« Tell me your story
please tell me everything »
Elle ne l'aimait pas, car ses yeux étaient ceux d'un rôdeur. “Je suis ton mari, disait-il, et tu es ma femme, ne l'oublie pas.”
Elle l'avait déjà giflé pour cela. Elle le giflait dès qu'il posait la main sur elle, son bras, son visage, l'ombre de ses cheveux aussi parfois. Et qu'il était idiot ce geste, pas vrai? Parce qu'elle avait les cheveux sales depuis trop longtemps, alors il n'y avait rien de tendre à les toucher, il n'y avait rien de tendre à la trouver belle non plus.
Elle avait bien songé à s'enfuir, mais plus rien n'était sûr. Puis, les enfants étaient si jeunes... L'accident survint sans que personne ne puisse faire quoi que ce soit. Les hommes montaient la garde à l'extérieur du camps, les hommes dont
Lui.
Quelqu'un fut assez con pour vouloir éteindre le feu de cuisine avec un bidon d'essence posé non loin. La toile des tentes, le bois pourris de leurs constructions miséreuses, tout cela pris feu. Elle était coincée au milieu du brasier, elle, les deux enfants aussi.
Il hurlait leurs noms, voulant maîtriser l'incendie, voulant les sauver ici, se fichant des autres. Il hurlait leurs noms, tendait la main mais elle, dans les flammes et la fumée, elle refusait de la prendre. De lui tendre les enfants.
De continuer.
Et ce qu'elle voyait dans ses yeux à lui, alors qu'on le traînait en arrière parce que tous était beaucoup trop incontrôlable, que déjà des rôdeurs se ramenaient, attirés par le bruit, par tout cela, ça la faisait presque rire.
Rire ou pleurer, elle ne savait plus la différence entre les deux.
”Pauvre fou, tu nous aimais vraiment alors? Imposteur...”***
“Tes cheveux, ils ont la couleur d'un incendie...”
Il disait ce mot avec une tristesse étrange, le nez dans sa tignasse, la main contre le ventre rond qu'elle ne pouvait plus cacher. Elle haïssait presque le bébé à l'intérieur déjà, se souvenait des fous furieux ayant essayer de l'ouvrir en deux pour manger son foetus. Ils pensaient que c'était un remède miracle contre le virus, les rôdeurs, ce qui les attendait tous. Son mari l'avait défendu, elle y repensait, songeuse, en lavant les mains de l'homme.
Il adorait qu'elle prenne le temps de le faire, malgré son silence, malgré les yeux qu'elle ne levait pas, jamais.
Dans son ventre, le bébé était immobile, ça non plus elle ne le disait pas.
Son mari, son homme, ça faisait mal au coeur d'aimer quelqu'un autant.
Quelqu'un de mort.
“J'ai toujours aimé tes cheveux”
Tais-toi, voulait-elle répondre, il n'y a pas de “toujours” entre nous, il n'y en a jamais eu. Tu as tué mon mari, tu m'as fait laver son sang de tes mains. Mon mari était un homme courageux, il ne méritait pas ça, mourir pour mon ventre, pour un bébé déjà mort lui aussi. Tu peux espérer tout autant que tu le veux, ce bébé est mort, il ne sera pas ton fils et moi... Moi, par le diable, je ne serai pas longtemps ta femme.
***
Il avait creusé la tombe seul, refusant qu'elle ne s'approche. Le petit s'en était allé la nuit dernière, la respiration de plus en plus difficile, et puis plus rien. Ca avait servi à quoi de survivre à l'accouchement, de pas choisir de se tuer, hein? A rien, simplement ça, à rien... L'homme avait passé la nuit avec eux, attentif toujours au danger, mais là, juste là, son souffle dans sa nuque à elle. A présent qu'il n'y avait plus le bébé, il partirait sûrement et...
Et des bras autour d'elle, une étreinte. Son étreinte, lui qui avait tué son mari, lui qui disait être son mari, en avait même pris le nom. Elle pleura enfin, accrochée à lui.
Elle pleura, lui demanda de lui faire un autre enfant.
Parce qu'il ne partirait pas.
Elle acceptait de devenir folle dans la chaleur de ses bras, elle acceptait d'être aimée de cet homme également, et elle l'appelait par un nom qui n'était pas le sien, oubliant qui avait été son vrai mari. Cela était plus simple, qu'on la juge peut-être, mais cela était plus simple.
Quand elle mourut, car le monde, apocalypse ou non, était injuste, il l'enterra à côté du petit, veuf pour quelques instants avant que le vide ne revienne dans son esprit, n'efface tout.
Qu'il n'y ait plus rien si ce n'est cette envie de marcher jusqu'à trouver ce qu'il désirait : sa famille.
Il était cet être étrange, cette aberration, homme sans nom ni passé que l'apocalypse avait vomi en même temps que les rôdeurs. Ce qu'il portait n'avait pas de mots, pas de souvenir et surtout, pas d'émotion. Ce qu'il portait, c'était un corps sans âme, le sien, sauf que qui pouvait vivre comme ça?
Pas lui, alors l'homme tuait ceux dont il voulait prendre la place, ceux qui avaient encore une femme, des enfants, et il leur prenait tout, pour que tout cela devienne sien.
Il y avait quelque chose d'admirable en lui également, car là où beaucoup s'écroulaient d'avoir perdu une famille, lui restait debout, en en ayant perdu déjà beaucoup trop. A chaque fois, elles lui échappaient des doigts, arrachées par les rôdeurs, les maladies ou les hommes... Et son corps commença à porter de multiples cicatrices, tout autant que lui avait porté de noms.
***
La fillette ne parlait pas beaucoup. La nuit, elle regardait le feu en se rongeant les ongles, incapable d'oublier le sang et les cadavres. Elle boitait de plus en plus aussi : le rythme de marche qu'il lui imposait, les baskets défoncées, tout cela lui blessait les pieds jusqu'au sang...
Elle avait vu les hommes dévorer son père, l'un d'eux lui avait même pincé le nez pour la forcer à en avaler un peu aussi. Presque comme un rôdeur, sauf que là c'était cuit, brûlé, calciné. Des jours après, ça lui brûlait encore l'estomac.
Ils l'avaient forcé à avaler d'autres choses aussi, des qu'il fallait pas dire parce que, parce que...
Elle avait vu les hommes dévorer son père, pourtant l'homme était là. Il lui ressemblait en rien, mais il l'avait tiré de tout ça comme....comme son vrai père aurait du faire.
Elle avait vu les hommes dévorer son père, ou bien peut-être que cela n'avait été qu'un inconnu, qu'elle avait imaginé le pire?
Qu'elle avait tout rêvé, jusqu'à son ancien nom. Maintenant, elle était Indy, Indiana. Elle aimait bien, peut-être que ça avait été le nom d'un chien avant? Ou bien un chien qu'elle avait vu dans un film, il y a longtemps. Et après, quelqu'un avait pris le nom du chien et c'est vrai que c'était joli alors pourquoi pas faire pareil?
Il était d'accord et c'était un bon compromis entre eux, un compromis implicite : il l'appelait Indy, elle l'appelait papa.
Les hommes aussi voulaient qu'elle les appelle “papa”, ceux qui les avaient capturé, elle et son...un inconnu. Elle et un inconnu. Qu'ils avaient dévoré. Qu'elle avait dévoré aussi, un peu.
Mais les hommes voulaient ça, pas pour être son père mais pour faire leur chose avec elle. Maintenant, ils étaient mort et elle, elle pour la première fois de sa vie, elle quittait la Floride.
Quand ils arrivèrent au Texas, qu'ils purent s'établir à la carrière, Indiana avait tout refoulé de sa vie d'avant. Elle était Indiana Comstock, Jude était son père, et ce qu'elle vomissait encore parfois des nuits de Floride, de simples cauchemars.
Pas un souvenir de chair humaine, jamais.