feed the flame (caleb)

JANVIER 2019

Henry avait dû attendre un certain moment avant de pouvoir partir en raid. Après la prise d’otage à la Mine, il avait passé quelques interrogatoires comme tous les autres mineurs, mais il avait préféré encore attendre quelques temps avant d’à nouveau se risquer à sortir. Il se doutait qu’on allait pas mal observer les raideurs et ce qui sortait pas mal des murs de la Mine, logiquement les plus à même de dialoguer régulièrement avec la tribu de Lazare. Henry ne voulait pas faire partie de ces gens-là. Il voulait être Monsieur Tout-le-monde, un espèce de fantôme qui fait partie des meubles et qu’on évoque jamais vraiment en conversation. Moins on pensait à lui, mieux c’était. Après quelques jours, il se décida partir en raid, le challenge fut de convaincre Billie, la boss des raideurs qui se méfiait de lui pour une raison qui le dépassait. Il prétexta avoir besoin de nouvelles pièces détachées spécifiques pour ses armes, mais aussi vouloir aller à la collecte de quelques munitions. En réalité, il souhaitait surtout se rendre auprès des avant-postes de Lazare, venir aux nouvelles et surtout savoir comment il en était arrivé à tuer cet homme. Ce n’était pas ce qui avait été initialement prévu. Il passa donc à la Carrière, achetant quelques munitions et d’autres bricoles, avec d’autres mineurs, avant de graduellement s’éloigner, jusqu’à disparaître de leur champ de vision et sembler aller continuer son marché ailleurs dans la Carrière. Après s’être assuré qu’on ne le suivait pas, il quitta la Carrière pour se rendre aux abords des avant-postes. Il ne voulait pas trop s’avancer, en général, il rencontrait les éclaireurs et gardes pas la position exacte, sait-on jamais que quelqu’un d’extérieur tombe sur eux. Il mima le chant d’un oiseau, d’une intonation particulière, signe qu’il était dans les parages et qu’il attendait qu’un membre de la tribu vienne à sa rencontre. Au bout de quelques minutes, deux personnes vinrent à sa rencontre : Jacob et Caleb. Oui, Henry appelait Caleb par son vrai prénom, parce qu’il le connaissait depuis bien longtemps. « Isaac. Jacob. » dit-il d’un salut de tête et ton bas, rapide marque de son allégeance. Il ne se permettait pas d’appeler Caleb par son vrai prénom lorsqu’il y avait d’autres personnes. En plus, il n’aimait pas trop Jacob. Ce dernier entendit un bruit venir de l’autre côté, et après un signe de la tête, prit congé dans le silence. Il n’avait pas besoin d’être trois pour cette discussion, et à vrai dire, Henry était en train de réfléchir à un moyen de le faire partir avant que ce bruit extérieur ne vienne réaliser son souhait. « C’était quoi ce bordel à la Mine ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Mes infos étaient suffisamment bonnes pour que vous rentriez sans vos grands sabots et que vous foutiez un tel désordre. » Il parlait à voix basse, d’un ton mitraillette, agacé et inquiété par la tournure de la situation. Il savait que Caleb ne faisait pas partie de ceux qui avaient été envoyés à la Mine pour cette opération infiltration, mais il avait bien dû avoir entendu des retours et il pouvait donc lui expliquer sans langue de bois comment les choses avaient pris une telle tournure.

JANVIER 2019

Lorsqu’on m’avait demandé de partir en reconnaissance avec Jacob, j’avais dû me retenir pour ne pas grincer des dents. S’il y avait bien un disciple qui m’insupportait, c’était ce dernier. Reconnu pour sa lourdeur, son sérieux et sa tendance à moucharder, qu’il s’agisse d’une trahison capitale ou d’un simple vol de condiment, il accourait au gourou. Une véritable plaie, le genre qui devait se manger une râcler régulièrement dans la cour d’école. Un charognard de la pire espèce, un lèche-botte agaçant. Évidemment, j’étais celui qui devait se le coltiner toute la journée. Ça promettait. Néanmoins, j’ai réussi à garder un visage impassible jusqu’à maintenant, me contentant de faire le boulot qui nous était demandé dans un silence irréprochable, ce qui ne déplaisait pas à mon acolyte, évidemment. À vrai dire, je crois qu’il m’aurait foudroyé sur place si j’avais osé lâcher une quelconque plaisanterie au moment où nous devions accomplir une tâche donnée indirectement par le tout puissant, le magnifique, l’imprenable Lazare. « Que quelqu’un ait pitié de moi et m’achève tout de suite. »

Après ce qui me semble être une éternité, les choses finissent par bouger. Le cri de ralliement se fait entendre, signe qu’un de nos espions est en place. Probablement Henry vu la proximité qu’a le poste de garde auquel je suis temporairement assigné avec la mine. Au mieux, il me tirera des griffes ennuyantes de mon compère. Au pire, l’échange d’informations me permettra de passer le temps un peu plus rapidement. « Ezekiel. » Je le salue en retour lorsque nous nous rejoignons enfin, le visage toujours aussi impénétrable. Puis un bruit se fait entendre. Probablement un animal ou le vent, mais valant mieux ne pas être imprudent, Jacob s’éloigne discrètement pour sécuriser le périmètre. Je me retourne à nouveau vers Henry, cette fois un mince sourire aux lèvres. Toutefois, je réalise à son expression qu’il n’est pas si heureux. J’hoche la tête face à ses propos, parfaitement conscient qu’une manœuvre ayant autant dégénérée aurait pu faire sauter sa couverture. « De base, Lazare avait envoyé un sbire pour l’antiviral. Mais si tu veux mon avis, il aurait pu choisir un meilleur élément. Le type était déjà instable. J’ai aucune idée de ce qui s’est passé à l’intérieur de la mine, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il ait pété les plombs et n’en ait fait qu’à sa tête plutôt que de suivre le plan. » C’est déplorable que, par manque de jugement de notre leader, il se soit retrouvé au milieu de tout ça, complètement plongé dans le noir. Mais ça, je le garde pour moi. Vu la fidélité d’Henry, je ferais mieux de ne pas m’attarder sur la rancœur et le dégoût que je ressens pour l’homme qui nous dirige. À mes yeux, ce n’est qu’un psychopathe narcissique, convaincu que lui seul peut sauver le monde des horreurs qui l’habitent. Ce n’est pas du tout le cas et si ce n’était que de moi, je me serais arrangé pour le faire redescendre sur terre depuis longtemps. Mais j’ai deux enfants sur qui je dois veiller, dont l’un est encore si jeune qu’il pourrait facilement se laisser laver la cervelle par les autres sbires. Il vaut mieux éviter de mourir aussi idiotement, alors je me tiens à carreau. Je joue la comédie, un peu plus chaque jour, alors que mes doutes et ma culpabilité croissent.

« Sinon, les choses se passent comment à la mine maintenant? Tu n’as pas trop de mal à t’intégrer? » Je demande, constatant qu’il a mis un bail avant de pouvoir effectuer un raid seul. Nous savons, grâce à d’autres sources, que la mine est un groupe assez renfermé. Toutefois, j’ignorais qu’il l’était à ce point. La tâche ne doit pas être simple pour mon vieil ami et si ce n’était pas de la cause que nous servons, j’admirerais grandement sa dévotion.

JANVIER 2019

Henry rend le mince sourire à son ancien voisin. Il ne supportait visiblement que peu Jacob. Tout comme l’espion. Au moins, Henry pouvait désormais parler un peu plus librement, toutes proportions gardées, sans craindre que Jacob aille cafter au gourou en personne les inquiétudes de l’armurier d’Hamilton. Cette infiltration avait été gérée n’importe comment et c’était la vérité, prétendre le contraire revenait à mentir. Et Dieu n’aimait pas le mensonge, n’est-ce pas ? Il serrait son sac à dos, nerveux. Il ne craignait pas particulièrement qu’on tombe sur eux, déjà, la probabilité était assez mince et Henry n’avait rien à se reprocher. Il craignait davantage les actions imprévisibles de la tribu, et celle de trop qui finirait par le griller. Les explications de Caleb l’éclairèrent davantage, sans pour autant le rassurer. Il continuait à jeter un oeil circulaire autour d’eux, à l’affût d’un potentiel intrus. « Il ne faut plus que cela arrive, ils ont passé tout le monde au peigne fin en interrogatoire, ils vont renforcer les rondes de jour comme de nuit, et je pourrais moins traîner dans les couloirs. Déjà, même pour sortir, c’était compliqué. » Henry avait toujours réussi à être plus ou moins un fantôme dans le clan de Jones, mais il était certain que désormais, tout le monde allait se surveiller et se suspecter. « Et cette explosion à la Carrière, il y a eu tellement de morts… Je… » Il voulait exprimer son mécontentement, dire que c’était du grand n’importe quoi tous ces innocents tués, mais il se retint. Il ne connaissait pas assez le degré d’allégeance de son interlocuteur qu’il considérait pourtant comme un ami. « Je n’ai pas compris ce qui s’était passé. » finit-il par dire, suffisamment vague pour qu’on ne lui en tienne pas rigueur. Il pensa aux mineurs, qu’il trahissait et considérait aussi comme ses amis. Nino, Portia, Alison. « Oui, je crois que les gens m’apprécient. On me fait confiance, en tant qu’armurier et raider. Après, je ne me mets pas en avant et je reste discret. Et toi, quelle est l’ambiance au sein de la tribu en ce moment ? » Peut-être qu'il y avait des tensions en ce moment, des dissensions internes qui pouvaient expliquer les actions frénétiques de la tribu ces derniers temps. A vrai dire, cela faisait désormais si longtemps qu'il n'avait pas traîné avec plus d'une personne de Lazare à la fois qu'il en oubliait presque l'ambiance singulière du clan. Etait-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

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Les choses ne sont plus comme avant. Le voisinage a changé. Plutôt que de se croiser au supermarché du coin, on se rencontre au milieu des bois pour s’échanger des informations. Plutôt que de s’entraider mutuellement en s’occupant des enfants de l’autre, Henry est -était avant d’être espion- le seul à jouer les babysitter occasionnel, parce que ses gosses à lui étaient morts depuis longtemps. Le monde est devenu si horrible que, malgré nos écarts, je m’accroche à cet autre tribu, dernier visage de mon passé outre Cheryl et Félix. C’est donc avec sincérité que je lui demande comment se passent les choses, surtout après les récents événements. Les informations qu’il me révèle sont loin de m’enchanter, au contraire. Déjà que la situation devait être compliquée pour lui en intégrant le groupe le plus méfiant du coin, voilà que notre cher Gourou lui ajoutait des bâtons dans les roues, énième geste pour accroître ma méfiance à son égard. À continuer ainsi, elle finira par évoluer, se changer en haine profonde et indéniable. J’irai, une nuit, planter moi-même un poignard dans sa poitrine.

« La carrière, oui... » J’en ai eu vent, bien plus tard après les événements. Les gestes de Lazare sont de plus en plus extrêmes, de plus en plus frénétiques. Si avant il se contentait de parler, de réciter de quelconques âneries, maintenant, ses gestes étaient de plus en plus violents. Une partie d’échec dont les coups sont de plus en plus vicieux. J’aurais envie d’en faire part à Henry, de lui secouer les épaules pour qu’il se tire, qu’il se refasse une vie à la mine, à l’abri de la secte. Mais je ne peux pas. À la place, j’esquisse un sourire navré. « Malgré qu’ils te fassent confiance, l’ambiance ne doit pas être agréable dans la montagne. » L’espace d’un instant, je me mets à la place d’Henry, fidèle dévoué, forcé de vivre sous une angoisse constante. Il ne sait jamais si son secret finira par être percé. « Ça va. Sans plus. Je serais incapable de remettre l’autorité de Lazare en question, mais j’ai eu vent de quelques personnes pour qui c’était le cas. Je crois qu’il y a des tensions parmi les nôtres, même si elles sont bien dissimulées. Mieux qu’au sein des clans voisins, en tout cas. Je crois que s’il joue bien ses cartes, notre chef arrivera à sauver tous ceux qui doivent l’être. Tout ce que tu fais l’aide en ce sens. » Je marque une pause, feignant de réfléchir. Je ne mens pas. Les récents événements ont rebuté quelques personnes. Néanmoins, personne ne semble prêt à agir, pas au même point que je le serais. Je continue donc de me taire, cachant mes doutes à tout le monde, même à celui qui se rapproche le plus d’un meilleur ami.

JANVIER 2019

Lorsqu’on y réfléchit bien, on peut bien se demander comment Henry en est arrivé là. A imiter des cris d’oiseaux dans une forêt déserte, pour ensuite appeler des gens par un autre prénom que leur réel, et enfin discuter d’une secte religieuse avec son ancien voisin d’une banlieue médiocre de Los Angeles. La situation n’avait pas beaucoup de sens, mais c’est précisément ce qu’il était venu chercher dans la tribu, du sens à cette nouvelle vie apparemment absurde. Il faut dire que Lazare était tombée à pic, enfin si on considère qu’il faille encore vivre après avoir perdu en l’espace de cinq minutes toute sa famille dévorée par des rôdeurs. Autrement, il était certain que le brun se serait laissé mourir. Il ne sait plus comment il a réellement réussi à remonter la pente. Dans tous les cas, Lazare et les siens avaient été là pour lui, s’étaient occupés de lui sans broncher et sans lui demander grand chose en retour, si ce n’est qu’il les suive eux et leur mode de vie sans trop faire de vagues. Bon gré mal gré, Henry ne pouvait pas oublier ce qu’il devait à la tribu et surtout à Caleb, un des premiers à l’avoir accueilli et aidé, en vertu du lien de connaissance vague qui les liait. Il savait qu’il pouvait lui faire confiance, après tout, Caleb n’avait pas hésité à lui confier ses enfants que l’espion connaissaient également d’avant l’Influenza. Peut-être aussi pour qu’il ait à nouveau la sensation d’être responsable de quelqu’un, comme il l’avait été pour ses propres enfants avant leur fin funeste. Dans tous les cas, cela avait fini par fonctionner et il s’était remis sur pied. Alors, il devait chasser ses doutes et faire preuve de gratitude, c’était ce qu’on lui avait appris pendant son séjour avec la tribu. « Oui Lazare saura effacer nos faiblesses et nos doutes le moment venu. Nous ne sommes pas comme eux. Nous savons pourquoi nous vivons ici-bas. T’as-t-il parlé de moi ? A-t-il un ordre à me transmettre ou un message pendant que je suis là ? Je ne sais pas dans combien de temps je pourrais revenir… » Henry n’avait pas d’égard particulier pour leur chef. Il savait que celui-ci l’appréciait, autrement, il ne lui aurait pas confié la délicate mission d’être espion pour un des clans les plus fermés de la région. Mais il devait reconnaître le charisme de ce dernier, qu’on adhère ou pas à sa foi. S’il avait besoin de savoir quelque chose, autant que ce soit maintenant. Quant au début de sa phrase et ses quelques phrases remplies d’espoir religieux, il les répétait plus par habitude, comme pour se rassurer, que par réel conviction, mais ça, il ne le savait pas encore. « Et toi comment vas-tu ? Tes enfants se portent bien ? » Il regarda sa montre, il avait bien le temps de bavarder quelques trivialités avant de devoir se rediriger vers la Carrière. Il n’avait pas envie de rentrer tout de suite dans l’étouffement sombre de la Mine, surtout en ce moment avec la tension qui régnait dans l’air. Il voulait profiter des petits rayons de soleil, de l’air frais et de la bonne compagnie. « Je vois que tu es en binôme avec Jacob. Ca fait longtemps ? Pour être honnête avec toi, je l’ai toujours trouvé un peu… relou. » Il espérait avoir bien lu les quelques signes sur le visage de Caleb qui trahissaient un certain agacement à la présence de Jacob et plus généralement à sa personne. Autrement, il allait devoir sacrément ramer pour justifier sa remarque dans cette tribu où l’on ne dit pas du mal de son prochain.

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Le moment venu... Si notre leader avait eu l’opportunité de nous rassurer ou plutôt, de me rassurer, je crois qu’il l’a manquée. Ses actions sont de plus en plus extrêmes, de plus en plus inquiétantes. Je dois me bouger rapidement, mais je me sens comme une tortue prisonnière d’un filet de pêche. Mes gestes beaucoup trop lents n’ont aucun effet. Je n’ai aucune chance. « Il souhaite seulement que tu restes en poste, que tu n’abandonnes pas la mission qu’il t’a confié. Il est encore frustré par rapport à l’échec de l’infiltration, alors je crois qu’il vaut mieux ne pas le décevoir. » Les derniers mots auraient pu évoquer une menace dissimulée, mais il s’agit plutôt d’une mise en garde. Si notre gourou se voit comme un sauveur, il me rappelle plutôt un dieu vengeur. Il est si imbu de lui-même que j’aurais peur de ce qui adviendrait d’Henry s’il venait à décevoir notre chef. Après, il vaut mieux ne pas penser à ce qui pourrait m’arriver si mon hypocrisie était dévoilée. Mes enfants sont en sureté, c’est tout ce qui compte pour l’instant. « Je suis fatiguée. Les postes de garde sont moins rassurants que l’aéroport. Mais je me console en pensant que Delilah veille sur son petit frère. » Je grimace légèrement en prononçant le prénom. Ma Cheryl, ma grande fille, maintenant esclave d’une doctrine insensée, prisonnière de cette nouvelle identité et de sa naïveté. Delilah est une étrangère à mes yeux, une entité qui a possédé le corps de ma fille. Mais ça, je ne dois pas en parler. Tout va bien.

« Jacob... » Un soupire s’apparentant plutôt à un râle s’échappe d’entre mes lèvres asséchées. Celui-là, j’ai du mal à le cadrer. Il y a quelque chose dans son regard qui m’empêche de lui faire confiance, comme une folie dissimulée. D’apparence, il est calme et placide, en contrôle, mais en l’observant de plus près, j’ai l’impression qu’il pourrait péter les plombs à n’importe quel moment, se retourner contre n’importe lequel d’entre nous pour les beaux yeux de Lazare. C’est un suiveur fidèle, extrêmement fidèle, à un point où c’en est dangereux. Et il est ennuyant aussi. Je ne peux pas trop parler de ce côté vu mon attitude des derniers temps, mais Jacob est si sérieux que travailler à ses côtés est pénible. Je m’ennuie atrocement de nos balbutiements dans la secte, à l’époque où Henry était encore là. Je ne me faisais pas encore de soucis. J’arrivais à fermer les yeux la nuit et le bonheur de mes enfants m’empêchait de me questionner davantage. « Ça fait trop longtemps. Les premiers jours ça allait, mais là, je commence à avoir du mal à le supporter. » Un euphémisme, évidemment. Mais je n’ose m’avancer sur le sujet, de peur de dire un mot de trop, une chose de travers qui provoquerait ma dénonciation. « Mais bon, il n’y a qu’ensemble qu’on sera plusieurs. » La fatigue me fait déparler, mais la phrase garde son sens. Je n’ai pas le choix de rester à ses côtés, parce que sinon, je me taperais tout le boulot seul.

JANVIER 2019

Caleb a le mérite d’être honnête et d’avouer que la mission à la Mine doit sous-entendu ne pas se reproduire. Le problème, c’est que Lazare n’avait rien dit à Henry sur ce qu’il comptait faire des informations sur les rondes de gardes qu’il avait données à la tribu. Si la stratégie d’éviter une fuite pouvait se comprendre, maintenir l’espion dans le noir et la surprise de cette attaque avait fait que ce dernier n’avait absolument pas pu les aider. Il se retrouvait donc un peu dans la posture du con qui n’y pouvait pas grand chose. « Oui, je tâcherai d’être plus efficace et d’obtenir des informations plus sensibles. Mais ce n’est pas facile, Jones ne fait confiance à personne et même un de ses conseillers avec lequel je suis ami ne me dit rien. » Henry avait beau être proche de Nino, un fidèle de Jones, ce dernier restait muet comme une tombe à l’égard des futurs plans du clan. Pouvait-il lui en vouloir ? Tant que Nino ne disait rien de valable, Henry n’avait aucune raison de le trahir et ne se retrouverait donc pas coincé dans un dilemme moral. Du moins, c’est ce qu’il se disait pour faire bonne figure. « Ta fille n’a pas de mal à suivre les préceptes en grandissant ? Pas des envies d’une plus grande liberté ? » Parfois il se demande comment ses propres enfants se seraient intégrés à la tribu. Mal, probablement. Son fils aîné n’aurait pas supporté l’autorité du clan, lui qui ne supportait déjà pas l’autorité modérée de son père. Il était sûr qu’en temps normal, Henry n’aurait jamais intégré, c’est le désespoir et les sombres pensées suicidaires qui l’ont conduit à ce qu’il laisse les fidèles s’occuper de lui, plus qu’il ne décide de les rejoindre. La conversation prend un ton plus léger lorsque Caleb évoque prudemment sa relative inimitié pour Jacob. Henry se retient de rire, laissant pointer au coin de ses lèvres un sourire entendu et discret. Il allait lui répondre lorsqu’une voix étrangère l’interpelle au loin. Pas si étrangère que cela puisque lorsqu’il se retourna, il reconnut le visage de Karl, un miner et raider pour le clan. Ne cédant pas à la panique, il lui adressa un sourire. « Oh, salut Karl ! » « - Qu’est-ce que tu fais ici ? C’est qui ce type ? » Henry se tourna vers Caleb, à la recherche d’une excuse sur le visage de son ami secret. « Oh je discutais des moissons et des gibiers du coin avec un vieux client, du temps où je faisais mon commerce régulièrement au Mall. » Il marqua une pause, attendant que Caleb confirme ses propos et invente un baratin. Trouvant que la chose traînait un peu, et pour ne pas laisser de blancs gênants maintenant que Karl était arrivé à leur hauteur, il ajouta : « Mais il saura sûrement mieux se présenter lui-même que moi. »