Chien et Loup

décembre 2018 + Les gens parlent. Trop, de son point de vue, surement pas assez, selon d’autres. Dans tous les cas, suffisamment pour que remontent jusqu’à ses oreilles certaines rumeurs dont il ne sait trop s’il faut y voir là un bon présage ou à l’inverse quelque chose dont il convient de se méfier.
Dans le doute, et tant qu’il se trouve dans le flou le plus total, Adam choisit plutôt de se pencher sur la seconde option.
Cela ne fait que quelques mois qu’Elsie et lui ont décidé de se lancer dans ce partenariat avec deux gonzesses à Diggs, et l’olympien a une conscience très nette de la fragilité de l’entreprise. Lui-même ne sait pas exactement pourquoi il a trouvé l’idée judicieuse – amusante peut-être, tout est très relatif quand on se retrouve susceptible de canner à tout moment – mais maintenant qu’il s’y est engagé, il sait que ce n’est pas une voie sur laquelle le demi-tour lui sera aisé.
En conséquence de quoi il a tout intérêt à surveiller ses arrières.

Tandis que sa pogne se lève pour heurter le battant de la porte, l’olympien ne peut s’empêcher de se demander s’il n’est pas en train de se jeter tout droit dans la gueule du loup. Si le piège n’est pas juste en train d’attendre la bonne complaisance de l’individu visé pour refermer sa gueule d’acier sur lui. Et en même temps, s’il ne s’y pointe pas lui-même, comment pourra-t-il être sûr de ce qu’il en est réellement ?
Bien sûr, c’est volontairement qu’il a choisi de ne pas piper un mot de son expédition d’aujourd’hui à son acolyte et sempiternelle compagne des quatre cents coups. Il sait qu’Elsie n’approuvera pas cette décision quand elle l’apprendra – si elle l’apprend – mais il préfère la tenir écartée tant qu’il n’est sûr de rien. Une volonté un peu stupide de la protéger alors qu’elle est tout autant responsable que lui, sinon davantage, de ce petit business flirtant avec l’illicite qu’ils ont démarré à l’abri des hauts murs d’Olympia.

Oscar lui ouvre la porte après un temps qui lui apparaît ridiculement long tant son incertitude le taraude et les deux hommes restent un instant à se jauger en silence. « Paraît que tu poses pas mal de questions à pas mal de gens en ce moment. » Faut bien commencer d’une manière ou d’une autre, il se dit tout en continuant de dévisager son vis-à-vis, et Adam n’est pas exactement le type à tourner interminablement autour du pot : les discussions stériles ne l’intéressent pas et à plus forte raison quand il a en face de lui quelqu’un qu’il ne connait guère plus que par son nom et son statut au sein de la ville.
C’est sans aucun doute la première fois qu’ils se considèrent réellement face à face, seuls, et avec à portée de doigts les prémices d’une conversation n’incluant rien d’autre que leurs intérêts personnels. « Et pas spécialement du genre à débattre ici à portée de n’importe qui, il reprend. Tu m’fais visiter ? » Ce n'est pas vraiment comme si Hayes dispose d'un autre choix que celui de l'accepter à l'intérieur s'il veut satisfaire sa curiosité mais Adam est encore suffisamment civilisé pour ne pas prendre l'initiative de s'y inviter lui-même.

décembre 2018 + Tremblements incertains. Des mains, des jambes. La rampe de l’escalier fut agrippée bien maladroitement, tandis que les yeux se voilaient. Il perdit l'équilibre. S'agrippa un peu plus. Un flash, puis il retrouvait la vue, avant de la perdre à nouveau. Les tremblements ne cessaient guère, c’était maintenant des crampes qui l’assaillaient. Oscar, il se ramassa sur lui-même. Son corps tout entier était un fardeau, il ployait, misérable carcasse, lorsque subitement, tout s’arrêta. Le souffle court, il regarda autour de lui. Il reconnaissait les escaliers, il reconnaissait la maison. Il était chez lui. Il était au sol, Oscar. À même cette fichue moquette qui recouvrait presque l’intégralité de l’habitation. Il l’avait toujours détestée, cette moquette. Surtout depuis qu’avaient commencé ces vertiges. Ces malaises. Finalement, Oscar se redressa. Lentement. Il lâcha progressivement le barreau de la rampe auquel il s’était accroché. Regard mauvais lancé au support improvisé. Il en jeta un second dans la maison. Personne. Un soupir quitta ses lèvres, qui tremblaient elles aussi quelques minutes auparavant. Cela n’avait aucun sens, songe-t-il. Aucun sens. Ou peut-être pas. La nuit blanche passée à tourner, tourner et se retourner dans son lit y était pour quelque chose. Il le savait. La bouteille de whisky sur la table de chevet lui avait tendu grand les bras. Toute la nuit. Il aurait suffi d’un geste, d’un minimum de volonté pour qu’il la vide et s’endorme comme les autres soirs, bercé par l’alcool, avec la délicieuse impression de flotter. Il ne s’y était pas résolu, Oscar. Il n’avait pas pu. Se bourrer la gueule chaque soir juste pour pouvoir profiter d’une bonne nuit de sommeil, ce n’était jamais sans compter sur les gueules de bois monumentales qui l’attendaient au réveil. Il perdait le contrôle, Oscar. Et cela, il ne le supportait pas. Ce n’était pas lui. Ce n’était pas ça. Il n’avait jamais été attiré par l’alcool. Sans doute parce qu’il suffisait d’un rien pour qu’il se mette à marcher de travers. Foutue résistance. Biaisée dès l’adolescence, quand ses camarades s’essayaient aux bières alors qu’il sirotait encore ses sodas.

Une heure passa. Peut-être deux. Difficile à dire. Ce n’était assurément pas une bonne journée. Vautré dans le canapé du salon, Hayes tentait désespérément de se glisser dans les bras de Morphée. Tentative après tentative, il finissait toujours par rouvrir les yeux, fixer le plafond, et soupirer. Il n’avait pas faim. Il n’avait pas soif. Le fantôme d’Elijah Weiss errait dans les couloirs. Tout cela était-il réel ? Ce furent finalement deux coups frappés à la porte d’entrée qui le sortirent de sa torpeur. Il quitta le canapé, Oscar. Se frotta les yeux, histoire de se remettre les idées en place. Se ressaisir. Maintenant. Tout de suite. Le texan toussa dans sa main tout en se dirigeant vers le hall d’entrée. Lorsqu’il ouvrit la porte, il lui fallut un petit temps avant de mettre un nom sur le visage qui lui faisait face. « Adam, » prononça-t-il une fois le patronyme mentalement restitué. Ce dernier prit la parole. Paraît que tu poses pas mal de questions à pas mal de gens en ce moment. Oscar, il regarda brièvement autour de lui, puis il hocha la tête de manière à ce que son interlocuteur soit le seul à pouvoir s’en apercevoir. Il était vrai qu’il n’avait pas été nécessairement très discret dans ses investigations, ces derniers temps. Il foulait un terrain glissant, Oscar, et sa faculté à se montrer imprudent trahissait souvent une incertitude chez le texan. Et pas spécialement du genre à débattre ici à portée de n’importe qui. Tu m’fais visiter ? « Je t’en prie, entre, » réagit Oscar en s’écartant pour le laisser entrer. Lorsque ce fut chose faite, il referma la porte de la manière la plus neutre possible, puis, les mains dans le dos, se tourna vers Adam. « Tu peux faire quelque chose pour moi. Je me trompe ? » Là encore, le terrain était glissant. Mais là où le désespoir lui montrait les dents, prêt à faire de lui son quatre heures, Oscar préférait encore se risquer sur le chemin de la nouveauté, si cela pouvait le tirer de sa spirale infernale.

Non sans une certaine curiosité – quoique soigneusement refoulée sous la surface – Adam pénètre dans l’antre d’Oscar et enregistre machinalement le décor dans lequel il s’invite avec tranquillité, et sans la moindre gêne. Derrière lui, la porte se referme mais il ne se retourne pas immédiatement vers son hôte, silencieux.
Et c’est l’autre olympien qui relance, comme attendu : sur les lèvres de l’invité, un léger rictus indescriptible tort brièvement ses lèvres tandis qu’il laisse les secondes s’étirer paresseusement à la suite de la question qu’on vient de lui poser. « Peut-être, il répond enfin. On m’a demandé de passer te voir d'abord, pas de te rendre service. » Ses doigts traînent sur le plan du meuble d’entrée, suivant les entrelacs noueux du bois tanné par les années. Le mensonge est léger, mais nécessaire car c’est d’Oscar qu’il s’agit ici, un membre du Conseil d’Olympia et Adam ne peut décemment pas s’offrir à lui dès la première seconde sans prendre la moindre précaution au préalable. Il a beau abhorrer ça, ce jeu de dissimulation, il a bien fallu qu’il s’y exerce au fil des ans, et à plus forte raison maintenant qu’il s’est foutu tout seul dans un commerce susceptible de le priver de tout ce qu’il a gagné depuis qu’il a passé pour la première fois les portes d’Olympia.
« Tu comprendras, j’espère, il continue tout en se tournant enfin vers l’autre homme et cherchant à ancrer son regard dans le sien, que c’est pas exactement quelque chose à prendre à la légère. »  Bien sûr qu’il comprend. L’intellect d’Oscar n’est pas quelque chose qu’il convient de négliger, d’où toute la légitimité de la pensée qu’il s’agit ici d’un piège.

Cette fois, le demi-sourire qui s’en vient étirer les lèvres d’Adam se veut affable. Presque bienveillant : il n’est pas ici pour chercher la querelle après tout. Ses yeux cependant, restent froids, et visiblement décidés à ne pas perdre une miette des réactions de son interlocuteur. Jusqu’à ce qu’il finisse par se détourner, quittant le hall d’entrée de la baraque pour aller s’inviter dans le salon attenant. Quitte à discuter un peu, autant le faire confortablement non ? « T’as l’air fatigué, Hayes. Quelques vacances te feraient sûrement pas de mal. » Ou un peu d’Angélus, il est bien placé pour savoir les vertus miraculeuses de ces racines. Il se demande aussi quels tourments peuvent bien se cacher sous la gueule d’ange du psy, conscient que celui-là ne chercherait pas son appui s’il n’avait pas quelques démons intérieurs à exorciser. Conscient aussi que ce ne sont pas ses affaires, du moins pas dans les détails, mais il faut bien qu’il sache un minimum à qui il vend, et pourquoi.
Et puis ces démons-là, ceux qui obstruent le sommeil et bloque le bon cheminement des pensées à longueur de journée, il en connaît un rayon dessus…
Au sofa qui semble lui tendre les bras, le nouveau venu s’y abandonne avec nonchalance comme s’il en avait l’habitude, comme on s’installe chez un vieil ami. « Alors dis-moi, il te vient d’où, ce désir soudain de t’intéresser aux cultures médicinales de la Carrière ? »