« Love will never meet here, it just gets sold for parts »
sam thompson - une tragédie en trois actes
I. South Deering, Chicago. 2009Cent cinquante-six. Cent cinquante-sept. Cent cinquante-huit.
Elle compte les gouttes qui s’échappent du tuyau rouillé au-dessus de la vieille Chevrolet et son index tape rythmiquement sur l’écran de son téléphone. Rationnellement, l’intuition, le sixième sens, ça ne veut pas dire grand-chose, non. Pourtant, ses tripes se nouent et ses poumons se remplissent de plomb. Le garage est vide, l’obscurité à peine percée par l’ampoule vacillante qu’elle avait promis de changer il y a trois jours de cela. Son visage n’est que brièvement éclairé par son écran alors qu’elle détache ses yeux du tuyau pour regarder l’heure. Elle claque sa langue contre ses dents, frustrée. Ses propres mots raisonnent dans sa tête alors qu’elle passe une main dans ses cheveux.
Si maman te voyait, son cœur relâcherait direct, putain, mais j’t’ai jamais rien demandé, garde. ta. tune. Elle ravale à peine le grondement qui tente de s’échapper de sa gorge et descend de la table sur laquelle elle s’était assise en attendant son père.
Sept mille deux cent trente et un. Sept mille deux cent trente-deux.
Les voitures de police, elles font plutôt partie intégrante du paysage par ici. Alors elle ne percute pas vraiment jusqu’à ce que les deux flics la fassent sursauter en tapant violemment sur la porte du garage. À vrai dire, elle n’est pas vraiment certaine de percuter quand ils sont une dizaine non plus. Qu’ils renversent les tiroirs, poignardent le canapé et retrouvent un CD qu’elle avait paumé il y a quelques mois – derrière une armoire. Elle n’a pas le temps de les remercier qu’ils se tirent, satisfaits. Elle écoute son CD en boucle et son père prend huit ans pour possession et trafic de drogue.
So there’s that.II. St. Louis, Missouri. 2013«
Tu me casses les couilles Sam. »
«
Hey ! Pas devant le gosse, enculé. »
Et elle ne peut pas s’empêcher de sourire. L’équilibre est précaire, mais elle arrive à visser l’ampoule avant que son pied ne glisse une nouvelle fois des épaules sur lesquelles elle est perchée.
Et la lumière fut.«
Littéralement, tu viens littéralement de m’porter le coup de grâce. »
Elle retrouve la terre ferme et lui montre son majeur, le gamin trouve ça drôle et elle lui sourit fièrement. L’optimisme, l’intuition, ça ne veut toujours pas dire grand-chose. Mais pourtant, elle se surprend à sourire plus qu’elle ne tire la gueule, à faire en sorte que le gosse rigole plus qu’il ne pleure et à imaginer que, peut-être, il y a une
toute petite et infime chance qu’ils s’en sortent. Tous les trois. Elle ne croit pas en Dieu, alors elle est un peu perplexe quand elle passe ses soirées à prier, à espérer. Difficile de trouver les mots ; prier pour quoi ? Leur survie ? Un semblant de vie normale ? Elle roule les yeux alors que le gosse dessine avec un vieux rouge à lèvre sur le parquet poisseux du séjour, puis se reconcentre sur la vieille radio qu’elle essaie de ramener à la vie depuis une petite demi-heure.
Ha, ironique.«
J’ai bouclé toutes les entrées, mais on devrait éteindre le générateur pour la nuit, histoire de ne pas attirer les ennuis. »
Sa voix l’interrompt avant même qu’elle n’ait pu trouver la force de se reconcentrer, et elle se contente d’acquiescer alors qu’il tire une chaise pour s’installer à ses côtés. Il cause, et il cause, et elle prétend que ça la dérange. Mais au fond, ils savent tous les deux qu’elle travaille mieux quand il inonde le silence avec ses histoires à deux balles. Elle ne le connaissait pas avant, avant
ça. Alors elle est persuadée que la moitié de ce qu’il raconte ne sont que des foutaises, mais c’est sans importance. Si elle avait su que c’était la dernière fois qu’elle l’entendrait radoter, peut-être aurait-elle été plus curieuse. Qu’elle aurait essayé de mémoriser sa voix. Qu’elle l’aurait fait taire autrement qu’en se levant pour aller voir le gamin.
L’héroïsme tue.III. Sulphur Springs, Texas. 2018La vieille radio grésille enfin, et elle pose le tournevis pour s’étirer une énième fois. Elle tend sa nuque d’un côté, puis de l’autre, et se saisit de la bouteille qui traîne entre deux circuits électriques. Elle la porte à ses lèvres, sa gorge brûle, et elle ferme les yeux le temps que les cris de la pièce d’à côté cessent.
Rather them than me. Elle se lève et dépose la radio réparée avec les trois autres avant de se diriger vers la porte. Les cris se transforment en sanglots dans le couloir, et elle se masse les tempes. L’alcool remonte le long de son œsophage. Elle ravale ses nausées le temps d’arriver dehors. Elle se replie sur elle-même, mains sur les genoux, et respire.
La survie justifie les moyens. Mais ça ne l’empêche pas de vomir ses tripes.
«
Ben alors bébé, je te tiens les cheveux ? »
Elle essuie sa bouche avec sa manche et se précipite à l’intérieur. Elle sait que l’usine est désaffectée depuis des années, mais les effluves chimiques ont imprégné les murs. Elle ravale un autre haut-le-cœur, mais continue de se diriger vers le garage.
Reste utile et on te foutra la paix. Sauf qu’elle fait l’erreur de jeter un coup d’œil à sa droite. Elle entend des os se briser, puis voit le sang gicler alors qu’un gosse, pas plus d’une dizaine d’années, sanglote et hurle.
Papa. Puis son esprit embrouillé se perd, elle le voit
lui, et la tête du
gamin, et c’est comme si c’était de nouveau de
sa faute. Ses jambes la portent vers eux sans son accord, mais on l’arrête. Elle reprend ses esprits.
L’héroïsme tue. Alors elle ferme sa gueule, et fait en sorte de rester utile.