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Chihuahua, 1996 • Une grande maison videD’abord, il s’est énervé contre elle. La panique, forcément, l’inquiétude aussi. L’angoisse. Il lui a dit d’attendre, et qu’elle ne pouvait pas les laisser seuls lui et la gosse. Il lui a dit qu’elle avait pas le droit d’être égoïste, qu’elle pouvait pas partir comme ça. Ensuite, il lui a dit qu’il l’aimait.
Mais elle est partie quand même.
Il faisait très chaud ce jour-là, il s’en rappelle encore. Et quand les secours arrivent enfin, Rodrigo est assis par terre sur le trottoir poussiéreux d’une rue sale. Entre ses bras le corps d’Isabella, trente ans, morte pour une balle perdue dans une guérilla stupide entre deux petits gangs rivaux. Une injustice comme il y en a tous les jours dans les tréfonds de la ville, dans les quartiers que se disputent les narcotrafiquants.
Bien sûr, il y a une enquête, mais ce n’est pas un condé à la patte bien graissée qui va se jeter corps et âme à la poursuite du coupable. Des témoins ? Oui. Tous bien payés pour fermer leur gueule…
Au soir, il doit expliquer à Marina pourquoi elle ne reverra plus jamais sa mère, pourquoi Il n’a rien fait pour la sauver alors qu’elle ne méritait pas ça, que leur famille n’a pas mérité ça. Bien sûr, il n’a pas de réponse juste à apporter à cette question. Et puis neuf ans, c’est un peu jeune encore pour appréhender le concept de la mort… Elle finit par s’endormir entre ses bras dans le vieux canapé du salon et il reste là des heures durant à la garder au plus près de son cœur comme pour empêcher ce dernier de voler en éclat. Il faut bien que la vie continue, non ?
Le silence nocturne de la maison ne lui est jamais apparu aussi terrible, aussi assourdissant, que cette nuit-là.
Chihuahua, 2000 • On pourrait croire qu'assassin, le temps nous casseTout va bien se passer, lui assure Miguel avec une assurance belle à voir, le genre que Rodrigo a désespérément besoin de croire. Tout va bien se passer, parce qu’ils n’ont plus le choix, et ce n’est pas tant une question de vengeance que de
besoin : il lui est devenu impossible de joindre les deux bouts sans plonger jusqu’au cou dans quelques affaires nébuleuses. Il le regrette, sincèrement, il sait qu’il devra en répondre et expier ses péchés… mais quel autre choix a-t-il ? Il ne le fait pas pour lui, il le fait pour Marina. Pour qu’elle puisse avoir une enfance décente et ne pas avoir besoin d’apprendre à voler dans les rues comme tous ces gamins affamés.
Et puis ce type, ce sont ses hommes qui sont responsables de la mort d’Isabella, responsables de la police aveugle et de son commerce saccagé puis fermé. Il ne mérite aucunement le luxe dans lequel il se roule, ni la vie qu’il a volée à sa femme et pourtant…
Miguel a d’autres raisons de vouloir s’en prendre à lui, mais cela ne le concerne pas. Aidés par quelqu’un de l’intérieur, le plan est soigneusement conçu pour être parfait : un vol sans casse, sans victime, et qui les mettra à l’abri du besoin pour un temps. Quant au salopard, son train de vie ne s’en trouvera pas considérablement changé. Rodrigo, ça ne lui rachètera pas ce qu’il a perdu, mais sa conscience le tourmente moins de s’en prendre à un homme de cette espèce si c’est pour le bien de sa fille.
Tout va bien se passer. On s’efforce toujours d’y croire jusqu’à la dernière seconde, jusqu’à ce que l’évidence s’impose. Après, il est trop tard pour faire marche arrière.
On pourrait croire que le destin, fatalement, se trace.Ciudad Juárez, 2000 • Et puisqu’on le traite comme un chien, alors il sera le chien le plus féroce10 août, le jugement définitif tombe enfin après quelques longs mois de délibérations et de procédures à n’en plus finir : Rodrigo n’est pas prêt de goûter à nouveau au vent de la liberté. Dans les jours qui suivent, on le transfère à la prison fédérale El Cefereso No. 9. C’est ici que le véritable enfer commence.
Dès les premiers temps, il comprend qu’il va devoir se battre pour survivre, que la loi du plus fort est la seule qui vaille quoi que ce soit derrière les murs de béton. Il s’accroche à une foi vacillante pour faire bloc face aux hostiles et ne pas courber la nuque devant eux, car il sait trop bien où cela le mènera : le peu d’honneur qu’il lui reste le pousse à acter des décisions qui vont à l’encontre de tous ses principes.
Mais il n’est plus à ça près, il est déjà allé trop loin. Il s’est perdu depuis qu’il a mis sa femme en terre.
Un soir, un détenu se moque de lui pour une prière entendue la veille et les propos qu’il lui jette, le rire gras des autres, déclenchent quelque chose en lui. Rodrigo a déjà donné de ses poings, bien sûr, pour avoir refusé de se laisser humilier en toute impunité : il a une bonne carrure, et les moyens de se défendre. Il n’y a pas pris spécialement de plaisir, mais il l’a déjà fait, plusieurs fois. Ce soir, il envoie son plateau en plastique et la bouffe informe qui y est servie dans la gueule de l’oiseau moqueur, puis son pied dans les couilles, son poing dans l’estomac. Il déclenche une bataille générale, on l’en punit par une longue semaine d’isolation totale au mitard.
L’obscurité et le silence l’apaisent un peu, mais pas assez.
Après ça, la spirale infernale recommence. Les jours deviennent des semaines qui deviennent des mois qui deviennent des années. Rodrigo plonge, se débat, se noie, finit par s’abandonner : regarderait-il en arrière, qu’il ne se reconnaîtrait plus.
Parfois, il pense à la gamine, essaie de se l’imaginer grandir et tente de se convaincre qu’elle est mieux là où elle est à présent. Il se demande s’il serait capable de la reconnaître, quand il sortira de ce trou. Elle sera grande, elle ne voudra peut-être même pas le voir, ou bien elle l’aura tout simplement oublié. Il se rend compte avec effroi que plus le temps passe et plus les traits de son visage deviennent troubles dans sa mémoire.
Parfois, il lève encore les yeux vers Lui, mais il ne voit plus la lumière.
Unknown lands, 2010 - 2015 • VoidLa solitude lui sied bien, plus agréable en de nombreux points que la compagnie des Hommes. Parce qu’il a perdu foi en eux, Rodrigo, depuis bien avant l’Influenza mais c’est encore pire maintenant. Il a vu certains choses, il en a vécu d’autres… il ne comprend pas parfois comment arrive-t-il encore à se tenir debout, à avancer, à continuer de vivre et de tout faire pour que ça ne s’arrête pas malgré toutes les atrocités marquées au fer rouge dans ses souvenirs.
Inconsciemment, il sait qu’il doit rester vivant tant qu’on le lui permet, c’est comme ça. Et peut-être qu’un jour il finira par comprendre pourquoi, à retrouver enfin un chemin perdu de longue date. Il n’a pas le droit d’abandonner même si chaque lendemain lui semble pire encore que la veille. Il se surprend même encore à espérer, parfois, qu’Il lui donne des réponses.
Sa foi ressemble à une vieille bobine de laine dont on aurait commencé à tirer le fil dix-sept ans plus tôt, et chaque jour qui passe, chaque nouvelle atrocité sur laquelle il lui est donné de poser ses yeux, la dévide toujours plus, tant et si bien que l’âme en sera bientôt mise à nu. Pourtant, l’homme s’y accroche encore de toute la force de son désespoir : s’il la laisse aller, il n’aura plus rien.
Rodrigo progresse sur les chemins sans autre objectif que celui de rester en vie. Quand il le peut, il évite la compagnie des autres mais parfois, il n’a pas le choix. Parfois, la nécessité fait loi et il se retrouve à partager une conserve, une discussion, un tour de garde. De certaines de ces rencontres, il retire de nouvelles connaissances précieuses pour sa survie en terrain hostile. Des autres, il n’en retire que la mort et la déception.
Un jour, il récupère un vieux cabot mité et les deux errants s’adoptent mutuellement, s’épaulent pour survivre, deviennent amis. L’animal a ceci d’intéressant qu’il écoute mais ne critique jamais rien, et que les grands yeux marrons qu’il pose sur son compagnon ne portent aucun jugement. Il finit par mourir, cependant, après avoir gagné de longs mois de sursis aux côtés de Rodrigo.
Si la fatalité attriste sincèrement l’homme, cela ne l’empêche pas au soir venu de manger le repas le plus consistant qu’il lui a été donné de savourer depuis une éternité.
Colorado Spring, 2015 • Redemption RoadL’homme qui se trouve en face de lui a dans la bouche exactement les seules paroles que Rodrigo a besoin d’entendre. Il a l’impression que son regard le met à nu, mais ça ne l’empêche pas de se tenir droit devant lui, fier et sauvage. Resté trop longtemps écarté des autres, il peine à retrouver les normes d’une interaction humaine : plus l’homme parle, plus il se sent vulgaire animal face à lui. Un animal qui se laisse lentement mais sûrement apprivoiser par le miel de quelques mots soigneusement choisis.
Rodrigo comprend que l’homme possède toutes les réponses aux questions qui régissent sa vie depuis quelques années.
Ce qu’il ignore : on lit en lui comme en un livre ouvert, son isolement l’a rendu extrêmement faible, vulnérable, et l’inconnu est suffisamment intelligent pour l’avoir analysé dès les premières minutes ; à aucun moment de ce curieux face-à-face Rodrigo n’a eu la moindre chance de ne pas tomber dans le piège.
Il y a bien des manières de qualifier sa rencontre avec Lazare, mais Rodrigo n’en accepte qu’une seule : la Providence.
Olympia Town, 2018 • Des pommes pourriesLa veille de l’arrivée des hommes de Lazare aux portes d’Olympia, Rodrigo se rend à la Carrière exécuter un service prévu de longue date. L’alibi ne résisterait pas à un examen approfondi mais il n’a pas peur : depuis plus d’un an qu’il est devenu citoyen de la petite ville, il sait qu’on ne tournera pas le regard vers lui sans une bonne raison de le faire, il s’y est consciencieusement employé afin que son intégration soit la plus parfaite possible.
Pourtant, Dieu sait à quel point il déteste Olympia.
Le messager a la gorge tranchée bien avant d’approcher des frontières de la Carrière, un travail propre et rapide, discret. S’il avait su qu’un second homme serait envoyé au Ranch, il aurait adopté un plan différent mais ceci, il ne le réalise qu’une fois qu’il est trop tard. L’erreur lui coûtera cher.
Mais pas autant que les manigances d’Ezra.
Entre Ezra et Rodrigo, cela fait plusieurs mois que plus rien ne va, peut-être parce que leurs caractères sont trop différents pour s’accorder loin de la supervision de Lazare. Mais il y a beaucoup d’autres raisons pour justifier de l’antipathie de plus en plus marquée entre les deux hommes. Rodrigo pense également deviner une certaine jalousie de la part de son compagnon, parce que son statut de raider lui permet de quitter fréquemment la ville – donc de rendre ses comptes – alors qu’Ezra, lui, est vissé à l’infirmerie et à tout ce qui se rapproche de près ou de loin à Elie. Avant, ils se toléraient parce que la complémentarité de leurs missions l’exigeait d’eux : ils ont toujours été supposés être les deux faces d’une seule pièce.
Désormais, ils se détestent, et ont déjà manqué à plusieurs reprises d’en venir aux mains.
Après la débandade de leurs camarades devant les murs d’Olympia, la tension s’est accrue à l’intérieur. Et davantage encore entre eux deux. Certains olympiens réclament des têtes, Ezra décide de donner la sienne.
Evidemment, il attend que Rodrigo soit envoyé en raid pour le dénoncer, parce que ça lui laisse ainsi tout le temps nécessaire pour préparer ses preuves sans craindre d’être pris la main dans le sac. L’idée n’est pas stupide, mais son compagnon non plus. Et quand son groupe se retrouve arrêté devant Olympia et que les flingues pointent sa gueule, il n’a pas une seconde d’hésitation avant d’agir, d’attraper le raider le plus proche de lui et de s’en servir comme d’un bouclier humain.
Matthias, c’est un partenaire de raid de longue date, quelqu’un qu’il a fini par apprécier au fil du temps bien contre son gré : il aura quelques remords à le tuer.
Pour l’heure, l’otage lui permet de reculer devant les ennemis, jusqu’à la voiture dont le moteur tourne encore derrière eux – bonne fortune. Sa chance, et il en a conscience, c’est que les raiders revenus avec lui sont trop surpris pour comprendre et assimiler ce qui se passe ; Rodrigo ne leur en laisse pas non plus le temps en s’attardant dans leurs rangs plus que nécessaire.
Le blindage anti-rôdeurs de la caisse lui sauve littéralement la vie, tandis qu’il se lance dans une marche arrière furieuse et que quelques balles cherchent à immobiliser le véhicule. Deux pneus crevés ne l’empêchent pas de rouler jusqu’à ce que le réservoir percé ait fini de pisser tout son jus. Il abandonne le véhicule dans un sale état quelques kilomètres plus loin, un cadavre encore chaud à l’intérieur.
Il lui faudra plus d’une semaine pour rejoindre l’aéroport, essentiellement parce qu’il tient à s’assurer qu’on ne le piste pas.
San Marcos Airport, 2019 • Rentrer au portEzra prétend que Rodrigo a merdé, qu’il les a compromis tous les deux et que lui-même n’a eu d’autre choix que celui de le laisser se débrouiller seul afin de protéger sa propre couverture. Et si le message est un beau tissu de mensonges, il y a dans les détails suffisamment de vérité pour rendre le tout crédible. De toute manière, quelle raison Lazare aurait-il de douter d’Ezra ? Et quelle raison Ezra aurait-il, pour vouloir se débarrasser de Rodrigo ?
Aux deux questions, le fugitif n’a rien à répondre.
Et puis, les faits sont là : Ezra est toujours à Olympia, non inquiété, tandis que la traîtrise du mexicain est connue de tout le monde. Celui-ci n’a rien pour se défendre, sinon se retourner sur Ezra, mais la crédibilité s’attache du côté de l’homme que personne ne soupçonne, pas du sien…
Rodrigo a échoué, c’est tout ce que l’on retient. Après plus d’un an passé en sous-marin parmi les survivants d’une ville aux fausses promesses d’Eden, est-ce que sa foi aurait fini par s’émousser au contact des infidèles ? L’interrogation est légitime, la déception de Lazare aussi… S’il veut retrouver sa confiance, il va falloir qu’il fasse ses preuves à nouveau. Repartir du point zéro, prouver qu’il est toujours le même, toujours digne.