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(dark clouds gather 'round me, due northwest, the soul is bound and i will go on ahead, free.) Elle ne se retourne pas tandis qu’elle grimpe dans le pick-up blanc où on peut lire « Sheriff - Texas County » sur les deux côtés. La porte claque, le moteur gronde. Durant un bref instant plus rien ne bouge. La chaleur étouffante à l’extérieur du véhicule s’évanouie pour faire place à la brise s’échappant de l’air conditionné. Un cheval hennit au loin, des enfants rient, crient. L’ombre d’un homme s’avance du côté passager là où elle vient de se réfugier quelques secondes plus tôt.
« Allons-y papa. » Un soupir et la voiture démarre laissant derrière elle une trainée de poussière, des traces, des souvenirs et toute une vie. Un hurlement lui déchire les entrailles, lui brise le cœur. Une larme coule le long de sa joue. Elle n’ose pas regarder dans le rétroviseur, trop consciente de ce qu’elle y verrait. Trop certaine qu’elle arrêterait la voiture, en sortirait et irait se jeter dans ses bras.
« Ca va aller ? » Elle respire un grand coup, s’essuie le visage de la main et boucle finalement sa ceinture.
« Pas le choix. » Dehors, le paysage défile, mélange de sable, de forêt à moitié morte et de maisons pas toujours entretenues. Le Texas s’étale sous son regard, à la fois beau et sinistre. Elle mémorise chaque élément, prend peu à peu conscience que tout ce qu’elle détestait de cet endroit allait lui manquer. Elle l'aime son Texas. Elle l'aime sa ville et ses habitants. Elle l’aime lui.
« Il n'y a rien pour toi ici. » Elle se répète inlassablement ces mots, essaie encore de se convaincre qu’elle fait le bon choix, qu’il n’y en avait pas d’autres. La radio jusqu’alors silencieuse émet un cliquetis et son père change de station. Des hauts parleurs vient une mélodie country qu’elle connait par cœur.
Where the sun comes up about ten in the mornin' and the sun goes down, about three in the day. And you'll fill your cup with whatever bitter brew you're drinkin'. And you spend your life just thinkin' of how to get away...▼▼▼
(you know what happens when you get out of the marine corps ? you get your brains back.) Elle avait choisi l'armée. L'engagement à vie, le patriotisme dans le sang, le besoin irrépressible d'être utile, de faire le bien. Certains crient aux chimères, des mensonges jetés à la figure. Mais elle y croit. Elle sait au fond que tout ça est juste, sert son pays, garde en sécurité son peuple. Elle a choisi contre l'avis général. Elle est partie, a laissé une vie de misère derrière elle et aussi un peu de bonheur. Elle regrette parfois, pleure et veut tout abandonner pour retrouver ses bras et se sentir aimé. Et toujours elle reste. Parce qu'on ne fuit pas ses responsabilités. Parce qu'au fond elle n'en a pas vraiment envie. Parce que l'armée c'est sa destinée, une vocation toute trouvée, un appel trop fort pour être ignoré. On se demandait ce qu'une si jolie fille comme elle faisait là, si elle n'avait pas pris un mauvais tournant. On la raillait, la rabaissait aussi souvent que possible, certain qu'elle craquerait, tomberait à terre. Jamais. Les Trager ne faiblissent pas. Ils ont le combat dans le sang. Alors elle fait ses preuves jour après jour, pas question de paraître faible, pas question de privilèges. Elle n'est pas une femme. C'est un Marine.
« T'en est bien sûre Trager ? Pas de regrets ? » Elle roule des yeux, un demi sourire sur les lèvres tandis qu'elle tient ses cheveux de côté.
« Marque moi Sunny boy. » Enfin le bruit caractéristique de l'aiguille se fait entendre et elle sent le picotement, la douleur irradier dans son corps. Elle n'en était pas à son premier tatouage mais celui-ci revêtait une symbolique sans doute plus forte que les autres. Semper Fi.
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(you step outside, you risk your life. you take a drink of water, you risk your life. every moment now, you don’t have a choice. the only thing you can choose is what you’re risking it for.) Réveillée par des cris, le dos trempé de sueur, son Beretta en mains, Billie jette un regard circulaire sur sa chambre éclairée par la lampe de chevet qu’elle n’éteint plus. Rien. Personne. Les hurlements viennent de dehors, déchirent l’air, glacent le sang. Réflexe de marine, elle saute de son lit, s’équipe, enfile son treillis, sa veste avant de sortir dans la nuit chaude. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour comprendre. Elle s’était préparée à cette éventualité, consciente qu’un beau jour la base ne suffirait plus. Tôt ou tard ces choses entreraient et scelleraient leurs destins. Ils avaient réussi à survivre en autarcie parfaite jusque là. Des mois sans sortir de leur petite bulle. Et puis on avait voulu savoir. Comprendre. On avait organisé des raids, tentait de ramener des gens sains à l’intérieur. Le monde dehors brûlait, épris d’un chaos que même les guerres qu’ils avaient vécues n’avaient jamais atteintes. La peur lui noue le ventre, elle reste figée sur place, son arme serrée dans sa main, le regard fixé sur le chaos environnant.
« Trager ! » Elle n’est plus vraiment là.
« Hey Billie ? » Elle secoue la tête, recule d’un pas, braque son arme sur l’homme devant elle, les yeux ahuris. « Wow wow doucement ma belle. C’est moi. » La vision s’estompe, elle sort de son demi sommeil, prend conscience de ce qui l’entoure. Le cauchemar est pourtant loin d’être fini. Elle murmure faiblement son nom tandis qu’il l’oblige à baisser son arme, à lui faire confiance.
« La base est corrompue. Prend tout ce que tu peux chez toi. Je t’attends. » Elle acquiesce mais ne bouge pas, figée dans le temps, statue de marbre dont seuls les yeux trahissent son humanité. Les idées se bousculent dans sa tête, elle sait, comprends sans vraiment le vouloir, refuse d’y croire, se livre à un duel sans merci opposant raison et cœur.
« Maintenant Billie. » Il n’est pas pressant, ne la bouscule pas, prend soin d’elle à sa façon. Il sait qu’elle est blessée, mortellement blessée et que rien ne la fera redevenir celle qu’il avait connu 5 ans plus tôt. Le contact de sa main la fait réagir, lui fait prendre conscience que son corps ne bouge toujours pas.
« Jackson nous attend derrière l’entrepôt E. » Cette fois ses jambes acceptent de la transporter jusqu'à l'intérieur de sa maison. Elle s'active, n'emporte que le nécessaire, quelques bouteilles d'eau, de la nourriture, des rations, ses armes fétiches, son uniforme complet, son gilet pare-balles, deux paires de chaussette, un tee-shirt et un pull. Elle emporte son kit médical et un vieux sac à dos qu'elle remplit de médicaments et autres bandages. Elle emporte un cadre, une photo de son unité, deux livres. Rien de plus personnel. Elle ne s'encombre jamais de plus lors de ses missions. Rien que le nécessaire vital. La rapidité est de mise et en moins de cinq minutes elle rejoins Blythe à l'extérieur, prête à affronter le tumulte vibrant, prête à se frayer un chemin jusqu'aux entrepôts. Une route qu'elle connaît par coeur mais qui ne lui a jamais paru aussi longue et éprouvante.
« Quelqu’un a demandé un taxi ? » Un sourire presque insolent sur le visage, Jackson les invitent à monter dans son humvee. Pas de temps à perdre, pas de réflexion. Billie prend sa place côté passager tandis que Blythe se positionne à la tourelle.
« Fonce Jax ! » Et il fonce, ne se préoccupe pas de ce qu'il percute sur son passage, vivants ou morts. Derrière eux la tourelle émet son cliquetis caractéristique avant de lancer des rafales.
« Garde des munitions Chibby ! » Elle entend Jackson rire.
« T’en fais pas sergent, on a ce qu’il faut. » Ses yeux s'attardent sur le macabre spectacle qui se joue dans les rues jonchées de corps. Elle ne détourne pas le regard, n'éprouve aucun sentiment de dégoût, seulement une profonde peine pour ces âmes perdues.
« On doit bien pouvoir faire quelque chose... » Sa voix se perd dans le tumulte, à moitié brisée, pleinement consciente qu'il n'y a plus rien à faire, que tout est déjà perdu. Bientôt la base entière serait morte. Alors ils roulent, ne s'arrêtent pas, pas même lorsqu'on les supplient de le faire. Survivre voilà tout ce qui compte désormais. Ils ne peuvent pas s'encombrer d'inconnus. Pas maintenant. Derniers survivants d'une unité décimée, ils se serrent les coudes, donneraient tout aux deux autres sans hésiter. Ils ne doivent leur survie qu'à eux. Les trois mousquetaires.
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(the world has changed, and none of us can go back. all we can do is our best, and sometimes, the best that we can do, is to start over.) L'idée fixe de revenir, de retrouver les siens, ne l'avait plus quitté depuis le début de l'épidémie. Cloitrée au sein de la base, coincée, sans moyen de communiquer, de savoir si ils étaient encore en vie, sains et saufs. Officiellement elle ne faisait plus partie des forces armées. Officieusement le gouvernement avait besoin de tout le monde. On lui avait rendu ses armes, son habilitation. Manque de personnel. Tout le monde sur le pont. Elle s'inquiétait en permanence pour les siens, ne parvenaient pas à éloigner son esprit de ses parents. Alors quand tout avait dérapé, que la base s'était effondrée et qu'elle avait fuit avec les deux seules personnes en qui elle avait une confiance aveugle, Billie avait fixé son regard sur son cher Texas. Alors elle garde l'espoir secret, futile, dérisoire de retrouver sa famille. Elle se raccroche à des souvenirs, des sensations. Elle s'efforce de garder en mémoire leur visage, de ne pas les effacer. Et quand enfin ses pieds fatigués foulent le sol sableux de son pays natal, elle craque, laisse l'espoir l'abandonner comme il l'a déjà fait auparavant. Seule, désespérément seule depuis des semaines, des mois. Depuis leurs morts. Depuis leur abandon. Elle avait soigneusement évité les villes jusqu'à présent, incapable d'affronter la race humaine à nouveau. Mortellement blessée dans le cœur et la tête, Billie espérait trouver du réconfort auprès des siens. Elle y découvrit encore la mort et la ruine. Poursuivie par le malheur, elle se rend à l'évidence, regarde le monde en face, fait exploser ses illusions. La mine lui offre enfin un refuge, un temps à part où elle retrouve son père, vit un semblant de vie avant de le voir lui aussi partir. Alors plus rien ne la retient. Elle pourrait mourir elle aussi. Elle pourrait se laisser partir sans que personne ne s'en aperçoive. La lâcheté en plein. Elle se déteste d'y penser, d'imaginer une façon de baisser les bras. Alors elle se lance un nouveau défi, va de l'avant, refuse d'abandonner, veut y croire encore, rien qu'un peu. Elle avance en regardant derrière elle. Elle reconnait ses erreurs, sait qu'à tout moment son statut privilégié peut tomber, qu'on peut la jeter dehors comme si elle n'était rien. Elle se méfie, n'a confiance en personne, reste seule. Vis sa vie.