Nino Fran
« you make it hard to have a good time »
« Combien pour ça ? » Son doigt se posa sur le duo de talkie-walkie en état plus que correct. Le vendeur, un vieux briscard qui fumait le contenu indescriptible d’une pipe hors d‘âge, jaugea son bien avec l’air du connaisseur qui n’en avait clairement aucune idée avant de remonter au visage de l’acheteuse potentielle non sans un petit égarement au niveau du décolleté.
« Tes munitions et tes conserves de bouffe. » Un mort de faim, pour changer. Ils étaient légion dans cette carrière à la con.
Fran aboya en guise de ricanement. Ca faisait cher payé pour deux radios qui n’étaient sûrement pas fournies avec les piles.
« Rien que ça ! » Ces saloperies de marchands étaient d’autant plus véreux et voraces depuis que Stonebriar avait fermé ses portes et pour cause, ils se savaient mieux positionnés que personne pour pouvoir reprendre la main et dominer le marché du troc. Comment rivaliser avec une offre indécente comme celle-là quand tout ce que son sac contenait n’équivalait pas la moitié de la somme demandée ? La blonde n’était pas idiote, des types intéressés par un moyen de communication aussi rare que celui-là allaient sauter sur cette perle rare si elle ne se montrait pas habile. Un bref coup d’œil feint dans sa hotte aux surprises et la cavalière reprit avec l’air le plus secret du monde.
« Je te propose mieux. Qu’est-ce que tu dis … » De son bras libre elle fouilla, prit son temps pour ménager un suspens intenable. L’autre en face trépignait légèrement, chiquant un peu plus vite à chacune de ses inspirations lourdes.
« De ça ? » Le masque de plongée qu’elle pendit sous son nez lui arracha un haussement de sourcils. Ses yeux plissés s’écarquillèrent ; il ne s’attendait pas à ça, c’était évident.
« J’en dis qu’j’suis pas pêcheur ? » Ni plongeur, mais ça, Fran s’en serait doutée, le pauvre gars devait nager comme un bouchon de liège. Pas son problème cependant, car pour l’instant tout ce qu’elle voulait c’était convaincre l’imbécile d’accepter un échange parfaitement inégal.
« Et chasseur de trésors ? Nan parce que tu sais, on en trouve, des trésors, quand on va sous l’eau. Et des lacs inexplorés ici, y en a un paquet. » Comme si elle expliquait une théorie parfaitement logique à un bambin en bas âge, Fran prenait le soin de moduler sa voix du ton le plus mielleux et le plus doux possible. Trop doux sûrement, l’autre commençait à se méfier et à accentuer les pattes d’oie qui marquaient son visage rabougri.
« Pourquoi tu l’gardes pas, alors ? » Pas faux. Si elle l’aimait tant que ça, ce masque de merde, elle pouvait bien l’utiliser au lieu de l’échanger. Moins débile qu’il en avait l’air, celui-ci …
« J’en ai déjà un. » objecta sans se démonter d’un ton très tranquille une Fran pas avare en mensonges.
« Après je te dis tout ça … peut-être que tu sais pas nager. Tes dernières brasses doivent remonter à loin. » Son sourire s’étira lentement avec une pointe de moquerie qu’elle ne s’efforça pas de cacher. Dans certains cas tenaces, porter atteinte à la virilité d’un vendeur récalcitrant suffisait à réveiller ses instincts de défi.
« Ah ouais ? » qu’il marmonnait déjà, se redressant un peu pour faire le coq.
Il allait lui raconter ses exploits maritimes militaires, son ancien passé de champion olympique en slip de bain ou une ânerie du genre. Ou bien juste expliquer point par point que les hommes,
les vrais, ça nageait parfaitement, ouais.
« Les munitions, une seule conserve et tes deux masques. » Tiens, tiens, le prix baissait. En revanche, dommage, elle n’avait pas eu droit au refrain plein de testostérone et de vantardise.
« Ha, c’est tentant mais … » Alors qu’elle s’apprêtait à se lancer à corps perdu dans une argumentation bien rodée, ses yeux captèrent une masse de boucles brunes dans le dos du bonhomme. Tout à coup silencieuse, la mécano referma son clapet pour se concentrer sur le dos de l’homme qui se promenait au beau milieu des allées du marché à quelques mètres derrière eux. Elle était quasiment certaine de reconnaître Weaver – et la présence du petit Poutine dans ses pattes le lui confirma. Y aller, ne pas y aller ? La dernière fois qu’elle avait voulu bien faire, elle avait tout foiré en beauté. Au point où ils en étaient rendus … Qu’est-ce qu’elle risquait ?
« …parce que j’vais pas non plus te le donner gratuit. Hé, tu m’écoutes gamine ? J’te cause. Alors ? » Soudainement tirée de ses rêveries par une tape dans le bras, Fran fronça les sourcils. Ah oui,
les talkie.
« Tu les prends ou pas ? »Un ange passa. La tête brune s’éloignait déjà, se réduisait de son champ de vision. Coup d’œil à gauche, coup d’œil à droite.
Fais chier.
« Nan merci. » Sous l’air incrédule du vendeur elle s’écarta de l’étal, le longea à grandes enjambées pour arriver au croisement sans lâcher l’ombre errante de l’Olympien jusqu’à couper son chemin pour arriver dans le dos du survivant et lui tapoter l’épaule.
« Nino ? » Il se tourna de côté, l’observant dans l’expectative de savoir ce qu’elle lui cherchait sûrement.
« Je savais pas que tu venais ici. » En réalité elle ne savait pas vraiment ce qu’il faisait de ses journées, encore moins depuis qu’il avait perdu sa petite sœur mais en tout cas ce qu’elle voyait de lui n’était pas beau à constater. Il avait une mine qu’elle ne lui avait jamais connu, une mine des mauvais jours mais ce n’était pas ça le pire. Ces yeux qu’il portait, elle les connaissait bien. Elle les avait vus plusieurs fois dans le reflet fêlé du miroir de fortune de sa propre roulotte. Elle les avait croisés un paquet de fois dans les vitres sales de bars infréquentables, dans les glaces de courtoisie de voitures volées surchauffées. Sur son visage, il n’était pas surprenant mais apposé sur celui de Nino, il était infiniment triste.
« Wow. Tu fais une crise d’allergie à la boue ? » Le rouge de ses yeux ne mentait pas ; il fallait bien plus que du pollen pour avoir les pupilles aussi dilatées – Fran voulait surtout voir s’il comptait lui servir un mensonge carabiné de son cru pour cacher le fait qu’il n’était clairement pas sobre. On n’apprenait pas au singe à faire la grimace.