(IV) It’s not a tragedy, it’s life + Adam

Quelques mots saisis au détour d’un couloir, c’est ce qui lui a suffi pour lui mettre la puce à l’oreille. Un prénom mentionné impossible à confondre avec un autre et voilà comment il s’est retrouvé, de la plus impolie des manières, à écouter aux portes.
Puis à choper l’un des deux auteurs de la conversation, quelque temps plus tard, afin d’obtenir de plus amples informations. Toujours de manière peu polie par ailleurs.
Et maintenant ? Adam est furieux. Furieux et défoncé, un mélange plutôt curieux puisqu’il a l’habitude de l’effet apaisant de l’Angélus sur son organisme malgré que ce dernier s’adapte de mieux en mieux aux effets de la racine psychotrope. Blessé un peu aussi peut-être, parce qu’il n’aurait pas imaginé qu’Elsie lui cacherait ce genre d’informations. Mais, hé, qui est-il pour la juger là-dessus après tout ? Il est mal placé pour lui en vouloir et pourtant, rien n’y fait, c’est tout de même exactement ce qui est en train de se passer.

Pour plusieurs raisons, l’olympien est d’abord rentré chez lui avant de s’en aller la trouver. Parce que le renouvellement de l’antiviral a toujours tendance à le rendre un peu malade dans un premier temps, il préfère utiliser celui-ci à se reposer un peu, foutre la paix à son corps – et lui administrer sa dose d’Angélus parce que ça l’aide (croit-il) à se remettre sur pied plus vite, parce qu’il se doit d’être clean pendant plusieurs jours avant la reprise de son traitement et puis parce que c’est une manie qu’il a prise depuis quelque temps, sorte de train-train auquel il ne déroge plus à présent malgré une petite pause en fin d’année.
En l’occurrence aujourd’hui, Adam a également besoin de digérer la nouvelle ; d’avaler la pilule de la façon la plus douce possible tandis qu’il se laisse flotter dans son petit nuage artificiel. Il ignore combien de temps il reste allongé sur son lit, le regard perdu dans le vide ou à fixer quelque chose d’inexistant alors que ses pensées tournent à vive allure autour d’un seul point central – il a un peu trop forcé sur la dose.

La décision est prise quand les effets se dissipent suffisamment pour qu’il s’estime apte à ressortir dans les rues d’Olympia sans se griller au premier regard posé sur lui. Peut-être inconscient mais en tout cas pas encore suicidaire, Adam n’a nullement l’envie d’exposer au tout venant un état qu’on ne manquera pas de lui reprocher. Il y a une limite entre ce que certaines personnes ont compris sur lui et le fait de le confirmer en plein jour, et il a bien conscience qu’il lui faudra toujours se garder de la franchir tant qu’il continuera à consommer de la sorte.
Elsie, il n’a pas besoin de la chercher trop longtemps parce qu’il n’y a pas cinquante endroits où elle est susceptible de se trouver à cette heure de la journée. Elle lui tourne le dos quand il l’aperçoit finalement et se dirige vers elle, et Adam n’estime pas utile le besoin de s’annoncer alors qu’elle semble pourtant suffisamment absorbée par sa tâche pour ne pas avoir entendu les bruits de son approche ; elle sursaute à la main qui s’abat avec une douceur ferme sur son épaule. Son sourire, il ne le lui retourne pas alors qu’elle lui fait face et lance quelques mots d’un ton léger. Si d’habitude la présence solaire de la jeune femme le pousse indiscutablement à de bonnes dispositions, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Et elle ne tarde d’ailleurs pas à s’en rendre compte. « Tu comptais me cacher ça encore longtemps, Elsie ? qu’il attaque d’entrée de jeu. Pourquoi tu m’as rien dit ? »
Si une certaine forme de colère émane de ses paroles, la voix ne se veut en rien agressive : il n’est pas venu avec l’intention de se quereller, il souhaite juste comprendre. Et oui, forcément, il s’inquiète, c’est normal non ? « Tu croyais quoi, que t’allais pouvoir garder ça pour toi sans que ça me tombe dans l’oreille à un moment ? » Les murs ont des oreilles, et il est bien placé pour le savoir vu la manière dont il a mis la main sur ces informations qu’elle lui a refusées. Ses doigts se détachent de l’épaule de la jeune femme, glissent tandis que son bras retombe le long de son corps et puis sa mine s’assombrit un peu, les yeux gris. « Puis c’est quoi cette idée de merde qui t’es passée par le crâne, hein ? Cobaye ? Sérieusement ? »

Elle ne voulait pas qu’il l’apprenne. Les mots ne sont pas sans effet sur leur passage et Adam ne sait pas trop comment est-il supposé réagir à cet aveu. Au moins n’était-il pas le seul à qui elle l’avait caché, mais de le savoir ne lui offre qu’une bien maigre consolation. La suite de l’argumentaire ne manque pas de lui faire lever les yeux au ciel. Elle est sérieuse, de lui sortir à lui qu’elle avait peur d’être prise en pitié ? Ou peut-être a-t-elle juste oublié l’une des raisons pour lesquelles ils ont commencé à traîner ensemble avec cette même épée de Damoclès pendouillant au-dessus de leurs tronches…
« Ouais, donc t’as préféré partir du principe qu’on était juste une belle brochette de cons et que t’allais pouvoir garder ton petit secret tranquillement jusqu’au dernier moment ? Tout finit toujours par se savoir ici, surtout quelque chose de cette importance. Et épargne-moi ce discours sur la pitié, pas à moi putain ! » Ils vivent dans une communauté réduite, tout le monde se connait, les gens parlent, on finit forcément par s’apercevoir à un moment que quelque chose cloche : ce n’est pas exactement comme si Elsie pouvait choisir d’aller consulter un médecin à l’autre bout de la ville, dans un endroit où personne ne serait susceptible de s’intéresser à ses faits et gestes…  

Adam a envie d’attraper Elsie par les épaules et de la secouer jusqu’à en faire ressortir l’emmerdeuse de service qu’il connaît par cœur – croyait connaître en tout cas – et apprécie peut-être un peu trop. « Tu peux bien canner de la manière que tu veux, je m’en carre, on va tous passer par là un jour ou l’autre de tout façon, il lui rétorque. Après tout, elle est parfaitement libre de ses choix et ce n’est pas lui qui va l’empêcher de faire quoi que ce soit. Le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas, de toute façon, pour la simple et bonne raison qu’elle ne l’écouterait pas. Mais c’est quand même la pire idée. » Pour elle en tout cas : l’olympien n’est pas obtus au point de ne pas réaliser ce que le sacrifice de sa compagne pourrait apporter d’utile au secteur scientifique de leur campement. « Et c’est sûr que tu vas profiter un max quand ils vont tester des trucs sur toi et que tu seras malade comme un chien à cause de ça. » Mais soit, c’est son corps, sa décision et il ne peut pas faire grand-chose de plus que de la réprouver – chose dont il ne compte toutefois pas se priver, qu’on se le tienne pour dit.
Et il va le faire avec d’autant plus de persistance qu’il a du retard à rattraper sur l’agenda du désaccord puisqu’elle n’a pas jugé utile de l’en avertir dès le début.
Son regard ne la quittant pas une seule seconde, Adam se demande un instant ce qu’elle espérait de lui en le maintenant dans l’ignorance. Quel genre de temps pourraient-ils passer ensemble, avec un secret aussi lourd entre eux deux ? Et est-ce qu’elle se croit suffisamment bonne comédienne, ou lui suffisamment aveugle pour ne pas finir par réaliser au fil des jours que quelque chose cloche ? Il va forcément y avoir des changements dans son comportement, son attitude et puis sa santé forcément, c’est impossible de ne pas finir par s’en rendre compte à un moment. Alors quel intérêt d’essayer de maintenir le secret le plus longtemps possible. Qu’est-ce que ça change, hein ? « Tu sais Elsie, j’aurais vraiment préféré l’apprendre de ta bouche et d’avoir cette occasion d’en causer avec toi dans d’autres circonstances. Et tu peux te cacher derrière tous tes prétextes bidons pour justifier ta décision, ça n’en reste pas moins que c’est salement égoïste de ta part d’avoir voulu tout garder pour toi. » Il a le droit de savoir, non ?
Le droit de se préparer, lui aussi, à l’inévitable, de trouver le temps d’accepter qu’elle va mourir et qu’il va se retrouver seul encore une fois.

Au final, ce n’est pas tant la condition d’Elsie qui lui cause un problème parce qu’il savait déjà plus ou moins qu’ils étaient déjà condamnés avec ce foutu virus à la con. Pour elle, le chemin s’arrêtera juste un peu plus tôt et c’est comme ça, c’est tout aussi injuste que les gens qui meurent connement pour une ânerie, un rôdeur ou n’importe quoi d’autre hors les murs.
Mais le mensonge, en revanche, c’est le nœud du problème ; ce qui l’affecte le plus dans toute cette histoire, pour cette impression qu’il a que rien de cette importance ne devrait être passé sous silence entre eux deux.  

La volonté d’Elsie de ne pas se disputer arrive un peu trop tard, il songe intérieurement sans daigner en faire la remarque à haute voix. Nonobstant cela, Adam ne peut empêcher un demi sourire un poil moqueur étirer ses lèvres alors qu’Elsie parodie l’annonce qu’elle aurait pu lui faire en d’autres circonstances. « Franchement ? J’aurais préféré ça à devoir coincer Marc dans un coin pour qu’il me crache le morceau. » Elle s’excuse et il lève brièvement les yeux au ciel, avant de sentir les mains de l’olympienne se glisser dans les siennes. Là, son regard redescend vers elle, s’attache au sien et un petit rire finit par sortir. « Pas la peine d’essayer de m’apitoyer en tirant cette tronche, je te connais beaucoup trop bien pour me laisser piéger par ça. » N’empêche qu’il s’est quand même un peu adouci, parce qu’Elsie reste Elsie et parce qu’elle aussi, justement, elle le connait beaucoup trop bien.
Mais sa colère reste quand même, peu décidée à s’envoler juste pour une jolie paire d’yeux et la surprenante douceur du geste qu’elle vient d’initier à son égard. Adam secoue doucement la tête, reprend : « Tu sais que tu vas pas t’en tirer juste avec ça, hein ? » Comme s’il allait lui lâcher les basques juste parce qu’elle vient de dire qu’elle était désolée… Il a la rancœur tenace, l’olympien, et il faudra certainement un peu de temps avant qu’elle ne finisse par s’étioler puis disparaître complètement. Après ça ? Ils en plaisanteront avec désinvolture, la mort ayant toujours été pour eux un sujet à traiter à la légère étant donnée leur condition peu stable.
Ou bien elle sera morte, et il ne lui restera plus qu’à aller l’insulter gentiment sur son lopin de terre fraîchement retournée pour l’avoir abandonné ici, comme une lâche.

Un ange passe et ils restent là à se dévisager sans rien dire d’autre. Et puis Adam recule d’un pas, se dégageant de sa prise. « T’as quand même de la chance que je l’ai appris avant qu’on m’annonce que t’étais clouée à un lit dans l’infirmerie. » Sûrement qu’il se serait énervé d’autant plus qu’elle aurait été aux prises avec la mort, aux portes de cette dernière. Son agacement aurait été proportionnel à l’état de faiblesse de l’olympienne, pour compenser l’inquiétude nourrie à son égard. « Plus de secret là-dessus avec moi maintenant Elsie, okay ? Je t’accorderai pas un j’ai paniqué comme excuse valable une seconde fois, tiens-le toi pour dit. » Sa voix est un peu dure et il ne plaisante pas, le prouve son regard qui s’est à nouveau quelque peu assombri.
De toute façon, elle ne veut pas qu’on la prenne en pitié, hein ?
Adam fourre ses mains dans ses poches, les poings serrés ainsi dissimulés par le tissu du jean usé. Ses yeux continuent de la fixer avec détermination, ignorant avec la force de l’habitude le paysage qui, autour d’elle, se déforme et part à vau-l’eau à cause de l’Angélus qui continue d’empoisonner sa perception de son environnement. « Et t’avise pas non plus de crever à un moment où j’aurais le dos tourné. » La menace ne vaut pas un clou, d’accord, mais n’empêche qu’il ne le lui pardonnera pas si jamais cela arrive. Comme si cela pouvait changer quelque chose, hein ? Si la Mort décide de réclamer son dû, il est peu probable qu’elle attende bien gentiment qu’il se pointe à son chevet.
D’ailleurs, il pourrait presque la deviner avec un peu d’imagination juste là, derrière l’épaule d’Elsie. Et il sait que cette vision n’est pas réelle, bien sûr, mais cela n’empêche que son regard finit par dévier pour la fixer, et plus il s’attarde sur elle plus la silhouette se dessine avec netteté.