come out and play | anselm

Un soleil froid s’était levé ce matin pour accueillir la légère gueule de bois de Fran. Avec un peu d’eau claire et quelques taffes d’un vieux mégot rafistolé avec du tabac de qualité très moyenne, elle allait vite chasser ses idées obscurcies par la boisson.

Ce fut en finissant de faire grésiller ses dernières lattes qu’elle reconstitua le puzzle de sa nuit. Quelques godets jetés à la hâte avec Alex avant de finalement tomber en rade, d’aller chercher du ravitaillement ailleurs – et visiblement sans heurt puisqu’elle n’avait aucun bleu ni douleur lui parcourant le corps. Bref la soirée avait été arrosée comme il se devait mais personne n’avait eu à se battre, ce qui était à la fois dommage et agréablement changeant. La fatigue les avait rattrapées et enjointes à aller se coucher ; ça et les températures on ne peut plus rudes de la nuit. Mais alors qu’elles étaient passées près de l’infirmerie pour retourner tant bien que mal à leurs pénates, Francesca avait eu une idée lumineuse. Du genre à la mettre dans un état de gloussement si avancé qu’Alex avait bien du lui grogner trois fois de suite de se la fermer un peu « parce qu’on aurait cru entendre une dinde ».

Pauvre Anselm. Sa précieuse monture de métal écaillé avait fait les frais des embellies éthyliques de la cavalière : comment était-elle parvenue à démonter la roue avant du vélo à trois heures du matin sans se faire remarquer, c’était un mystère. Mais l’objet volé était là, posé devant ses yeux tout à coup rieurs. Ca, ça allait emmerder son docteur préféré. La blonde jeta la fin de sa cigarette minable par terre avant de repousser la roue sous son lit pour la planquer convenablement.

Ragaillardie par la réussite de sa mission, il ne restait donc plus qu’à la mécano de s’armer d’une patience divine le temps que la victime de son petit coup de maître réalise le crime commis dans la nuit, ne comprenne qui en était l’auteur et ne vienne demander des explications.

Le petit-déjeuner des champions passé, elle s’était attelée à la tâche de ramener à la vie une radio portative fonctionnant normalement sur piles qu’elle avait récupéré au mall – le genre de consommables qui commençait à se faire sérieusement rare dans ce merveilleux état que celui du Texas. Considérant qu’il allait bientôt falloir envisager des jours entiers de voyage pour simplement dénicher de quoi faire tourner un poste de musique vieillot et poussiéreux, Fran préférait se casser la tête à chercher comment le rafistoler d’une autre manière ; et pour ça rien de mieux qu’une bonne chirurgie à cœur ouvert de l’appareil.

Pendant qu’elle dévissait le cadre du boîtier et commençait à dénuder les premières connexions de l’appareil, trois coups secs et brusques heurtèrent la porte de son repère. Et bien, il ne lui avait pas fallu trop longtemps. « Entrez ! » s’exclama t-elle presque un peu trop joyeusement tout en sachant d’ores et déjà que l’autre n’allait pas prendre la peine d’attendre son feu vert pour entrer tout de go dans son baraquement.

« J’avoue, c’est bas. » Ils sont trois, derrière le propriétaire qu’on a larronné, à bigler sur le méfait. Si l’immobilité d’Anselm devant son deux-roues estropié les a attirés comme des badauds en mal d’aventure, c’est bien sa mine patibulaire fendue par une perplexité tragi-comique qui, elle, les a fait rester. À présent ils se bidonnent dans le dos du germain, non sans se relayer une compassion à trois cents un peu lourde et non moins justifiée, tant le sabotage est aussi puéril qu’efficace. « Maigre indice », siffle-t-il en réponse, suggérant la profusion de suspects qui pourraient s’adonner à pareille bouffonnade. « Y a pas à chier, c’t’une experte », rétorque un autre, mâchant entre deux syllabes sa vieille chique, « 'r'gardez-moi ça comme c’est propre. Pas un boulon d’traviole. » Le troisième louche sur son camarade d’infortune en grimaçant lors même que, tout en lenteur, von Brandt fait volte-face, l'oreille tendue, la suspicion alertée. « Tu m’étonnes. Sacrée mécano… » Ça opine du chef. « Clair. Des doigt d’fée la blondie. » Et au compère, jusqu’ici silencieux même si exorbité à force de jeter ses vaines œillades, de renâcler : « Putain mais t’es con comme une pioche. » Là de son interrogatoire roublard — quoi que pas tant, au regard de la molle sapience triturée à droite comme à gauche — l’allemand dépasse d’un pied ferme les acolytes ; il sait exactement où aller.

« Tu devineras jamais, Swanson », annonce-t-il tout de go en pénétrant la caravane. Son phonème vigoureux camoufle (sans trop se fouler non plus) l’agacement qui le berce et, si l’on doutait encore de son exaspération, le sans-gêne manifeste de ses manières est là pour lever incertitude et flottement. Le voici d’ailleurs qui s’empare d’une chaise, la retourne puis la repose bruyamment, avant de s’y assoir, bras croisés sur le dossier. Son index désigne Fran. « Le vieux George en pince pour toi. » Quelle vaine ; si l’on omet l’allure râblée, les chicots noirauds et les paumes constamment moites de leur confrère. Laissant à la jeune-femme le soin de s’en gausser, il entremêle cette fois ses mains, scrutant en parallèle le désossement auquel elle s’adonne. « Mais si, je t’assure. D’ailleurs, il a beau être à moitié aveugle, il te filoche comme un obsessif. » Soulignant la bonne nouvelle d’un sourire torve, il tend ensuite sa dextre comme pour réclamer un dû, ou, plus précisément, l’objet du larcin. « La récréation est terminée. Rends-moi cette foutue roue… » Faut-il qu’il ait de la patience. Sa gueule, revenue à son état naturel, c’est-à-dire grognonne, trésaille au niveau des lippes comme pour y réprimer un tic nerveux. « T’en as aucune utilité en plus. T’en ferais quoi ? un volant ? » Il regrette presque aussitôt ses mots. L’ingéniosité qui crépite dans ces doigts pourrait bien métamorphoser la trouvaille en girouette, si elle le voulait. « Non, oublie… », la décourage-t-il, signant à la négative.

La cavalière savait que si elle levait les yeux un peu trop vite, c’était foutu. Elle n’arriverait pas à dissimuler le rire qui éclairait déjà tout son visage et menaçait d’exploser à la figure du doc. Elle se grillerait toute seule et gâcherait par conséquent les délicieuses minutes d’hilarité qui lui étaient potentiellement offertes. Et si la blonde pouvait parfois manquer cruellement de sagesse, elle savait qu’attendre patiemment donnait une saveur toute particulière à sa petite plaisanterie potache. « Ce bon vieux Georgie. » marmonna t-elle, une surprise feinte dans la voix pour un peu mieux planquer le gloussement qui trépignait dans le fond de sa gorge. « Je pensais pourtant pas que j’étais son genre. » Ce petit ton trop léger et insouciant ne collait définitivement pas. Fran était une habituée aux bougonnements, aux airs renfrognés et aux interpellations bruyantes. Là, elle était juste d’une humeur bien trop enjouée et alors qu’en des temps normaux, elle se serait fait une joie de protester sur cette histoire de ticket avec un des Crimsons les plus édentés du Ranch, son comportement était on ne peut plus suspicieux.

La main d’Anselm vint se glisser dans le paysage de sa vision, ne lui laissant pas d’autre choix implicite que celui de relever enfin le menton pour adresser un regard à son interlocuteur. Elle se serait presque attendue à ce qu’il lui dévoile son majeur en guise de salut, mais visiblement Von Brandt savait mieux se tenir que prévu. « Je ne vois absolument pas de quoi tu parles. » C’était risible. Immature. Stupide. Et hautement peu productif. Mais c’était bel et bien dans son esprit que l’idée d’un traficotage de vélo avait germé. « Tu sais bien que j’peux faire des miracles à partir de trois fois rien … » Son sourire s’afficha enfin sur ses lèvres, y laissant apercevoir l’ombre d’une dentition étincelante de sarcasme. « Mais là, transformer une roue en volant, c’est plus qu’un défi - » Elle marqua volontairement un temps d’hésitation. « C’est presque mission impossible. » Malgré ses paroles goguenardes, la blonde gardait en tête l’ingénieuse possibilité de transformation. Le recyclage connaissait de moins en moins de limites grâce à l’Influenza et à leurs conditions de vie on ne peut plus délétères.

Ses yeux et ses mains abandonnèrent peu à peu la radio à rafistoler pour se concentrer pleinement sur le quinquagénaire. Fran croisa les bras, regardant par en-dessous un Anselm aussi désabusé que prêt à lui sauter à la gorge. « Pourquoi est-ce que tu viens me réclamer ça ? » La blonde haussa les épaules avant de faire mine de réfléchir vaguement et de jouer avec son tournevis d’une main distraite. « Je vais au Mall la semaine prochaine. P’têt’ que j’te trouverai une roue de rechange. Si ça existe encore … » La garce. Elle ne pouvait pas seulement se contenter de le faire mariner un peu, non ; il fallait qu’elle en rajoute une couche à son mensonge de piètre qualité. « Mais ça va te coûter cher. » Elle le faisait lambiner sans s’en cacher, et plus Fran se jouait de ses nerfs, plus elle courrait le risque de s’exposer à la colère d’Anselm. Bah, ce ne serait pas la première fois qu’elle le ferait monter sur ses grands chevaux – en fait, si ?