’est épuisant. Je suis épuisé et ça commence à se voir. Je blâme le tout sur les terreurs nocturnes de mon fils, mais un jour, les gens cesseront d’être dupes. Il y a déjà Rodrigo qui m’observe souvent, suspicieux. Il commence à douter, ça ne fait aucun doute. Raison de plus pour terminer cette conversation, d’ailleurs. La fatigue me rend imprudent. Je me dévoile un peu trop à la blonde, dans l’espoir qu’elle me rende la pareille. Dans l’espoir qu’elle ne soit pas déjà complètement folle elle aussi. J’y ai cru pendant un moment. Mais maintenant, je ne sais plus trop. Malgré quelques regards, j’ai l’impression que son cerveau a déjà été complètement retourné, lavé, détruit. Comment peut-elle croire que c’est pour le mieux, surtout après les aveux que je viens de lui faire. Sa naïveté est presque triste. Être moins préoccupé, j’aurais pu la serrer dans mes bras et lui botter les fesses pour qu’elle se sauve en courant. Mais j’en ai déjà bien assez sous les mains, ainsi je me contente d’espérer silencieusement qu’elle ne répète mes paroles à personnes. Il y a assez de Rodrigo comme ça. Rodrigo, Erin. Je secoue la tête furtivement, accompagnant mon geste d’un énième soupire. Ça finira par devenir une habitude. « Erin, c’est plutôt joli aussi. » Mon manque de sommeil transparait dans toutes mes paroles, dans toutes mes actions. Je risque de regretter de m’être ouvert autant, mais il est toujours temps de rattraper le coup. Du moins, je l’espère. « Mais tu verras, Lazare choisi les plus beaux prénoms pour ses disciples. Tu devrais bientôt avoir le tiens, d’ailleurs. » Si tu ne crèves pas cette nuit, si tu n’agonises pas dans ton sommeil pour venir gonfler les rangs des victimes plutôt que des miraculés. Pauvre gamine. Si ses parents la voyaient présentement, ils se retourneraient probablement dans leurs tombes. C’est ce que ma femme doit faire présentement. Elle doit m’en vouloir à mort -sans mauvais jeu de mot- d’avoir mis ses deux enfants dans une telle situation. Je ne lui en voudrais pas si c’était le cas; je m’en veux aussi. « Et je suis certaine que tu t’intégreras à merveille ici. Ma fille a déjà l’air de t’apprécier. Faut croire que c'est un trait caractéristique des Jennings. On aime tout le monde et on veut sauver tout le monde. » C'est peut-être pour cette raison que ma Lilah s'est autant attachée à Lazare. Elle le voit comme un sauveur, un espoir dans un monde qui en semble pourtant dépourvu.

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