Moving Forward | Erin&Andrea

Chaque pas est une véritable torture. Je dois me faire violence pour continuer ma progression, ne pas détaler en courant. J’essaie de rester calme, de maintenir mes doigts qui s’agitent. Je suis terriblement stressée, mais je ne devrais pas. Ce que je fais est bien. Je prends la bonne décision, j’en suis certaine. Ce n’est juste pas aussi facile que je l’avais imaginé. Certes, le choc des retrouvailles est passé depuis longtemps. À force d’y repenser, j’ai fini par m’y faire. J’ai accepté le fait qu’Erin soit en vie, que j’aie une deuxième chance avec elle, peu importe quel sens elle prendra. Je croyais que ce serait plus simple maintenant que j’ai assimilé la nouvelle, mais non. Mon angoisse grimpe en flèche tandis que je traverse le marché. La grande place m’a toujours effrayé. Plutôt solitaire, j’ai bien du mal à supporter un regroupement aussi intense. Et aujourd’hui, j’ai l’impression que chaque regard est tourné vers moi pour  mieux me juger. Pourtant, je me fonds assez bien dans la masse. Vêtue d’un vieux sweet gris, le capuchon couvrant complètement ma tête, je ressemble à n’importe quelle personne du coin. Pourtant, je ne peux chasser ce malaise qui m’habite. C’est comme s’il s’était niché dans mes veines, dans mes os. Le sentiment est assez désagréable, mais je continue malgré tout. Et, bientôt, j’aperçois les premières habitations. Je n’ai aucune idée d’où la blonde se trouve précisément, mais après avoir demandé à des gens, je sais que j’ai des chances de la trouver au Bourbier. Ça reste vaste, mais c’est déjà un bon début. Je déambule donc dans les rues improvisées, scrutant les environs à la recherche d’une chevelure blonde. Je mets plusieurs minutes à dénicher celle que je cherchais, au point où j’ai fini par oublier partiellement mon stress, trop absorbée par ma tâche. Je m’approche doucement d’elle, tout de même un peu sur les nerfs. Je pose la main sur son épaule, premier contact depuis des lustres. Je prononce son prénom et la personne se retourne pour me faire face. Ce n’est pas elle. Je me suis trompée et j’ai droit à un regard noir. Maintenant que je me suis ridiculisée une fois, l’angoisse a complètement disparu. Ce sera déjà ça. Découragée, je rends le regard à l’inconnue sans même m’excuser. Je tourne les talons, puis je reprends mes recherches.

À force de déambuler dans les rues, je commence à désespérer. Mon hésitation commence à attirer quelques regards. Je ne semble pas familière avec la place. Je suis une étrangère et ils finiront par s’en rendre compte. Je suis sur le point de rebrousser chemin avant d’être démasquée, lorsqu’une main se pose sur mon bras. Le contact est doux, comme si on m’avait effleurée. Ça ne semble pas être hostile, alors je me retourne lentement, sans attaquer malgré mes craintes. Vaut mieux jouer la comédie plutôt que de frapper quelqu’un et me retrouver aussitôt avec plusieurs personnes sur le dos. J’affiche donc un large sourire, prête à faire semblant d’être une nouvelle idiote complètement perdue. Mais ce dernier s’efface lorsque je me retrouve face à la blonde. Erin. Celle que je cherchais. Je hoche la tête lorsqu’elle m’appelle, sans rien ajouter. J’ai l’impression que si je parle maintenant, je ne pourrai cacher les tremblements dans ma voix. J’ai besoin d’un court moment pour me ressaisir, alors je me contente de la suivre en silence. Je ne sais pas trop où nous allons, mais je lui emboite le pas docilement, largement rassurée par sa simple présence. Je ne viens pas souvent à sa carrière, mais c’est la première fois que je me sens relativement en sureté. Angel ne m’apporte pas ce sentiment, d’où mes demandes répétitives à le rencontrer à l’extérieur plutôt que chez lui. Mais avec Erin, c’est différent. Malgré nos écarts, le fossé que le temps a creusé entre nous deux, je me sens apaisée. Une impression familière que je crois associée aux souvenirs plutôt qu’à celle qui me guide présentement.

« Je suis désolée d’avoir si mal réagit. » Mes paroles sont pratiquement murmurées, au point où la foule doit les avoir complètement enterrées. Du moins, c’est ce que j’espère. Ma mère me disait toujours que mon orgueil finirait par avoir ma peau et je ne l’ai jamais contredis sur ce point. Ça doit forcément être mon pire défaut et de piler ainsi par-dessus me donne autant envie de prendre mes jambes à mon cou que si je m’étais retrouvée face à une horde. C’est horrible. J’espère qu’Erin aura entendu mes paroles malgré les bruits ambiants, car ça m’évitera de devoir répéter l’expérience plus tard. C’est encore mieux si elle choisit de ne pas relever. Je préfère ne pas m’attarder sur le sujet et de toute façon, je ne suis pas là pour parler du passé. Je veux voir si notre relation, peu importe ce qu’elle était, peut être sauvée d’une manière ou d’une autre. Je ne veux plus reprendre les choses là où nous les avions laissées. Je ne crois pas que ce soit possible, surtout que je lui en veux encore, toujours mon orgueil qui fait des siennes. La seule chose que je désire en ce moment, c’est une amie ou au moins quelque chose qui s’en rapproche.

Ça fait déjà quelques jours que je pense à présenter mes excuses. À retrouver Erin une seconde fois pour lui laisser le temps d’expliquer sa version des choses, de mieux la comprendre. Mais, encore une fois, les choses ne se déroulent pas comme prévu. Je savais que ce serait difficile et, contrairement à nos retrouvailles, je ne me suis pas fait de faux espoirs. Seulement, je ne m’attendais pas à avoir la gorge aussi nouée, ni à réagir autant en la voyant. À chaque fois son visage ravivait des souvenirs aussi beaux que douloureux. Je prenais donc sur moi pour rester, pour la suivre jusqu’à son refuge et lui parler, cette fois en adulte. Hors de question de me laisser dominer par mes émotions ou mes sentiments. J’essaie de respirer normalement, de suivre Erin sans trop réfléchir. Je fixe le sol obstinément, de crainte d’être reconnue. Lorsque nous arrivons enfin chez elle, je ne peux m’empêcher de pousser un soupire de soulagement, l’impression de pouvoir enfin reprendre mon souffle. Je m’engouffre à sa suite à l’intérieur. Comme pour ma visite chez Whil, je ne peux m’empêcher de détailler la place, curieuse de voir comment les gens vivent à la carrière. Je ne suis pas surprise de constater que l’abri d’Erin est aussi rudimentaire que celle de la brune. Au moins, elle a quelque chose à manger et vu la route que je viens de faire, ce ne serait pas de refus. Je retire mon capuchon, puis ma veste entière. Je commençais à avoir chaud et la nervosité n’aidait pas du tout. Je jette un regard incertain à la blonde, puis je prends place sur l’une des chaises. Un peu de repos est aussi agréable. Je tends la main vers les cigarettes, hésitant à m’emparer d’une des clopes. Je la garde en suspend au-dessus du paquet un moment avant de la ramener brutalement vers moi. J’essaie d’arrêter. Depuis que les rôdeurs ont saccagé mes pièges, je ne ramène plus autant de viande qu’avant. J’ai du mal à trouver des choses qui valent assez pour être troquées contre des cartouches, alors je m’abstiens malgré le stress. Je choisis donc un morceau de viande séché. Je suis raisonnable. « Oui, mais c’est pas une raison pour prendre la grosse tête hein. » Un rictus sur forme au coin de mes lèvres, ombre d’un sourire sur mon visage. « T’as vraiment quitté les Crimsons pour…ça? » J’ajoute en désignant sa cabane de fortune du bout des doigts. Je me doute que ce n’est pas la raison. Pour abandonner sa mère, elle devait avoir d’autres préoccupations. Néanmoins, je me dis qu’un peu d’humour pourrait m’aider à me détendre. J’espère seulement qu’elle ne le prendra pas personnellement. Puis, un peu mal-à-l’aise, je prends une première bouchée de ce maigre goûter. Je profite aussi du moment de silence pour sortir ma gourde de mon sac. Pour une fois, elle ne contient que de l’eau. À vrai dire, je n’ai pas bu depuis quelques jours, ce qui relève du miracle pour moi. Mais bon, les temps sont durs.

Je croyais que j’étais prête. J’aurais du l’être après le temps qui s’était écoulé depuis nos retrouvailles. J’avais passé des nuits à y penser. J’en avais parlé avec Mikh, j’avais noyé ma peine sous l’alcool. Pourtant, une fois assise face à elle, je perds tous mes moyens. Partie la Andy pleine d’assurance, qui gueule sur les gens qui la font chier. Je me sens vulnérable. Comme ma mère disait, le premier amour frappe toujours le plus fort. J’aurais aimé qu’il ne se termine jamais. Qu’il soit éternel, mais c’était déjà compliqué à l’époque. Les couples étaient rarement faits pour durer. Mais aujourd’hui, les choses sont encore pires. Nous avons été recalés d’une case dans la chaine alimentaire et le peu de sécurité qu’on avait s’est envolé. S’attacher, c’est accepter qu’une personne entre temporairement dans sa vie. Le long terme, ça n’existe plus. Je me sens bête d’avoir cru que ce serait possible avec Erin, surtout que notre relation n’en était qu’à ses balbutiements. Si nous n’avions pas partagé autant d’intimité avant l’attaque du mail, peut-être que les choses auraient été différentes aujourd’hui. Plutôt que d’avoir le cœur ravagé, j’aurais simplement été heureuse de retrouver ma meilleure amie. Ça aurait été plus facile, mais je ne peux revenir en arrière. Alors j’essaie de gérer la chose comme je le peux, mais les émotions et les sentiments, ça n’a jamais été mon fort.

« Pourquoi tu la mériterais moins que moi? Ou que n’importe qui d’autre? » Je joue toujours avec le morceau de viande séchée, la gorge trop nouée pour en manger davantage. Je le garderai pour plus tard au pire, puis je lui en rapporterai. Ce n’est pas ce qui manque chez les Crimsons vu le nombre de chasseurs parmi nos rangs. Je préfère penser à ce genre de détail inutile plutôt que d’assimiler complètement les paroles de la blonde. À l’entendre parler, c’est évident qu’elle ne reviendra pas. L’idée s’est frayée un chemin dans mon esprit et elle commence à s’y installer. Mais elle n’est pas encore complètement fixée. J’ai du mal à m’y faire. « Pourquoi t’aurais du être punie? » J’ai du mal à comprendre aussi, surtout lorsque je vois tous ces anciens Jackals évoluer librement dans la carrière. J’en ai croisé deux que j’ai reconnu lorsque je rôdais toujours entre les abris de fortune. Des minables, des moins que rien qui, tant qu’à moi, ne méritent aucunement cette seconde chance qui lui est accordée. Ce clan était immonde. Ils n’avaient aucune valeur, aucun respect pour le peu d’humanité qu’il nous reste. Je les aurais condamnés à vivre seuls, à errer éternellement dans la forêt. Après tout, ils méritaient un tel sort. Pas Erin.

« Non, je comprends vraiment pas. » Je secoue la tête, complètement dans le noir. Elle m’en révèle déjà plus que la dernière fois. Elle est moins énigmatique, mais je n’arrive toujours pas à saisir ses raisons. « T’as pas besoin de tout me dire si tu veux pas. On est plus aussi proches qu’avant. Tu me dois plus rien. Mais je comprends pas pourquoi tu t’en veux autant. » Ça ne fait simplement aucun sens, surtout après tout ce temps. Elle doit avoir traversé quelque chose de franchement horrible pour en être arrivée là. Parce que celle que je connaissais avait du mordant. Elle était drôle, amusante, toujours là pour ses proches. Toujours pleine de vie en ma compagnie malgré le monde dans lequel nous vivions. « Est-ce que t’es heureuse au moins? Juste un peu? » Ce n’est pas une question, mais plutôt une supplication. Peu importe ce qu’elle a traversé, je souhaite de tout cœur qu’elle se porte mieux aujourd’hui.

Je pose enfin mes questions, sans savoir à quoi m’attendre. Je n’ai pas trop d’espoir non plus. Je ne m’attends pas à ce qu’elle me révèle tous ses secrets, ni à ce qu’elle se lance dans une explication détaillée de toutes ses mésaventures et des sentiments qu’elles ont fait naître chez elle. Tout ce que je veux, c’est une piste. Une information, n’importe laquelle, qui me permettrait de mieux le comprendre. J’aimerais pouvoir l’aider aussi, pas complètement par altruisme, mais pour retrouver la Erin marrante, celle qui avait toujours une réplique idéale pour toute situation. Je sais que ça révèle de l’utopie, alors je garde ces rêves dans un coin sombre de mon esprit, faisant mon possible pour les oublier. C’est plus facile que d’accepter qu’ils ne se concrétiseront probablement jamais. Fuir aurait été encore plus simple. J’aurais pu adopter la sa stratégie et faire tout ce qui était en mon pouvoir pour que nos chemins ne se recroisent plus jamais. Ça n’aurait pas été sorcier vu les différences entre nos clans. Mais je suis là. Ce matin, je me suis décidée. Je me suis lancée sans trop réfléchir et me voilà, toujours aussi perdue, dans l’attente d’une réponse qui, contrairement à ce que j’imaginais, ne tarde pas trop à venir. Les paroles qui s’échappent d’entre ses lèvres me laissent perplexe. Je n’y pensais plus. Je croyais que c’était aussi son cas. Nous en avions discuté quelques fois et à tous les coups, elle a su me laisser croire qu’elle gérait bien. Je la trouvais brave et souvent, on faisait comme si de rien était. J’aurais peut-être du m’inquiéter davantage, savoir qu’elle ne se pardonnait toujours pas. Malgré qu’elle ne l’ait jamais laissé paraître au Ranch, je suis heureuse de savoir qu’au moins, elle est un peu plus en paix avec elle-même. Si la carrière l’aide à aller dans ce sens, à tourner la page, il serait peut-être temps que je fasse de même. « Un jour à la fois. » C’est cul-cul, un peu trop cliché et Erin mérite mieux, mais je ne sais pas quoi dire d’autre. Les émotions, ce n’est pas mon fort et les paroles encore moins. Lorsque j’ai quelque chose à exprimer, je le fais à l’aide de quelques traits sur une feuille vierge. Mais ici, les dessins n’aideraient en rien. Alors je soupire, complètement dépassée. J’observe le sol, puis la table et la viande qui s’y trouve, à peine entamée. « T’aurais du m’en parler. J’aurais pu t’aider, on aurait pu surmonter ça ensembles. » Second soupire. J’aurais aimé être là pour elle, mais le passé ne peut être changé. Faut que je l’accepte. « Mais ça va. Je serai toujours là pour toi, ok? La prochaine fois qu’y se passe un truc fais moi signe. » Je lève le regard pour la première fois depuis un moment. J’ose affronter son regard et ce qu’y vois est loin de me plaire. Il n’y a plus d’étincelle, plus rien. Ses pupilles sont complètement noires, opaques et indescriptibles. Néanmoins, je tends la main vers elle. Je pose mes doigts sur son avant-bras que je serre doucement, pour lui montrer que je suis toujours présente pour elle. Ce ne sera plus comme avant, mais ce sera déjà mieux qu’une absence cruelle.

La conversation prend une tournure plutôt difficile pour la blonde. Je vois dans son regard à la fois fuyant et embué qu’on touche un sujet sensible. J’exerce une dernière pression du bout des doigts, puis je ramène mon bras contre moi pour lui laisser un peu d’espace. J’hoche la tête pour lui dire que je suis là, que je l’écoute peu importe ce qu’elle a à me dire. Puis j’attends. Je la laisse prendre son temps, refusant de la brusquer. Je soutiens son regard pendant que les larmes s’écoulent, ne sachant ni quoi dire ni quoi faire. Je ne suis pas douée avec les émotions ou les sentiments. J’ai un peu de mal à gérer. Normalement, je me contente de serrer la personne dans mes bras, mais avec Erin, j’aurais peur que le geste ne soit pas la bienvenue après tout ce qui s’est passé entre nous. Bien qu’une étreinte me paraisse naturelle, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Tout ce que je peux faire, c’est rester assise et lui laisser tout le temps dont elle a besoin. Ça, je suis douée. Normalement. Parce qu’en ce moment, j’ai envie de verser quelques larmes avec elle. Mais j’arrive à garder contenance jusqu’à ce que la vérité s’échappe enfin. J’apprends alors qu’Angus, son frère, s’est enlevé la vie. J’ignore le contexte dans lequel il a posé ce geste. Je ne sais même pas si la blonde y a assisté, mais à voir l’effroi et la culpabilité dans son regard, j’ai l’impression que oui. Une imagine qu’elle ne peut probablement pas oublier. Un souvenir horrible qu’elle a du affronter seule, complètement coupée de tous ses propres. Un comportement bien pire que l’automutilation. Elle s’est infligée ce châtiment et maintenant, je la comprends un peu mieux. Lorsque j’ai vu Dany mourir, tout s’est effacé dans mon esprit. Lorsque son corps s’est affalé contre le mien, lorsque je me suis enfin résolue à le déposer sur le sol, je me suis relevée pour me mettre à courir comme je ne l’avais jamais fait. Je n’ai pas arrêté avant des heures, peut-être plus. Je voulais m’éloigner des restes de l’enfant le plus possible. Je ne me suis arrêtée qu’au moment où les cavaliers ont croisé mon chemin. Ils m’ont ramené au ranch et après quelques jours, j’ai rencontré Erin. Elle m’a aidé à mieux me sentir. J’aurais aimé pouvoir faire de même pour elle.

« Erin, je… » Je bute sur mes mots, ne sachant pas quoi lui répondre. En même temps, je sais que rien de ce que je pourrai lui dire n’effacera le mal déjà présent. Je n’ai pas le pouvoir de retirer toute cette culpabilité qu’elle porte sur ses épaules. Elle est la seule à l’avoir. « Peu importe ce qu’y s’est passé ce jour-là, ce n’est pas de ta faute. » Je le pense sincèrement et j’espère qu’Erin accordera de l’importance, ne serait-ce qu’un tout petit peu, à mes paroles. Je veux qu’elle sache, qu’elle comprenne qu’elle n’a rien à voir avec tout ça. Que c’est normal qu’elle culpabilise et que rien ne pourra jamais effacer ce souvenir atroce de sa mémoire, mais que ce n’est pas de sa faute pour autant. Si son frère avait des problèmes, elle n’en est pas responsable. Il est le seul à s’être mis dans une telle situation. Sa mère l’aurait probablement comprise. Elle aurait forcément préféré avoir un de ses enfants à ses côtés plutôt que d’en perdre deux dans la même journée. J’aimerais lui expliquer que l’amour d’une mère est infini. Aileen ne lui en voudra pas. Elle ne sera que plus soulagée de revoir sa fille. « Ta mère t’aurait dit la même chose. Non. Elle VA te dire la même chose quand elle reviendra. » Je secoue la tête, refusant d’admettre que ça se terminera ainsi. Peu importe ce qu’elle croit, Erin mérite une fin heureuse. Au moins juste une fois dans sa vie, que la chance soit de son côté et que tout se termine bien.

Complètement désemparée, dévastée par les émotions ingérables de la blonde, je me contente de rester assise face à elle, impuissante. J’étais loin de me douter qu’au fil des mois en sa compagnie, elle accumulait autant de haine en elle, non pas envers les autres, mais envers elle-même. Maintenant que la vérité éclate, qu’elle me révèle ses secrets, ses sentiments les plus honteux, je ne peux m’empêcher de me repasser chaque souvenir en sa compagnie, comme un film dans lequel j’arrive à détecter le moindre défaut. Tous ces mensonges lâchés banalement, enfouis dans nos conversations sans que je n’y aie jamais vu quoi que ce soit. Je me suis laissée prendre au jeu, m’enfermant avec Erin dans une bulle qui me plaisait, complètement imperméable au monde extérieur. Pendant tout ce temps, j’avais refusé de voir plus loin que le bout de mon nez, de m’attarder un peu plus sur le ressenti. Trop égoïste, incapable de voir que mon amie n’allait pas bien. J’aurais pu l’aider si je l’avais su plus tôt. Mes paroles auraient peut-être eu plus de répercussion, alors que notre relation était encore à son apogée. Maintenant, mes paroles rebondissent sur elle, incapables de franchir la carapace qu’elle s’est forgée avec le temps. Pourtant, j’aimerais tellement tendre la main vers elle, poser les bons gestes, prononcer les bonnes paroles pour la sortir de ce qui la ronge de l’intérieur.

Mais je ne peux pas. Elle est toujours loin, bien trop loin de moi. Je secoue la tête, essayant d’assimiler toute l’information. « Non Erin. C’est… » Un long soupire s’échappe involontairement d’entre mes lèvres tandis que j’essaie de reprendre mon souffle, de formuler mes phrases avant de les prononcer au lieu de tout de suite affirmer n’importe quelle connerie. Mais au final, peu importe de quel manière je tourne ou retourne les mots dans ma tête, ça sonne toujours aussi con, aussi cliché. « C’est pas toi qui m’a rendu triste. C’est ton absence. Avec toi, j’étais heureuse, plus que j’l’avais jamais été depuis que les choses sont devenues si merdiques. Ça doit compter pour quelque chose, non? » Je plante mes pupilles dans les siennes, le regard suppliant. Je veux qu’elle se voit à travers mes yeux, qu’elle réalise à quel point je l’estime. J’aimerais qu’elle cesse de se descendre pour une fois, qu’elle allège un peu le fardeau sur ses épaules et qu’elle trouve un peu de positif en elle. « Aileen te l’aurait dit et elle va te le dire quand elle reviendra. » J’avance un peu la main vers elle avant de renoncer. Je ne sais plus comment me comporter en sa présence. Une part de moi a envie d’enterrer le passé complètement, tandis que l’autre voudrait le déterrer à tout prix. Divisée, déchirée entre ces options, je finis par laisser retomber mollement mon bras sur la table, les doigts tendus vers Erin, sans toutefois pouvoir l’atteindre. C’est exactement ce que je ressens. Elle est si près, à portée de main, pourtant si loin.

La conversation devient un peu plus fluide. Je sens qu’Erin a un peu moins de mal à s’ouvrir maintenant que le plus difficile a été avoué. Ses paroles se perdent un peu dans ses sanglots, certes, mais c’est parfaitement compréhensible vu ce qu’elle a traversé. Je n’ai jamais connu de telles épreuves. J’ai culpabilisé pour la mort de Dany, mais il s’agissait d’un accident isolé. J’ai simplement abrégé ses souffrances et pourtant, il m’arrive encore d’éprouver du remord. Alors, je n’imagine même pas ce que ça doit être pour la blonde. J’ai du mal à me mettre à sa place. Je n’arrive même pas à relativiser la chose en me disant qu’en étant dans sa situation, j’aurais fait de même. C’est bien dommage, parce que ce serait probablement plus simple. Le pardon me viendrait encore plus naturellement si je pouvais m’expliquer son comportement. « Je t’en veux. C’est sur. Ça ne s’envolera pas du jour au lendemain, mais j’te déteste pas, Erin. » Loin de là. Et c’est justement ça le problème. Si je l’haïssais, ce serait plus simple. Il me suffirait de quitter cette siège, de m’éloigner de la carrière et de ne plus jamais y remettre les pieds. Je pourrais tourner la page. Mais une partie de moi, aussi infime soit-elle, l’aime encore. Je tiens beaucoup trop à elle et c’est ce qui me pousse à torturer pour la revoir, pour rebâtir quelque chose avec elle-même, peu importe quoi et comment. Je m’attache à elle comme un noyé s’accroche à sa bouée de sauvetage. Je n’ai pas envie de baisser les bras tout de suite. Ce n’est pas mon genre. Alors même si la voir ainsi est difficile, je reste là à l’écouter attentivement.

Je finis par lâcher un soupire, secouant mes mèches pour chasser les larmes qui menacent de couler sur mon visage. J’aimerais lui dire, lui répéter qu’elle n’est pas mauvaise. Des erreurs, nous en faisons tous. Personne, à part peut-être Madison, n’a pu se rendre jusqu’ici sans avoir vécu quelques atrocités. C’est normal. Ce n’est pas bien, mais ça ne fait pas de nous de mauvaises personnes. On s’adapte, c’est tout. Erin a simplement eu un peu plus de mal à le faire. Ces personnes qu’elle a tué sont revenues la hanter et ça prouve, justement, qu’elle est plus humaine qu’elle ne le croit. Ça, je voudrais lui dire, mais je crois qu’il n’y a aucun moyen pour que mes paroles franchissent sa carapace. Je finis donc me relever maladroitement, m’avançant jusqu’à être à ses côtés. Je tends la main vers ses cheveux, ravalant mon geste au dernier instant. J’aurais envie d’y passer mes doigts encore et encore jusqu’à ce qu’elle se console, mais notre relation n’est plus la même, alors je me contente de passer mon bras sur son épaule où j’exerce une légère pression pour attirer son attention. « Erin… » Je détourne le regard, ayant du mal à la voir dans un tel état. Toutes les fibres de mon corps me poussent à la prendre dans mes bras, la serrer contre moi pour ne plus jamais la laisser partir. Mais ma logique me pousse à me contenir. Je reste donc là, la main sur son épaule qui s’agite de soubresaut, attendant, impuissante, qu’elle aille mieux.

Mes gestes ne vont pas dans le même sens que mes intentions. Je voudrais la prendre dans mes bras, la serrer contre moi, mais je n’ose pas. J’ai peur d’être arrêtée dans mon mouvement, de causer encore plus de mal. Pire, de creuser davantage le fossé entre nous. Je reste donc plantée là, la main posée délicatement sur son épaule prise de soubresauts. J’observe chacun de ses gestes, j’écoute chacune de ses paroles, en espérant qu’un jour tous ses regrets s’envolent. Et peut-être que ma déception s’envolera en même temps. « Je sais. » Je murmure doucement. Je le sais, maintenant. Je réalise qu’aucune mauvaise intention ne se cachait derrière son départ. Elle croyait agir pour le mieux, que personne ne la méritait. Elle s’est trompée et maintenant, ses erreurs du passé la rattrapent. Même si je ne peux lui pardonner complètement, pas encore, je peux comprendre ce qu’elle ressent. J’ai peine à la voir ainsi et normalement, face à temps d’émotions brutes, j’ai tendance à prendre la fuite. Mais pour elle, je reste. Je secoue la tête et j’effectue une petite pression avec ma main, pour lui faire comprendre que je ne bouge pas. Que je suis là pour elle.

Puis, contre toute attente, elle finit par quitter son cocon, ravalant un peu son chagrin. Elle se relève lentement, prends ma main et finit par se serrer contre moi. Elle me tient fort. Mon corps se raidit une seconde, le temps de réaliser, puis je me détends un peu. Je passe ma main dans ses cheveux, l’autre sur ses épaules et je la serre aussi fort. Je pourrais rester là longtemps, mais elle finit par se défaire de l’étreinte. Je ne la retiens pas, toujours craintive de brusquer les choses ou qu’Erin ne se renferme à nouveau sur elle-même. Je lui laisse son espace le temps qu’elle se ressaisisse un peu. « Je suis désolée de n’pas avoir pu être là pour toi. » J’aurais bien aimé, mais je sais qu’il est trop tard pour changer ça. Tout ce que je peux faire, c’est l’être maintenant. Franchement, les choses auraient été plus faciles si j’avais pu avoir ce coup de maturité à notre première rencontre. « Tu sais que y’a seulement deux personnes qui ont réussi à me faire pleurer? De toute ma vie? Bon, clairement t’aurais pu te forcer un peu, parce que là t’arrives seconde. » J’essaie de prendre un ton plus léger, que la plaisanterie passe sans trop de mal. Je ne réalise pas que c’est peut-être déplacé. C’est seulement mon naturel qui reprend le dessus, qui souhaite chasser cette ambiance pour que mon regard cesse d’être embué.

J’hoche la tête, moi-même incertaine de savoir ce que je désire. Passer la nuit à ses côtés ne serait pas de refus, que ce soit pour parler ou simplement pour profiter d’un peu de chaleur rassurante. J’aimerais plus que tout, même. Toutefois, je ne me sens pas en droit de souhaiter autant de proximité, surtout aussi peu de temps après l’avoir retrouvée. Je ne suis pas idiote. J’ignore ce qu’il en est du côté d’Erin, mais avec chaque parcelle de mon corps qui se languit des caresses de la blonde, de la chaleur de sa peau contre la mienne, je me doute que ce n’est pas une bonne idée. Je n’ai pas que mon manque de retenue m’amène à tenter quelque chose que je pourrais regretter plus tard. Je viens tout juste de la retrouver. La faire fuir ou installer un malaise entre nous deux va à l’encontre de toutes mes espérances. Je ne prends donc aucune décision pour l’instant, me disant que j’aviserai plus tard. Si je me sens assez en forme après le repas, je partirai peut-être. Sinon, je dormirai sur le sol et là, je ferai mon possible pour ne pas grimper la rejoindre sous les couvertures, car si je me laisse aller à mes pulsions, je sais que rien de bon n’en sortira. Le refus me blesserait autant qu’une étreinte et le lot de complications qu’elle amènerait.

Ainsi, je reste silencieuse le temps qu’elle prépare notre festin de réconciliation. J’observe un peu les alentours, mal-à-l’aise, jusqu’à ce qu’un visage familier vienne accaparer temporairement mes pensées. Je repense à Aileen qui cherchait sa fille, Aileen qui n’est pas revenue depuis si longtemps. J’ignore si elle est au courant, alors je me lance au risque de gâcher complètement la soirée par une si mauvaise nouvelle. Néanmoins, j’estime qu’elle est en droit de savoir. Si quelqu’un me cachait une si grosse chose, je lui en voudrais terriblement. La question s’échappe donc d’entre mes lèvres, la voix moins portante qu’à l’habitude. J’apprends rapidement que Wyatt s’est déjà chargé de transmettre le message et qu’évidemment, l’ancienne Crimson se blâme pour cette nouvelle perte. Je me mors un peu les lèvres, hésitante. Finalement, je finis par effectuer les quelques pas qui me séparaient de mon amie. Toujours dos à moi, je glisse une main sur son ventre et j’appuie ma joue sur son épaule, la serrant aussi fort que je le peux. Je reste un moment ainsi, profitant de sa chaleur, me demandant laquelle de nous deux en avait le plus de besoin. Finalement, je me dis que l’étreinte est probablement égoïste.

« Je tâcherai de t’aider, mais dans tous les cas, t’as pas à affronter ça toute seule. » Plus jamais. Cette dernière partie, je la garde pour moi, promesse secrète que je m’engage à respecter. Je ne la laisserai plus jamais tomber, quoi qu’il arrive. À présent, je ferai mon possible pour être une meilleure amie que par le passé. « Bon. C’est pas contre toi, mais je commence à avoir faim. » Je m’éloigne à nouveau, cette fois pour aller m’asseoir. Je ne prends pas la peine de m’excuser de mes dernières paroles, sachant que si la blonde ne m’a pas trop effacée de sa mémoire, elle saura que ce n’était rien de méchant, seulement une manière de ne pas trop m’attarder sur l’aspect sentimentale de la conversation. Je n’ai pas envie de pleurer à nouveau, encore moins qu’elle verse des larmes. Ce que j’aimerais, c’est la revoir sourire et rire comme avant.

Maintenant que le plus gros est dit, je peux enfin prendre place sans me sentir trop inconfortable. Je n’ai pas l’impression que ma présence auprès d’elle est déplacée et, malgré un léger pincement au cœur qui refuse de s’effacer, je me sens bien. C’est comme si, de revoir Erin, m’avait permise de reconnecter avec une partie de moi-même que je croyais disparue. Je me sens déjà plus légère, plus sereine maintenant que ce poids est retiré de mes épaules. Je n’ai aucune idée de comment la blonde se sent, mais j’espère que son esprit est allégé, surtout avec la disparition de sa mère. Si notre conversation a pu lui enlever un fardeau, ce sera déjà ça. Mais en attendant, je préfère ne plus y penser et profiter d’un instant simple avec mon amie. Lorsqu’elle apporte la conserve, c’est d’un sourire sincère que je la remercie. Ça n’a beau ne pas être de la haute gastronomie, le simple fait de pouvoir partager un repas chaud avec une personne qui m’est chère relève pratiquement du miracle. Surtout auprès d’elle. Je n’aurais jamais cru cela chose possible, alors autant en profiter. Je m’empare des couverts et je goûte une première bouchée, un peu trop délicieuse malgré sa simplicité. Si on m’avait dit que je m’extasierais devant des haricots, je me serais probablement tapée un fou rire. Mais aujourd’hui, c’est ma réalité. « C’est parfait. » Je murmure presque entre deux bouchées, juste avant qu’elle reprenne sur un sujet que j’aurais préféré éviter. Je sais qu’elle a eu Whil. J’ignore ce qu’elle ressentait exactement, mais, même si les deux filles sont désormais de simples amies, penser qu’Erin a déjà éprouvé ou éprouve encore quelque chose pour elle m’affecte. Je ne l’empêcherai pas d’être heureuse pour autant, évidemment. J’ignore aussi la nature de ses sentiments présents à mon égard, mais je n’ai pas envie de la blesser comme je le suis présentement en parlant de mes amours, même si de mon côté ça n’avait jamais dépassé l’aspect physique. « Ah.. » Je lâche tout bonnement, cherchant à gagner un peu de temps. Je pose l’ustensile sur la table, un peu trop bruyamment, puis je pousse un soupire qui l’est tout autant. « Franchement, pas vraiment. J’ai eu quelques... » Je penche un peu la tête vers la droite, puis vers la gauche, hésitant un peu sur les mots. « ... aventures. Mais rien de plus. » J’hésite à lui parler davantage de Mikh. Je reprends la fourchette, jouant à tourner et retourner les aliments dans l’assiette. J’ai l’impression que l’instant s’étire éternellement, bien que quelques secondes à peine se sont écoulées lorsque je reprends la parole. « Bon, il y a Mikh. Il est beau, sans plus. On se prend toujours la tête, mais c’est quand même ce qui se rapproche le plus d’une relation vue que c’est... récurrent. » Je finis par tout lâcher, la voix un peu plus basse, comme si j’avais peur qu’Erin entende mes paroles.