(IX) when reality punch in your face + abel

Il n’avait pas fallu plus de quelques minutes pour faire comprendre au groupe qui revenait de raid transi de fatigue que quelque chose n’allait pas : le campement était ordonné, terriblement propre, la plupart des cavaliers présents occupés à bosser ou se tenir à carreaux. Le genre de situation qu’Abel appréciait en temps normal, oui, mais qui ici lui avait paru plus louche qu’autre chose. Comme si on cherchait à camoufler quelque chose, comme si faire des excès de zèle permettrait de faire disparaître l’éléphant au milieu du campement. Ou bien de le rendre, lui, plus clément face à une nouvelle qui attendait encore de lui être annoncée ? Quoi qu’il en soit, il n’y eut pas besoin de beaucoup plus de temps pour que le pot aux roses soit dévoilé, Abel étant encore en train de s’occuper de sa jument fourbue que quelqu’un s’était chargé de venir lui apprendre ce qui s’était passé en son absence.
Mais il n’y eut pas de crise de colère, pas de coup de sang, rien : juste sa mine qui s’était allongée, son regard devenu plus dur, l’homme avait congédié le mouchard avec brutalité puis une fois ses affaires terminées, s’en était allé droit à son bureau sans décrocher un mot à personne. Fallait-il redouter la bombe à retardement qui était en train de mariner dans son esprit, ou bien le leader n’allait-il rien dire, rien faire, ne prendre aucune mesure dû au fait que l’événement avait été une réussite ? Lui-même n’en savait trop rien, partagé entre deux émotions contradictoires. Mis au pied du mur, il était bien obligé d’admettre que dans la mesure où il n’y avait rien eu à déplorer – ou presque – au cours de la soirée, cela n’avait pas forcément été une mauvaise idée. Sauf qu’il lui était tout bonnement impossible pour lui de la cautionner, et à plus forte raison en sachant que tout s’était tramé dans son dos.

Abel en était rendu là de ses réflexions, dos à la porte et occupé à se rouler l’une de ses sempiternelles clopes, que des coups résonnèrent et que l’on se permettait d’entrer dans son bureau sans attendre de retour de sa part. Il n’y avait que Jenna pour faire ça bien sûr, elle et Caden quelque fois, mais le cadet désormais se faisait fort d’éviter son frère dans la mesure du possible, et tout le monde s’en portait mieux comme ça. Jenna, donc, principale responsable pour ce qui avait eu lieu en son absence et qui venait pour… quoi au juste ? Présenter ses excuses ?
Pas le moins du monde. Et elle avait même le culot de lui demander par avance de se calmer.

« Putain, mais tu me fais chier Jen ! Tous, là, vous me faites bien chier. Je peux plus partir quelques jours sans que vous fassiez n’importe quoi ou bien ça se passe comment ? » L’agacement était probablement exagéré face à ce que sa frangine venait de dire, mais légitime puisque l’on savait qu’Abel ne supportait pas que l’on fasse quoi que ce soit dans son dos. Et considérant qu’il n’avait encore fait aucune remarque à ce sujet, cette simple introduction était, en fin de compte, plutôt légère vis-à-vis de ce qu’on lui connaissait. Le fait que ce soit sa petite sœur qui se tînt actuellement en face de lui aidait également pour beaucoup dans la maîtrise de sa colère. « Alors quoi ? C’est quoi le foutu problème avec Winona ? » Important, avait-elle dit. Pour autant, il était encore aux antipodes de se douter du fond du problème mais elle avait déjà sa curiosité acquise, bien qu’il n’en montrât pas grand-chose derrière la couche d’énervement. « Il s’est passé quelque chose ? » Vrai qu’il ne l’avait pas croisée sur son chemin, Jackson, alors qu’elle n’était d’habitude jamais bien loin…

Pas concrètement. Son expression se renfrogna davantage, du moins si cela lui était encore possible ; il glissa la clope entre ses lèvres et y porta le zippo, l’alluma… manqua de s’étouffer avec la première bouffée et parvint finalement tant bien que mal à ne laisser échapper qu’une toux à peu près discrète.  
Evidemment, ce que venait de dire sa sœur n’était pas étranger à ce petit incident. Mais, Abel ne fit pas le moindre commentaire, ne chercha pas à l’interrompre dans ce qu’elle avait à dire. Pourtant, Dieu savait la multitudes de pensées qui pouvaient bien lui passer par la tête à cet instant précis… En premier lieu, une surprise mêlée de déplaisir, sentiment sûrement trahi par son regard tandis qu’elle lui contait les fait. Ensuite, la difficulté de gober une énormité pareille ; il eut envie de lui couper la parole à maintes reprises pour lui dire de se taire, de lui demander si elle se foutait de sa gueule et autres charmants petits propos dans le genre dicté par la colère, mais se contenta de serrer les dents à tel point que la crispation de ses mâchoires se dessinait nettement sur les traits de son visage. Mais, Jenna n’avait aucune raison de lui mentir, non ? Malgré le fait qu’elle semblait ne pas vraiment apprécier Jackson – elle n’était d’ailleurs pas la seule dans l’entourage féminin du cavalier –, venir lui monter une connerie pareille n’était vraiment pas le genre de trucs qu’elle serait susceptible de faire juste pour… pour quoi, d’ailleurs ? Pousser quelqu’un d’une place convoitée ? Non, cela non plus il ne pouvait y croire.
Sa colère, finalement, Abel ne savait pas trop d’où il la tirait : il y avait les événements récents, la fatigue, l’éventualité d’une trahison – encore une – et puis Jenna qui, en guise de d’accueil après la longue absence de son frère, venait lui parler de ce genre de chose. Brusquement, il se sentit très las, pris de l’envie subite de repartir d’où il venait, retourner séance tenante en raid et oublier tout ce bordel inhérent au ranch qui, avait-il l’impression, ne le laissait pas souffler ne serait-ce qu’un instant. Mais merde, pouvoir bénéficier d’au moins une soirée de repos après tout ce temps sur les routes, c’était à ce point trop demander avant de devoir recommencer à gérer des imbéciles et leurs conneries ?
De toute évidence : oui. Le dépit manqua de le faire congédier sa sœur sur le champ, mais il se fit fort de brider cette envie.

« J’en ai ras le cul de vous. » Découragement. Et encore, il n’en était même pas au stade où il cherchait à traquer la vérité dans les propos de Jenna, sûrement parce qu’il n’avait pas encore pris la pleine mesure de ces derniers. Enfin, il les avait entendus, et compris, mais l’impact de la révélation attendait encore de lui donner son coup de poing en pleine gueule. « Est-ce qu’il peut pas y avoir une une seule putain de personne reconnaissante pour tout ce que je fous ici ? » Les complots, toujours les complots… on essayait de le buter, on lui butait un fils à la place. « Merde ! » Il s’était détourné d’elle, et son poing vint cogner violemment contre le bois massif du bureau, ponctuant la soudaine exclamation. La douleur se propagea aussitôt dans ses phalanges et vint bientôt investir toute sa main, comme si des centaines d’échardes venaient en simultané de s’y planter avec brusquerie.
Cela eut au moins le mérite de lui donner un coup de fouet.
Abel reprit contenance, inspira une grande bouffée d’air – puis de tabac – et se résigna à faire de nouveau face à Jenna, corbeau de mauvais augure, et à la réalité qu’elle amenait avec elle. Winona. « Et elle est où en ce moment, Jackson ? Tu l’as confrontée ? Comment elle se justifie de ça ? » Non, il n’était pas prêt à prendre d’emblée la torche et immoler la coupable, il ne parvenait tout simplement pas à réaliser le sens des mots de sa sœur. Elle était là depuis tellement longtemps, la cavalière, et toujours à ses côtés. Alors qu’on vienne lui dire comme ça, cash, qu’elle avait un comportement prêtant à la suspicion, n’était pas quelque chose qu’il pouvait accepter sans qu’on lui agite une pleine poignée de preuves sous le nez d’abord. « ... Et Wyatt ? »

Son agacement s’était répercuté sur Jenna, il en prit bien la mesure dans la sécheresse des réponses de sa cadette. S’il s’en sentit coupable ? Non, pas le moins du monde, trop égocentrique même dans sa colère pour se soucier de ce que ses mots pouvaient bien avoir de blessant chez les autres. Ou peut-être simplement trop énervé : ce n’était pas tant à elle qu’il en voulait, mais à la teneur de ses paroles. A Winona derrière, forcément, parce qu’il ne supportait pas la discorde au sein même de son campement.
Ce qu’elle évoqua de Wyatt sembla le calmer un peu – aurait-elle tenu des propos négatif à son sujet également, qu’il aurait sans doute laissé exploser une colère complètement disproportionnée – et, tandis qu’il se massait sa main meurtrie à l’aide de l’autre, les lèvres pincées ravalant la douleur qui continuait d’irradier, il prit une longue inspiration et s’obligea le calme. Ou quelque chose s’y apparentant. « Bien sûr que j’irais le voir, il rétorqua, soutenant sans faiblir le regard noir qu’elle lui lançait. Si ce que tu dis est vrai, il aura tout intérêt à me donner le détail de leur conversation. »

Si. Il l’observa tressaillir comme s’il venait de la piquer et comprit un peu trop tard le choix peu judicieux de ses mots. Loin de lui l’intention de l’accuser de mensonges, pourtant, mais avec le recul et après avoir vu la manière dont elle avait accueilli ses propos, il était bien forcé d’admettre que c’était exactement l’impression qu’il venait de donner. « Jenna, il reprit, craignant peut-être soit qu’elle lui claque la porte au nez soit qu’elle s’énerve sérieusement à son tour. C’est pas toi que je mets en doute, ok ? Je te crois. » Ou plutôt il croyait ce qu’elle pensait avoir vu, entendu. Mais formuler la chose de cette manière aurait sûrement été mal pris, à raison d’ailleurs. « Mais tu peux pas m’en vouloir de pas lancer une chasse aux sorcières sur le champ simplement pour quelques paroles de travers. Ça fait des années qu’elle est ici, à bosser pour nous… si elle a quelque chose à se reprocher, y a forcément des preuves qui traînent. » Des gens qui causeraient, pour peu qu’on leur pose les bonnes questions, ou qu’on emploie les bonnes méthodes. Si elle avait des squelettes dans son placard, ils finiraient bien par mettre la main dessus : le campement n’était pas si grand que les secrets de ses habitants puissent y rester planqués éternellement une fois qu’on avait les yeux braqués dessus.
Restait à déterminer, ensuite, la gravité de la situation…
Mais Abel, il ne prendrait pas de décision sans ces foutues preuves. Il ne la laisserait pas s’en tirer à si bon compte non plus, non, il irait la voir, après être allé toucher deux mots à son chef sécu. Il irait la voir et, en fonction de ce que Wyatt lui aurait dit déjà, il aurait une idée à suivre, il saurait déjà un peu mieux à quoi s’attendre. Peu importe à quel point l’idée qu’elle ne soit pas qui elle prétendait être depuis toutes ces années pouvait le répugner… « J’ai entendu parler de cette histoire de puff, aussi. » Il croisa les bras sur sa poitrine, toujours sans détacher son regard de celui de sa frangine. « C’est peut-être pas non plus innocent là-dedans. » Sous-entendu : est-ce que ce qu’on pouvait dire, ou croire entendre sous influence de drogue et d’alcool, pouvait réellement avoir une valeur quelconque ?