twelve percent of a plan (gauge)

novembre 2018 Un homme. Un mètre soixante-dix-neuf, peut-être quatre-vingt mais elle n'y croyait pas trop, un long manteau noir sur ses épaules frêles. Une barbe fine, un peu grise. Une moustache, grisonnante elle aussi, mais mieux taillée que ce qu'elle avait l'habitude d'observer. Elle le reconnaissait pour l'avoir vu traîner quelques fois dans les parages. Elle le reconnaissait parce qu'elle le surveillait depuis quelques temps, surtout. Cette fois, il venait de traverser le marché en s'arrêtant tous les deux ou trois stands, l'air intéressé sans pour autant toucher quoi que ce soit, sinon du bout des doigts. Zelda avait déballé les babioles les plus intéressantes sur sa table de camping, histoire de ferrer le poisson, mais il n'avait même pas daigné regarder la marchandise quand il était passé devant la jeune femme. L'attitude de l'homme lui semblait plus que suspicieuse, et ses allées et venues étaient toujours énigmatiques. Il n'achetait jamais rien. Le regard de la brune le suivit jusqu'à ce qu'il ne sorte de son champ de vision. Elle jeta un œil aux alentours avant de ne ranger tout son baratin dans son grand sac, de le balancer sur son dos et de partir dans la direction opposée à celle du mystérieux inconnu.

Quelques minutes plus tard, trois coups. Un au dessus de la serrure, un en dessous, un au même niveau. La porte du camping car s'était ouverte toute seule ; d'accoutumée, elle se gardait d'expliquer à Gauge qu'elle pouvait entrer chez lui quand bon lui semblait, mais là la nuance lui était passée au dessus. Elle entra dans la caravane dans un excès de théâtralité, balançant son sac dans un coin pour mettre les poings sur ses hanches, déclarant d'un souffle tandis qu'elle baignait dans le contre-jour : « Il est revenu. » Sans attendre l'avis du bonhomme chez qui l'ingénieure venait essentiellement d'entrer par effraction, elle fit volte face pour refermer la porte. La brunette retirait déjà son polaire et son bonnet, se baissait pour délacer ses chaussures et balançait ses bottes sous la table du camping-car comme dans une suite de geste automatique, à peine essoufflée par la frénésie dans laquelle elle agissait. « Il était au marché il y a quelques minutes. Le mec chelou, avec la moustache, là. C'était quand la dernière fois qu'il est passé ? » En posant la question, elle feuilletait un petit carnet à la couverture verdâtre dans laquelle elle avait consigné les informations relatives au suspect. Visiblement soucieuse, Zelda avait calé son crayon de bois derrière son oreille et suivait du bout de l'index les lignes écrites dans un langage secret, cherchant dans le même temps à décoder le manuscrit. « Gauge, tu m'écoutes ? » demanda-t-elle après un court moment sans réponse de la part de l'homme, sans même réaliser que jusqu'alors elle n'avait pas encore croisé son regard.

novembre 2018

On rentrait un peu dans son camping-car comme dans un moulin. C’est pas que la serrure était cassée, non c’est juste que c’était jamais fermé. Code secret ou pas, tout le monde rentrait, c’était comme ça. Il était en train de manger un truc bien gras emballé dans du papier -et oui sinon ça lui glisserait des doigts- lorsque Zelda, non plutôt son associée-enquêtrice déboula dans sa demeure, faisant voler son sac dans un coin que même Gauge n’explorait plus depuis longtemps : il y avait des choses à cet endroit… Mais, ce n’était pas le plus important : il était revenu. Pas besoin d’en dire davantage, il savait exactement de qui elle parlait. « Mon Dieu… » dit Gauge la bouche pleine avec la musique de Jason Bourne en tête.

Le camp des quarries n’était pas réputé pour être le plus calme : à vrai dire, on pouvait se demander si tous les évènements bizarres ne s’étaient pas mis d’accord pour tous se dérouler ici les uns à la suite des autres. Alors, quand un type louche au comportement louche évoluait librement dans le camp, c’était tout sauf une banalité à écarter. Fort heureusement pour ses habitants, Gauge & Zelda veillaient sur eux. Héroïques, ils s’étaient portés volontaires pour une mission qu’ils n’avaient pas voulu… et que personne n’avait demandé d’ailleurs…  Mais, ils étaient lancés : impossible de les arrêter maintenant. Ainsi, il était donc au marché… Quand est-ce que c’était la dernière fois qu’il était passé ? Bonne question… Réfléchir en mangeant lui était difficile, mais il essayait tant bien que mal de se remémorer toutes ses apparitions…

Pendant ce temps-là, Zelda attendait une réponse. Gauge atterrit et posa son plat sur son bras parce qu’il y avait déjà trop de trucs sur la table. « Attends… dit-il en posant son index contre son menton. La dernière fois qu’il était passé, c’était la semaine dernière, jour pour jour, presque heure pour heure… Mais j’avais pris des notes sur un truc bien spécifique, mais je sais plus ce que j’en ai fait… Oh attends… oh non… » dit-il en fixant le papier autour de sa nourriture qui depuis, avait absorbé toute la graisse et rendait toute écriture illisible. « Il est vraiment trop fort ! Maléfique même ! Il avait tout prévu ! » Le garçon essayait évidemment de se dédouaner, ça avait déjà marché par le passé. « Tu as la ficelle ? Celle pour faire un plan contre le mur, là, où on va pouvoir relier toutes les informations entre-elles… » demanda-t-il en posant enfin son plat par terre, parce qu’il n’y avait toujours pas de place sur le table et que son bras lui faisait mal.

La jeune femme se laissa tomber sur la vieille banquette qui encadrait la table, se dandinant pour trouver la position la plus confortable, toujours plongée dans le manuscrit. Elle n'avait jamais accordé une grande importance au foutoir dans lequel son pote vivait : ça ne l'avait jamais dérangée, jusqu'à ce jour-là. « Mais y'a pas de place ou quoi... » maugréa la petite brune en levant enfin la tête, ses yeux bruns croisant pour la première fois dans ceux de l'homme. Oh, tu es là, qu'ils semblaient dire pour un court instant, à la fois remplis d'étonnement et d'un certain contentement. Elle s'était peut-être précipitée chez lui comme une folle furieuse, mais un fragment de seconde elle était juste heureuse de le retrouver, enquête ou pas - cette réalisation n'eut néanmoins pas le temps de la frapper, puisque la brune n'esquissa qu'un mouvement des épaules avant de ne reprendre de plus belle. « Nous faut de meilleures conditions de travail, » l'ingénieure déclara en balayant d'un geste du bras une partie des affaires qui tapissaient la table, prenant soin tout de même de ne rien abîmer ou de n'en rien faire tomber. C'était dans ce même instant que Gauge déclarait que l'homme qu'ils tentaient de rattraper était bien trop fort pour eux, ayant supposément saccagé les seules preuves exploitables de son passage. « Qu'est-ce que je disais... » soupira la jeune femme, seulement pour elle-même, en levant les yeux vers le papier souillé, puis vers l'homme qui le tenait un air consterné sur le visage. « Mais c'est dingue ça ! Comment il a fait ? » fit-elle en adoptant cet air faussement crédule. Au sourire aussi amusé qu'il était moqueur qu'elle dissimulait dans la manche de son t-shirt, il ne faisait aucun doute qu'elle savait pertinemment que la faute n'incombait pas à l'inconnu. « Franchement, c'est pas un amateur, c'est du sérieux là. » Comme l'étaient toutes leurs enquêtes, cela va sans dire.

« La ficelle ? Euh. Ouais. Attends. » Elle s'extirpait de la banquette avec autant de mal qu'elle s'y était installée, faisant de son mieux pour ne pas mettre littéralement un pied dans le plat qui était posé à même le plancher. Elle lui jeta d'ailleurs un regard suspicieux, mais tout de même curieux, ne risquant pas d'aller jusqu'à se poser la question de sa composition.  « Essaie de décoder mon truc tant que t'es là, j'vais chercher ça, » elle désignait le petit carnet aux hiéroglyphes et autres annotations incompréhensibles, comme tout droits sortis d'un film de science-fiction. Encoder était l'un de ses plus récents centres d'intérêts, mais de toutes évidences Zelda manquait de la rigueur nécessaire à la discipline. Si elle avait appris à communiquer et écrire en morse, et se souvenait assez bien de la clé de lecture qui accompagnait le langage, inventer ses propres méthodes ne lui réussissait pas franchement.

Tournant finalement le dos à Gauge, elle prit un instant pour trouver son sac dans les méandres de la vie quotidienne du propriétaire de la caravane. « Bon. Mon sac. Ficelle, » fit-elle tout haut pour se rappeler de l’ordonnancement de ses tâches. Enfin, elle se baissait pour dé-zipper l'une des nombreuses poches du sac de randonnée échoué dans le coin abandonné, en dérangeant le contenu durant de longues minutes. « AH ! » Un moment. « Ah non. » La jeune femme ne se retournait pas pour savoir s'il l'observait mettre sans dessus dessous l'équivalent de plusieurs mois d'accumulation pratiquement compulsive. Elle finit par en extirper la bobine de ficelle en lin, la calant sous son bras en revenant vers son complice, un petite boîte en fer dans une main et l'autre cachée derrière son dos. Pourtant, elle n'essaya pas de lui faire deviner ce qu'elle ne lui montrait pas. « Tiens, cadeau, » lâcha-t-elle avec une certaine indifférence (sans doute mal jouée, car malgré elle elle guettait sa réaction) en jetant sur la table un paquet de twizzlers à la fraise, comme resté profondément inchangé par la fin du monde. « J'épingle les preuves où ? » demanda-t-elle finalement en déliant distraitement quelques dizaines de centimètres de ficelle pour les enrouler autour de ses doigts.

Il était plus que temps d’agir : ils avaient assez repoussé les préparatifs comme ça. Enfin c’était surtout Gauge qui ne se sentait pas près, c’était lui qui disait souvent ok, on n’a pas assez d’infos là, on commence plus tard. Mais, là, ils avaient peut-être trop d’infos. Déjà, le camping-car, c’était peut-être pas l’idéal pour travailler, c’était ce que venait de lui faire comprendre Zelda qui cherchait définitivement un endroit où s’installer. Gauge ne savait pas ranger, il savait déplacer. Mine de rien, c’était ce qu’elle était en train de faire aussi, à faire de la place sur la petite table : où allait terminer ce bazar ? Il allait reprendre sa place initiale une fois que Zelda serait partie…

Une menace planait sur eux, il n’y avait plus une minute à perdre : s’il était capable d’effacer les preuves à distance, sans même y penser ou sans même penser à vouloir le faire, il était vraiment fort, peut-être le meilleur dans son domaine. « Je sais pas comment il a fait, je sais juste que la carrière entière est en danger ! » dit-il alarmé. Non, comme elle l’affirmait, il était loin d’être un amateur ! Mais, qu’était-il au juste ? Ça faisait encore partie des trucs à déterminer, mais ce n’était pas la priorité. Mais quelle était la priorité ? La ficelle !

Parce que parfois, Gauge accordait bien trop d’importance aux objets plutôt qu’aux gens, la ficelle devenait le Saint-Graal. Dans sa tête, c’était la réponse à tout, c’était ce qui leur permettrait d’avancer. Pourtant, il lui fallait décoder un truc avant, c'était ce que lui avait demandé sa camarade. Le garçon, perplexe, observait le manuscrit et n’y comprenait rien, mais n’avait certainement pas envie de vexer sa camarade. « Hmm… l’espèce de croix avec le truc qui ressemble à un hamburger par-dessus… C’est pas bon signe du tout ça ! » fit-il en reposant le précieux objet. Tandis qu’elle était à la recherche de l'inestimable ficelle, Gauge levait discrètement le rideau afin de voir ce qui se passait dehors. Ah ! L’exclamation le fit sursauter, et pourtant, la ficelle n’était toujours pas là. Après une nouvelle tentative, elle parvint non seulement enfin à mettre la main sur l’objet, mais également sur des bonbons ! « Oh cool ! » s’exclama-t-til.

Où épingler les preuves ? En entendant la question fatidique, Gauge se saisit d'une friandise et afficha un sourire de satisfaction : il avait bossé de son côté, il était prêt à l’impressionner. « Ne bouge pas, tu vas être sur le cul ! » affirma-t-il en se dirigeant vers l’espace cuisine. Il releva la banquette qui dissimulait alors un gigantesque fourbi de dizaine d’objets et papiers fixés par des punaises multicolores. « Tada ! Bon, là, c’est une chaussette, mais en fait c’est pour représenter…  l’homme… Tant qu’on n’a pas de photo de lui, je pense que ça peut faire l’affaire ! Mets la ficelle pour voir si ça fait joli ! » Gauge était bien plus intéressé par le rendu visuel de la chose plutôt que par son intérêt. « Bon, étape suivante… remplacer la chaussette par une photo avec ton polaroid… Si tu l'as pas déjà ? »