« into the brighter night »
Chihuahua, Mexique, septembre 2007 Rictus nerveux, l'air de ne pas y croire, Morana remue sur le bord du matelas. Le sol s'est dérobé sous ses pieds quelques minutes plus tôt quand elle est tombée sur cette boîte, glissée sous un lit, oubliée dans la poussière. Ses doigts effleurent le pliage de l'enveloppe, le timbre qui n'a jamais été posté. Tout compte fait, on ne peut pas dire qu'elle est surprise : le manque de réponse à ses missives l'avait déjà mise sur la voie il y a des années de ça, mais elle n'avait jamais osé évoquer le sujet de peur de brusquer sa tante.
« Sept ans ? » Il n'y a pas d'amertume dans son timbre, ni de réel reproche dans le regard qui glisse vers la dame dans l'encadrement de la porte. Pas encore. L'orage, ça gronde avant d'éclater...
« Alors il est mort en pensant que j'en avais rien à foutre de lui, de mon propre père, » l'adolescente lâche entre deux faux départs de ce rire nerveux et douloureux, l'enveloppe qui tournoie entre ses doigts tremblants.
« Ton père n'était pas quelqu'un de bien, » répond la quarantenaire, ses yeux bruns dans le vide. Le malaise est pratiquement palpable tant il remplit la chambre.
« Je t'ai élevé comme ma propre fille, tu ne peux pas m'en vouloir, je voulais juste te protéger. » Sans doute implore-t-elle la pitié de la gamine dont les yeux s'assombrissent, mais sa détresse n'est qu'amplifiée par le silence que lui réserve Morana, toujours fixée par la missive écrite mais jamais reçue. Tous les joyeux anniversaire et les joyeux Noël étouffés dans cette boîte en métal, tous les dessins de bonhomme bâtons et de jolies maisons laissés à mourir. Elle est plus blessée qu'elle n'est en colère, trahie par la seule figure maternelle qu'il lui restait après la mort de sa mère.
« Il y a quelque chose d'autre que tu voulais me dire ? » Fluette, la voix semble hésitante aussi. La panique passe sur le visage doré de sa tante, et Morana sait qu'on ne lui a pas tout dit.
El Paso, côté américain de la frontière, janvier 2011 La lumière du jour pénètre à peine dans la boîte en tôle ; le moindre bruit résonne, le moindre coup de feu à l'extérieur effraie.
« Tu pourrais sourire un peu. Qu'est-ce que t'as, la mexicaine, t'es pas contente de me voir ? » Le regard inquisiteur la fixe dans l'éclairage artificiel, s'amuse de l'air soudainement pâle et du dégoût qui transforme le visage de la jeune femme. Même dans sa façon de se tenir au milieu du monde, le sergent a cette espèce d'aura malsaine, laisse comme une odeur de soufre dans son sillage. Ça n'est rien comparé à l'enfer qu'il fait vivre à quelques filles sur lesquelles il a jeté son dévolu - et posé ses pattes crochues. Sous son pull, la brune en a encore les marques, dans sa mémoire les souvenirs nauséeux.
« Hijo de puta, » qu'elle siffle entre ses dents, tendue comme un arc dont la corde serait prête à péter, naïvement déterminée tête au monstre parce qu'elle est entourée des siens. Les regards inquiets ou revanchards la scrutent, et un semblant de calme tombe dans la salle. Un moment, Morana pense remporter cette manche : elle regrette vite sa crédulité et son audace quand le sourire narquois déforme la gueule de la bête. Violence sourde. Le plateau lui échappe des mains et les couverts tombent dans un vacarme infernal, et elle ne comprend qu'une seconde plus tard pourquoi elle n'arrive plus à respirer : le poing du sergent dans son ventre, ses phalanges sûrement imprimées dans le relief de ses côtes. Elle tangue, une main tendue vers la marée humaine qui s'écarte, mais rapidement les doigts crasseux s'empoignent de la chevelure brune et le genoux de l'homme s'écrase dans le visage encore juvénile. Un abominable craquement ricoche contre les murs froids. La brune aperçoit juste le regard horrifié d'une amie plus âgée avant qu'un des cadets ne vienne empoigner son épaule et la relever avec la même violence que celle dont son supérieur avait fait preuve.
« Va la foutre à l'infirmerie, ça lui apprendra de me prendre pour un con, » grogne le militaire en tournant les talons, ignorant le brouhaha qui prend forme derrière son dos.
La base militaire s'effondre de l'intérieur quelques semaines plus tard, quand une balle entre dans le crâne de l'homme qui les effrayait tous. Une chasse aux sorcières est organisée toute la semaine qui suit, mais Morana n'est déjà plus là pour voir le désastre prendre fin.
Ville anonyme le long de la route 35, août 2018 La douleur se noyant dans la douleur, elle n'entend pas les encouragements de l'inconnue qui lui tient à la main, seulement la colère des morts qui tapent à la porte, aux fenêtres, râlent leur famine. Elle essuie du revers de la main le front pâle qui dégouline de sueur, étale son propre sang d'une tempe à l'autre, tremblante comme une feuille, irradiée par la souffrance.
« Je peux pas... » la jeune femme gémit entre deux poussées, la main qui serrait celle de l'inconnu se relâchant tristement. Sa tête roule sur le sol pour croiser le regard éteint de Blake, et elle part une nouvelle fois d'une crise de sanglots avant que l'inconnue ne fasse basculer son visage vers le sien.
« Il ne voudrait pas que tu abandonnes maintenant. » Morana est épuisée, pourtant elle peut encore discerner la compassion dans le regard de l'homme... Ça ne veut pas dire qu'elle en a besoin.
Ta gueule, c'est la première chose qu'elle a envie de lui crier, parce qu'elle ne le connaissait pas, parce qu'elle ne sait pas ce qu'il aurait voulu, parce qu'elle sait qu'elle lui fait pitié et que de ça non plus, elle ne veut pas. Morana serre les mâchoires, serre les poings - et tout bascule à l'arrière plan en quelques secondes qui paraissent être des heures, ou peut-être l'inverse. Quand ses yeux se ferment et qu'elle s'effondre et que les cris du nouveau né remplacent les souffles des rôdeurs, elle ignore encore où elle a trouvé la force de le mettre au monde.
C'est un garçon. Prononcées par cette femme qu'elle ne connait pas, les syllabes semblent flotter au dessus de sa tête sans que la jeune femme ne comprenne le sens qu'on leur donne. Ses lèvres s'étirent à peine pour sourire quand elle tente avec difficulté de se redresser, et qu'on pose sur sa poitrine l'enfant qui dort. Le sol est froid, dur, crasseux, les murs tout autour ne sont pas bien plus confortables mais la misère du monde s'efface quand elle le tient contre elle.
« Doucement... » La bienveillance de la sage-femme de fortune apaise quelques moments la jeune mère, lui donne une fausse impression de sécurité. Et les grognements au dehors se sont tus.
« Je m'appelle Yael, » de longues mèches brunes encadrent le visage clair, des yeux verts couvent Morana du regard. La douceur qui émane de Yael et son omniprésence dans ce moment sinistre font déjà que la jeune mexicaine la suivrait jusqu'au bout du monde.
« Morana, » répond-t-elle au bout des lèvres, son quota de mots épuisé. A peine ose-t-elle quitter des yeux le bébé dans ses bras de peur qu'il ne disparaisse, qu'on ne le lui arrache, qu'il ne lui arrive malheur. Terrifiée à l'idée de devoir apprendre à l'oublier, elle ne lui a pas encore donné de prénom.
« Je viens d'un campement, » murmure l'inconnue, soudainement si proche que Morana peut sentir son souffle sur le front du petit, et elle la laisse volontiers s'approcher.
« On a des médecins, des gens très biens... Je suis sûre que tu te plairais avec nous. Tu peux nous rejoindre, juste le temps d'aller mieux si tu veux. » Dans son esprit cotonneux, les souvenirs fondent. Blake et elle, sur la route. A la recherche d'informations sur l'emplacement du nouveau point de repli de la secte, d'informations sur son
père, ce fantôme dont elle avait contre toutes attentes retrouvé la trace. Pris dans une embuscade... Ils n'avaient rien vu venir de la horde qui leur avait fondu dessus, rien senti de la présence maline qui les suivait depuis des jours. Qui les avait jetés dans la gueule du loup. Blake avait tenu aussi longtemps qu'il avait pu ; il avait tenu les monstres à l'écart. (Tous sauf un.)
Plus tard (bien plus tard), quand elles marchent le long de la route qui mène à l'aéroport, Morana apprend qu'ils avaient été proches du but.
Deux jours de marche, exactement. Elle apprend que c'est le coup de feu qu'elle a tiré pour empêcher Blake de se transformer qui a amené Yael dans les parages, qui lui a permis de la sauver. Un moment, elle se demande
pourquoi la femme était là où elle était à cet instant, mais la question ne franchit jamais la barrière du silence. Yael ne lui pose pas de questions, elle. De toutes manières, les réponses seront bientôt oubliées.
Aéroport de San Marcos, comté de Hays, mars 2019 Mary. Maria, peut-être. Le nom lui va bien, elle trouve, même si elle a mis quelques temps à s'y habituer. On ne s'y attendrait pas, comme les consonnes de son premier prénom résonnent assez bien avec le nouveau.
« Tu es prête pour l'expédition ? Tu as briefé la nouvelle ? » Elle l'écoute d'une oreille distraite, préoccupée, cherchant dans la salle de réunion une silhouette familière. Les sons lui arrivent avec un décalage, comme s'ils n'étaient pas raccordés aux images : Mary regarde son interlocuteur avec un regard curieux, les sourcils bruns légèrement froncés.
« Parce qu'on me colle déjà des recrues... ? » Presque une plaisanterie - sans être une grande solitaire, il fallait bien avouer qu'elle aimait aussi se retrouver seule de temps à autre, du moins jusqu'à ce qu'elle ne trouve quelqu'un à ramener auprès de la tribu. Elle soutient le regard azur qui la fixe et finit par pousser un petit soupir.
« J'pars demain matin, je lui parlerai avant qu'on parte. C'est Keren, no ? » L'homme hoche la tête avant de ne retourner à son bol d'haricots frits. Les quelques brindilles d'origan posées sur le monticule de purée font sourire. Le confort à l'aéroport est tout relatif : mais les suiveurs de Lazare font avec. Ils ont conscience du caractère temporaire de leur abri, habitués à ne pas s'attacher à ces lieux de passages.
« J'ai repéré un groupuscule, ils sont installés dans des cabines de pêcheur le long du lac de Spring Lake. Je pense pas qu'ils soient de la région, » elle explique tandis qu'elle donne une petite cuillère de purée à Ruben, assis sur ses genoux.
« Premier contact demain, j'ai hâte, » le cuisinier écoute attentivement bien que silencieusement, obnubilé tantôt par le bol de bouillie au bout de sa fourchette tantôt par le môme qui remue sur les genoux de la brune. Toujours installé à la même table que Mary, le cuisinier a rapidement gagné sa sympathie et sa confiance - et vice versa. Son bol fini, le cuisinier finit par ricaner doucement et tendre les bras.
« Passe, il ne va jamais te laisser manger sinon. » Le gaillard semble bien heureux d'avoir le gamin de son côté, comme il s'amuse à faire des marionnettes avec ses doigts et discute avec le bambin comme on discuterait avec un collègue de travail particulièrement stupide.
« Tu me le laisses, demain ? » Mary secoue la tête.
« Non, il vient en mission avec moi, » qu'elle fait la bouche pleine - ça ne choque personne.
« C'est ça qui te préoccupe ? T'as l'air ailleurs. » Un petit haussement d'épaule répond à l'interrogatoire, mais l'argument de la brune se fait rapidement défoncer par un regard accusateur.
« Les raiders ne sont pas encore rentrés, ça m'inquiète, c'est tout, mais c'est pas tes affaires, » maugrée la petite Mary avec son air qui ne fait peur à personne quand elle touille les haricots qui se battent en duel dans le fond d'un bol en gré.
« Gabriel en a vu d'autres. » La recruteuse décide de ne pas répondre, trop pudique pour exprimer l'inquiétude qu'elle éprouve en particulier envers les disparitions de son père. A son absence, pourtant, elle devrait être habituée.