Lost children | Adrian&Caleb

Apocalypse ou non, les enfants resteront des enfants. Debout au milieu de la pièce, j'observe leurs couchettes respectives. Les draps sont défaits, leurs affaires éparpillés aux quatre coins de la pièce que nous partageons pourtant avec d'autres disciples.

Disciple. Ce mot me rend nerveux. J'ai mis du temps avant d'accepter de l'utiliser, mais pourtant c'est ce qu'ils sont tous. Des âmes égarées qui avaient besoin d'un guide, de croire en quelqu'un, en quelque chose. Ils se sont rabattus sur la première personne qu'ils ont croisés, ce pseudo dieu aux idées dérangées.

Il n'est pas sain d'esprit, il ne l'a probablement jamais été pour avoir créé une histoire si abracadabrante. Pour avoir développé une telle mutation du virus et la répandre sans se soucier des conséquences. Les fidèles sont immunisés. C'est merveilleux. Mais qu'en est-il des autres? De tous ces innocents qui n'ont pas survécus à l'injection, de ceux qui ne sont pas compatibles et qui devront survivre à ces choses.

Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. C'est un monstre, ni plus ni moins. Mais je n'ai pas envie de m'attarder là-dessus une énième fois. C'est le genre de casse-tête à donner des migraines et j'en ai déjà bien assez sous les bras avec Félix et Cheryl. Mes deux gamins bordéliques qui se sont amusés à mettre la chambre sans dessus-dessous, sans égard pour ceux avec qui nous la partageons. Ça ne les empêche jamais de s'étendre sur les lits voisins.

Poussant un second soupire, je me mets enfin au travail, ramassant toutes les traîneries pour les remettre à leur place. J'en suis à la troisième paire de caleçon de mon garçon lorsque la porte s'ouvre dans un grincement horrible. Croyant au retour de l'un de nos nombreux colocataires, je murmure des excuses peu compréhensibles. De toute façon, ils doivent s'être habitués à la longue.

Mais, lorsque je me retourne pour leur adresser un sourire poli, c'est à un jeune garçon que je fais face. Son visage m'est familier, sans plus. Je crois l'avoir vu traîner souvent avec Cheryl.

"David?" Je demande, incertain.

Je crois que ma fille nous a présenté il y a un moment, mais à l'image de notre gourou, je n'ai plus toute ma tête depuis quelques semaines. J'ai l'impression de manquer certains moments, d'être de plus en plus distrait et de vivre un peu plus machinalement. J'obéis aux ordres sans trop me poser de questions, j'effectue mes tâches pour ne pas éveiller les soupçons et je veille sur mes enfants. Une ronde éternelle qui, pour mon plus grand malheur, ne semble pas prête de s'arrêter.

Les cernes sous ses yeux ne partaient pas et Adrian sentait cachée en lui une bête traquée qu'il ne pouvait ni décrire, ni nommer. Ca le prenait à la gorge parfois, comme une fatigue de trop, comme un chagrin sans épaule pour pleurer. Pleurer, ce n'était pas ça son rôle, et le silence qu'il portait au coeur ne se désaltérait pas de religion...
Ce n'était pas des doutes, sa foi allait en Lazare et ses prières, en ce Dieu qui parlait à son messie, c'était autre chose, juste...autre chose. Peut-être qu'Adrian était trop jeune encore, peut-être qu'il n'avait pas sa place ici? Les mensonges le dévoraient, cette certitude qu'il avait, celle de ne pas être comme les autres.
Dieu ne voulait pas des faibles, Dieu ne voulait pas du handicap d'Adrian, alors Adrian le cachait en espérant presque un miracle. Que cela suffirait à le faire disparaître, oh pitié Seigneur...
Au camps, personne ne savait. On s'amusait parfois des fatigues de David, oui, cela n'allait pas plus loin.

Il avait envie de parler et de rire, il avait envie d'amis et avant même qu'Adrian ne prenne le temps d'y réfléchir, ses pas l'avaient mené jusqu'à l'endroit où logeait Delilah avec le reste de sa famille. Timidement, espérant la présence de la jeune fille, Adrian s'avança.
Il n'y avait pas Delilah, juste son père, Isaac. Pas un type marrant, le genre qui sourit mais vers le bas, le genre qui tire la gueule, quoi. ”M'sieur...”, le salua le jeune homme alors qu'il remarquait le désordre de l'endroit. ”Désolé, j'venais voir Delilah mais...bah non, lui dites pas que j'suis passé, c'est rien.” Il secoua la tête comme pour chasser un mauvais rêve.
Inutile d'alarmer son ami, elle qui savait que David réclamait sa compagnie lors de période de doutes et de tristesse. Et c'était une triste amitié entre les deux jeunes gens en vérité, perdus qu'ils étaient dans les mensonges de la secte, empoisonnés aussi. ”Vous avez pas l'air dans vot' assiette vous aussi, m'sieur.” Adrian mangeait les mots, et peut-être que cela rassurait un peu car toute sa jeunesse s'exprimait ainsi. Il posa sur Caleb un regard curieux, sans méchanceté aucune. ”Vous avez besoin de quelque chose?” Parce que c'était ça, sa place dans le camps : aider, obéir.
Servir.
Et répondre à la voix de Lazare quand l'homme l'appelait, espérer la caresse d'une main sur sa nuque. Lazare ne l'appelait pas, la fatigue s'accumulait en lui. Et Adrian ne voulait plus des cernes sous ses yeux...

Je replace un drap, suivi d’une peluche, suivi d’un chandail, suivi d’un vieux livre aux pages déchirées… Ça ne finit plus. Certains se verraient découragés, presque dégoûtés d’avoir à accomplir un tel rituel quotidiennement, mais moi, ça me redonne un peu d’espoir. De voir que mes enfants conservent quelques défauts caractéristiques de cette époque lointaine où tout allait bien me fait l’effet d’un baume sur le cœur. Je râle, je soupire, mais intérieurement, je souris. Sur mon visage, la contradiction se lit facilement, entre la moue agacée que j’affiche et les étincelles qui flottent dans mon regard.

Seulement, l’enfant qui vient de m’interrompre ne semble pas avoir remarqué ce second indice. Il s’empresse de s’excuser et je remarque que toutes ses phrases sont étrangement construites pour un garçon de son âge. J’ai l’impression qu’il cherche à s’effacer, qu’il ne veut pas déranger. Comme s’il se faisait tout petit et qu’il espérait qu’on ne le remarque pas. Félix a l’habitude de faire ça lorsqu’il veut me cacher une gaffe qu’il a faite ou un mensonge qu’il a dit.

J’essaie d’étirer un sourire sur mes lèvres, mais ce n’est pas très concluant et le rictus doit plutôt s’apparenter à une grimace qui manque de sincérité.

- Je voudrais récupérer mes gosses, mais ça, ça relève de la fiction.

Je soupire, réalisant aussitôt la gaffe que je venais de commettre. Ne pas révéler mes doutes, ne pas alarmer personne. Mais en même temps… Il s’agit d’un gamin. Un ami de ma fille. Je ne vois pas en quoi il pourrait poser problème.

- Laisse. Je suis juste un peu fatigué, c’est tout.

Je pourrais lui poser la même question et il pourrait m’adresser cette même réponse générique. C’est ce que les gens disent lorsqu’ils n’ont pas envie de s’étendre sur le sujet. Mais souvent, même s’il peut y avoir un fond de vérité, ça ne représente qu’une partie du problème. La pointe de l’iceberg, si on veut.

- Toi, t’as besoin de quelque chose petit? Je n’suis peut-être pas Delilah, mais si je peux aider d’une quelconque façon…

Je laisse ma phrase en suspens, lui laissant le temps de répondre. Je m’assois sur le bord du lit, celui de Félix, puis je tourne la première page du livre d’histoire. Peter Pan. Un conte à la fois glauque et merveilleux. Le préféré de Félix et avec raison. À l’opposé de notre réalité où les gamins sont forcés à vieillir de manière précoce, les habitants de Neverland restent éternellement insouciants. C’est un peu ce à quoi j’aspire pour lui. Je fais de mon mieux pour le tenir éloigné des propos de Lazare et des horreurs du nouveau monde pour qu’il préserve un peu de son innocence.

”Pourquoi vous voulez les récupérer?” la question était aussi ingénue que cruelle. Pour son père, Adrian n'avait été qu'une déception ambulante et l'Apocalypse n'avait en rien créé des liens entre eux, bien au contraire. L'homme s'était tout simplement satisfait d'abandonner son fils, trop heureux de se cacher derrière une logique darwinienne ou seuls les forts avaient le droit de survivre.
La mère du garçon avait été du même avis, aussi Adrian ne comprenait-il simplement plus ce lien d'amour entre parents et enfants sans parler de sens du sacrifice.
Et puis ils étaient dans la tribu bien aimée de Lazare où, car David était innocent et le pensait, les inimitiés n'existaient pas. On ne pouvait pas voler des femmes, des enfants, cela était contre ce que leur enseignait leur prophète, non?

Isaac lui retourna sa question et le garçon se retrouva à se dandiner, mal à l'aise, maladroit, mal à plein de trucs...
Il détourna le regard, les joues rouges. Avec Delilah, les choses gardaient le goûts de confidences enfantines mais là, David se trouvait face à un adulte. On ne pouvait pas dire les mêmes choses à un adulte, qui plus est à un homme...
Surtout un homme vieux, leurs coeurs avaient beau être ouverts à Lazare, peut-être gardaient-ils encore quelques idées préconçues quant au rôle de tout un chacun.
Au début, quand David aidait dans le camps, ça allait bien. On le remarquait pas, lui plus qu'un autre, mais à présent Lazare le faisait appeler à lui le soir... et pas que le soir quand il se sentait d'humour.
Bien sûr, David était heureux de servir son prophète, ça ne l'empêchait pas de continuer à remplir d'autres tâches comme à son habitude, mais lorsqu'il n'était pas là pour le faire tous savaient dans quelle couche il se trouvait.
Et peut-être que David en avait un peu honte, lui qui n'était pas une femme, peut-être que ça l'effrayait. A Isaac, il ne pouvait rien dire cependant...

”Rien”, murmura-t-il. ”Je voulais juste voir mon amie, me sentir normal et comme tout le monde...” Peut-être était-ce aussi cela que recherchait Lazare au contact de ses concubines, de ses concubins? De la chaleur humaine, l'impression d'être comme eux tous, lui qui portait une Foi complète sur la simple largeur de ses épaules. Bien sûr, David n'éprouvait rien d'autre pour Delilah qu'une amitié sincère, non pas un sentiment amoureux quelconque. Mais c'était de cette amitié et de cette douceur dont il avait besoin...