« Tell me your story
please tell me everything »
(REDWOOD, 2007) Un oiseau en cage, c'est ce qu'elle est. Mais, elle dispose d'une jolie cage, elle l'avoue. Alors, ce n'est peut-être pas si terrible que cela.
« Nous avons une annonce à vous faire. » La voix claire et imposante du patriarche Goldblum résonne dans la pièce, attirant les regards de ses enfants disposés autour de la table à manger, face à leur assiette. Sa mère lui sourit et elle lui retourne ce dernier, bien que son propre sourire ne soit pas réellement sincère.
« Neve vient de terminer avec succès sa formation de bijoutier/joaillier, je propose que nous levons un verre à sa réussite ! » Tout le monde semble ravi pour elle, les verres se lèvent et ils trinquent. Elle n’est pas d’humeur mais elle fait comme si. Elle surjoue comme d’habitude. Ses sœurs, elles, elles sont bienheureuses, débarrassées du fardeau familial, elles n’ont guère à s’inquiéter pour l’entreprise et leur avenir, elles peuvent entreprendre ce qu’elles souhaitent. Pas comme elle. Elle exècre son statut d’aîné. Elle se rassure en se disant que ce n’est pas si horrible que cela. Non, elle n’aime pas la gestion, mais la conception des bijoux est avouons-le stimulante. Mais, ce n’est pas ce qu’elle désirait. La médecine vétérinaire, ça, c’était son rêve d’avenir. Tant pis.
« Nous sommes si fiers de toi. » Lui murmure sa mère. Elle s’en veut de ne guère apprécier cette fierté qu’ils ressentent à son égard. Mais, elle fait semblant, elle esquisse un énième sourire. De toute façon, elle est piégée, alors autant se résigner. Elle finira par s’épanouir, elle s’en fait la promesse. Et, au moins, elle a la conscience tranquille, elle n’abandonne pas sa famille, ni l’entreprise familiale, elle ne déçoit guère ses parents, elle permet à ses sœurs et à son frère de faire ce qu’ils désirent de leur avenir. Neve, la sacrifiée des Goldblum.
(REDWOOD, 2008) Billie Trager. Elle doit en faire chavirer des coeurs. Avec sa chevelure ébène, ses magnifiques yeux clairs et ses courbes gracieuses. Neve n’est pas une amante jalouse, Neve n’est pas une amante compliquée. Tant qu’elle lui accorde du temps, tant qu’elle occupe ne serait-ce qu’une minuscule place dans le cœur de Billie, tant qu’elle songe à elle à chaque permission octroyée, elle est heureuse. Elle ne demande pas monts et merveilles. Elle souhaite juste se sentir désirée, peut-être aimée, ne serait-ce que l’espace d’un instant. Elle quitte les draps encore chaud de leurs ébats, étirant ses bras vers le ciel et contemplant celle qui vient de partager sa nuit.
« Tu repars quand ? » La voix de Neve est légèrement écorchée, elle n’a guère envie de la voir partir, pas déjà. Mais, c’est ça, de s’enticher bêtement d’une femme comme Billie.
« Doit-on vraiment en discuter maintenant ? » Elle roule des yeux, Neve, elle esquisse un sourire empreint d’une certaine tristesse. Non, elles ne sont pas obligées, mais si elles nient trop longtemps la réalité, elle a bien peur de tomber de haut une fois Billie envolée.
« Depuis quand est-ce que tu préfère nier la réalité ? » Neve hausse un sourcil perplexe et revient finalement s’installer aux côtés de la jeune femme. Le silence s’installe un instant et on peut y déceler l’attachement mutuel les liant l’une à l’autre.
« Depuis maintenant. » Neve sourit instantanément et dénude d’un geste de la main le corps de son amante, envoyant valser le drap trop encombrant à son goût. Ses lèvres se perdent au creux du cou de la belle militaire, amorçant une descente fulgurante. Oui, il vaut mieux laisser de côté la réalité.
(GETTYSBURG, 2010) Les informations télévisées sont effrayantes. Neve est glacée, terrifiée. Elle observe son oncle agité, sa tante qui tente en vain de dédramatiser la situation. Elle pensait prendre de la distance l’espace de quelques semaines en s’installant provisoirement dans la Dakota du Sud, auprès de son oncle et de sa tante, mais rien ne semble aller comme elle le souhaite. Et, cette fatalité ne date pas d’hier. Elle a eu l’occasion de joindre une de ses sœurs, hier, lui donnant quelques nouvelles. Tout le monde va bien ou presque. Neal est malade mais ce n’est rien de grave.
Malade. Neve s’inquiète pour son jeune frère. Et, s’il avait attrapé cette horrible fièvre ? Elle pense probablement au pire, mais étant donnant les nouvelles du jour, il y a de quoi. Elle a envie de rentrer, mais ce serait imprudent, elle le sait. Et, de toute façon, il est demandé à la population de rester chez soi. Alors, elle fait ce qu’on lui dit, elle écoute. Mais, intérieurement, elle panique. Depuis ce matin le réseau est saturé, elle n’arrive plus à joindre personne. Quelque chose est sur le point de déraper, elle n’est pas stupide. Elle retient un sanglot. Peut-être que Neal est mort. Peut-être ne reverra-t-elle jamais les siens, ses sœurs, ses parents. Le monde s’écroule, n’est-ce-pas ? En tout cas, c’est la sensation qui lui noue l’estomac depuis quelques jours. Tout part en vrille.
(COTTONWOOD, 2013) Neve n’aime pas les inconnus, peut-être est-elle devenue paranoïaque, surement. Mais, le fait est qu’Owen à la cœur sur la main, trop même, il ne peut passer à côté d’un homme en détresse. La jeune femme détaille l’inconnu, il semble assoiffé, affamé aussi. Elle n’a pas envie de partager les ressources du trio. Pourtant, elle n’est pas égoïste. Rectification : elle ne l’était pas autrefois.
« Il semble à peine vivant… » Qu’elle murmure à l'attention d’Harry. Harry, c’était sa porte de secours, c’était le pigeon lui servant de protecteur suite aux décès de son oncle et de sa tante, maintenant il est… autre chose. Elle ne veut pas utiliser le mot
amour, c’est niais.
« On ne peut pas s’encombrer d’un blessé, Owen. » Neve hoche la tête, elle garde cependant le silence. Elle craint que ce type les ralentisse, que ce type soit un cinglé aussi.
« Un peu d’eau, de nourriture et il sera rapidement remis sur pieds. » Harry soupire. Elle, elle ne dit rien, elle se cale simplement dans les bras du blondinet aux allures de Leonardo Dicaprio.
Elle reste à l’écart, attentive comme toujours. L’inconnu, enfin Julian, a retrouvé la faculté de causer et de se mouvoir. Il n’a pas l’air bien menaçant. Owen l’aime bien, Owen aime tout le monde. Il est trop gentil. Harry se méfie mais… Harry se méfie de tout le monde. Il est trop suspicieux. Ils sont bien avancés.
« On peut faire la route jusqu’à Hay Springs ensemble et ensuite aviser. » Qu’elle tranche finalement. Hochement de têtes général. Julian lui adresse un sourire indéchiffrable. Elle n’aime pas vraiment ce sourire. Harry l’enlace, lui non plus n’apprécie guère la fameux rictus. Elle est paranoïaque, c’est sûr et certain.
(COLORADO SPRINGS, 2014) Maintenant, elle n’a plus que ses yeux pour pleurer. Elle aurait dû se fier à son premier instinct. Elle aurait dû écouter l’alerte que son cerveau s’obstinait à lui envoyer. Il est trop tard. Trop tard pour Harry. Trop tard pour remonter le temps. Trop tard pour piétiner l’ego de Julian ou devrait-elle dire Lazare. Elle lui arracherait le cœur si elle le pouvait. La roue tourne, les larmes coulent le long de ses joues et le jeu vient de radicalement de changer de mains. Harry est mort, la scène marquant son esprit meurtri. Elle est déchue, son protecteur est mort, gisant dans son propre sang. L’envie de partir l’étreint, elle devrait prendre ses jambes à son cou. Mais, pour aller où ? Ce n’est pas un monde pour elle. Dehors, toute seule, elle ne fera pas long feu. Triste réalité. L’esprit en ébullition, perdue dans un tourbillon de questions, elle s'endort finalement, les yeux desséchés à force de pleurer, le corps fatigué à force de trembler, l’âme blessée par la perte.
D’un geste lent, empreint d’une douceur insoupçonnable, il lui frôle délicatement la joue, le regard fasciné. Neve s’éveille et le visage de Julian s’esquisse dans la pénombre. Elle se retient de ne pas hurler, de ne pas le repousser brutalement.
« Je suis navré. » Elle doit reconnaître que le mensonge semble être un talent inné chez lui. La voix qu’il adopte est compatissante, doucereuse.
« Il ne te méritait pas. » Elle reste silencieuse, de toute évidence les mots semblent bloqués au creux de sa gorge, elle est pétrifiée. Les doigts de l’homme glissent le long de ses lèvres et elle a le sentiment de suffoquer.
« Il devait mourir. » Elle ne comprend pas ce qu’il fiche ici, à quoi joue-t-il ? Le seul qui mérite la mort, c’est lui.
« Je suis digne de toi, Eve. » Elle tique à l’écorchement de son prénom.
Eve. Elle ne comprendra que plus tard qu’il s’agit là de sa nouvelle identité. Eve, mère de l’humanité. Précautionneusement, il rapproche son visage du sien, sondant son regard. Elle ferme les yeux, elle ne souhaite pas qu’il lise en elle. Il prend cela comme de l’abdication. Ses lèvres se posent sur les siennes et son cœur saigne. Elle ne recule guère, ne se refuse pas à lui, amplifiant l’intensité de leur baiser d’elle-même. Les cartes sont redistribuées, elle l’a bien compris. Il est Lazare et elle est Eve. Il est le messager de Dieu et elle est la première femme, la mère de ce monde post-apocalyptique. Il est fou et elle a besoin de lui.
(COLORADO SPRINGS, 2015) L’horreur à l’état pur. La mort. L’effroi. Neve est vivante, elle respire. Elle en vient à se demander pourquoi. Elle ne comprend pas. Elle a le sentiment d’être maudite et à la fois bénie des Dieux. Elle est digne. Ils sont dignes. C’est ce qu’il dit, Lazare. Ceux qui ont survécu à son vaccin sont de véritables fidèles. Les autres sont impurs et s’ils ne meurent pas des effets du virus, il se charge de leur compte, mettant un terme à leur misérable existence. Elle a détourné les yeux, Neve, alors que Lazare tranchait la gorge d’Owen, son dernier allié sur terre. Elle a retenu ses larmes, contenu sa peine et la vie a repris son cours, plus terrible qu’auparavant.
Elle n’a pas succombé au vaccin, non. Elle ne sait toujours pas pourquoi. Mais, ce n’est pas pour autant qu’elle n’a guère été punie à sa manière, quoiqu’elle n’ait pas réellement vu les choses sous cet angle. La nuit est noire, ses mains sont ensanglantées, elle respire lourdement. Elle est seule, loin des regards. Elle sait exactement ce qui est en train de se produire. Elle pleure mais elle n’arrive pas à distinguer si ce sont des larmes de joie ou de peine. Trois mois environ, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus. Elle portait secrètement la vie. Son enfant, l’enfant de Lazare. C’est terminé. Elle se demande si le sang va s’arrêter de couler, si elle va mourir elle aussi. Elle transpire, elle suffoque. Elle se sent désarmée et en même temps… Libérée. Elle n’aurait pas pu aimer ce bébé.
(AUSTIN, 2017) Elle reconnaît sa chance. Elle est enviée, Neve. Elle dispose d’une place privilégiée aux côtés de Lazare. Elle est pratiquement idéalisée. Elle est presque intouchable. Elle a conscience qu’elle serait probablement morte sans lui. D’une certaine manière, elle se sert aussi de lui, elle le manipule. Au fond, Lazare l’utilise et elle l’utilise en retour. Juste retour des choses. Mais, son statut privilégié implique également qu’elle prouve sa foi envers le gourou. Alors, elle se plie aux règles du jeu, il le faut. Le soleil texan est écrasant, la chaleur lui donne l’impression de suffoquer, de fondre sur place. Elle observe le petit groupe de survivants lui faisant face. Ils sont si stupides, si idéalistes et si fous. Lazare leur sort ses beaux discours, leur parle du miraculeux vaccin. Elle n’écoute qu’à moitié. Elle a entendu son petit numéro mille et une fois.
« […] Car je connais les projets que j'ai formés sur vous, dit l'Eternel, projets de paix et non de malheur, afin de vous donner un avenir et de l'espérance. » Jérémie, chapitre 29, verset 11. Enfin, il se tait et les choses sérieuses débutent.
« Avancez. » Elle sourit à la demoiselle lui faisant fasse, observant le ventre arrondi de la jeune femme. Une pointe de regrets s’immisce dans le cœur de Neve mais, après tout, elle n’est pas responsable du choix des autres. Elle prend ce risque, mettant en jeu sa vie, celle de son futur né. Peut-être qu’elle survivra, peut-être que l’enfant survivra. La femme lui tend son bras et c’est avec précaution qu’elle lui administre le vaccin.
« Que Dieu soit avec vous. » Qu’elle déclare machinalement mais avec bonté, elle l’espère sincèrement.
(SAN MARCOS, 2019) Oppressant, c’est le mot. Lazare se surprend tout à coup à songer à l’avenir. Il n’a guère de progéniture. Voilà qu’il est bien tracassé. Jamais, elle ne lui a révélé cette sombre histoire de fausse couche. Depuis, elle n’est plus tombée enceinte. Elle en remercie les astres. Elle n’est pas celle qui lui donnera un héritier, non. Heureusement, il dispose d’une seconde femme. Alors, Neve ne porte pas ce poids sur ses épaules. Elle a pertinemment conscience qu’elle restera toujours la favorite du grand gourou. Elle est
Eve après tout. Elle est sa première concubine, sa confidente. Mais, elle est usée, fatiguée. Elle en arrive à un point où elle n’en peut plus de jouer constamment un rôle. Pourtant, c’est ce qu’elle fait depuis sa naissance, elle joue la comédie, elle ment pour le bien des autres, elle accepte son sort. Ce n’est pas pour autant qu’elle se considère comme une pauvre petite chose. Elle se sait experte dans l’art du mensonge et de la manipulation désormais. Des talents comme les autres. Elle s’aventure de plus en plus à l’extérieur, parce qu’elle en a la permission, parce qu’il lui fait confiance. Ce qu’il ne sait pas c’est qu’elle tente de prendre ses marques à la Carrière, de s’assurer un avenir.
« À quoi songes-tu ? » La voix est douce, incitant à la confidence. Il ne saura jamais la vérité. Il effleure sa poitrine dénudée, pose ses lèvres sur son épaule.
« Je me disais simplement que je serais sincèrement honorée et la plus épanouie des femmes s’il m’était donné de porter ton enfant. » Qu’elle déclare sans faillir, avec l'intonation parfaite. Elle ancre ses prunelles aux siennes, observant sa réaction, lui souriant avec douceur. Il semble parfaitement réjoui à l’idée de ce mensonge. Naturellement, il s’empare de ses lèvres, de sa peau, de son corps et certainement d’une énième fraction de son âme.