Hold the Dark - Adam

mars 2013 + Contre quelqu'un à qui l'on portait rancoeur, il était facile d'envoyer nos propres ténèbres d'après les shamans. Ca, ou bien les esprits, mais d'eux il fallait savoir se garder aussi....
Gare également à celui désirant appeler les ombres sans éprouver de colère, il n'y avait meilleur moyen pour se faire dévorer. Et d'ombres, Lucan n'avait pas. Il était jeune encore, car celui ayant vu mourir ses parents l'est toujours trop pour cela, il connaissait le dédain mais avait préféré s'exiler du monde avant de connaître la haine.
Et maintenant?
Maintenant, il s'en était retourné aux hommes et à la civilisation. La nouvelle civilisation... Son premier véritable acte, puisque l'homme qu'il était avait changé, s'était métamorphosé par la douleur du bûcher funéraire, fut de sauver une vie. Par ce geste, Lucan pu définir quelle âme était désormais la sienne, sans parents de chair et de sang pour le guider. Il se souvenait de l'hésitation, des quelques secondes de balance pour décider de la valeur d'un homme à terre.
Du poids du couteau dans sa main. Étrangement, ce poids était resté le même quand il l'avait utilisé pour retirer la balle que quand il avait hésité à l'égorger.
Et la moralité de ce choix était-elle alors si honnête?
Non.
Lucan aurait pu tuer Adam, détrousser son cadavre, l'Amérindien s'était laissé aller à quelque chose de pire : l'épargner et de fait, le détrousser de sa vie.
Une dette difficile à payer dans un monde sans honneur. Le danger était partout. On pouvait espérer sauver pour être sauvé un jour à son tour mais dans le fond, ça ne marchait jamais comme ça.
On pouvait posséder la vie de quelqu'un par simple cruauté aussi, juger chacun de ses choix et puis ses défaites comme ses réussites comme si elles étaient les nôtres également. Puisque vous aviez permis à cet homme de vivre pour faire cela...
Être comme un Dieu d'Homme-Blanc.
Ce sang coulait aussi un peu dans ses veines après tout....

Abel Rhodes n'avait rien d'un dieu, lui, les problématiques n'étaient pas les mêmes. Il était un père cependant, parfois cela voulait dire beaucoup. Lucan savait encore peu de choses de la manière qu'il avait de diriger le ranch, son rôle à lui était d'obéir pour le moment. Il obéissait.
Ce n'était donc ni par colère, ni par rancœur qu'il allait trouver Adam aujourd'hui. Aujourd'hui, demain peut-être, une traque pouvait être traîtresse parfois.
C'était par ordre d'Abel.
Les ombres le menaceraient donc tout autant lui que sa proie....

Lucan refusa une monture : Adam s'était enfui sans également, chacune des décisions de l'autre homme découlerait donc de cela.
A cheval, on pouvait gagner du temps bien sûr, mais un homme n'y avait pas le même regard qu'à pieds.
Il enleva ses chaussures d'homme-blanc également, préférant une paire de mocassin en cuir souple que Lucan avait pu se coudre dans la sécurité du ranch. Ils n'étaient pas parfait, l'homme avait fait plus vite que bien, ils conviendraient cependant car leur rôle n'était pas de lui protéger les pieds du froid de la nuit.
Même au Texas il faisait froid parfois....
Non, l'avantage de ces chausses, c'était les semelles plates, fines, qui absorbaient le bruit et ne marquaient pas la terre comme une paire de bottes ou bien des chaussures industrielles.
Pour le style.... disons qu'il s'améliorerait au fur et à mesure.
Il laissa également son arc, ses flèches -de toutes manières, il n'avait pas trouvé le temps d'en faire beaucoup-, ne prenant qu'un couteau.
Le même que Lucan avait utilisé pour enlever la balle.
Et le poids était toujours le même dans sa main...

De la viande séchée si jamais la traque devait s'éterniser, une gourde en fer blanc, moins lourde qu'une en peaux, et l'homme s'éloigna en foulées souples. Les traces près du ranch étaient les plus désordonnées, aussi ne chercha-t-il pas à proximité, préférant s'éloigner du périmètre. Il savait quoi chercher, assez pour gagner un temps précieux cependant.
Cela, il le devait à Silas. Parfois, le gamin traînait dans ses pattes, pour l'occuper Lucan lui apprenait quelques techniques de traque. Bien que très jeune, le petit mémorisait certaines choses, prenait des réflexes, et plus d'une fois Lucan l'avait vu, élève consciencieux, tenter d'appliquer ce qu'il comprenait.
Par cela, Lucan se souvint que Silas n'avait pas été son seul élève, Adam aussi. Avant que les choses ne s'accélèrent, qu'ils n'en arrivent à ce jour. Avant tous les autres passées avant aussi, leur violence...
Ce qu'un garçonnet comme Silas avait pu intégrer, Adam aussi. Par conséquent, Lucan ne chercha nulle marque au sol mais au contraire des voies trop “propres” que rien ne semblait avoir dérangé et surtout pas un pieds humain.
Tellement propres que même les éléments n'avaient à priori pu s'arrêter dessus.
Il n'y avait pas que du soleil au texas, il y avait du vent aussi. Le vent battait la terre, marquait les lieux, et Lucan était assez chevronné pour trouver les endroits qu'il avait épargné sans raisons apparentes valables.
A moins qu'un homme ne soit passé par là en cachant sa piste.

Malin, Adam réussit parfois à lui faire perdre sa trace. Cela n'empêcha pas Lucan de se rapprocher de plus en plus.
Plus en plus....
La nuit arriverait assez vite, il voulait éviter cela. La nuit, les règles du jeu changeaient....
Néanmoins, une personne traquée s'épuisait bien plus vite qu'un chasseur, pour peu que le chasseur ne soit pas un idiot fini.
Et cela était simple, tellement plus simple que de retrouver des touristes perdus dans les forêts du Nord....

Lucan trouva Adam blotti dans une cavité rocheuse. La poussière et ses vêtements sales lui recouvrant le visage et la silhouette pouvaient l'aider à se confondre avec l'environnement. Malin, cependant il ne s'était pas prévu d'issue de secours.
L'homme dormait, son sommeil était certainement léger à moins qu'il n'espéra que quitte à être tué, autant que cela soit dans son sommeil. Seulement, Adam l'avait regardé droit dans les yeux alors que Lucan le soignait, il était logique qu'il fasse la même chose en mourant...

L'Amérindien glissa la lame de son couteau sous la gorge de l'homme. Il n'appuya pas, attendit seulement.

”Combien de temps espérais-tu tenir?”, demanda-t-il. Il souriait, pourquoi ne pas sourire après tout, hein?

D’abord, le soulagement : hors les chaînes, hors les murs, loin de la colère de Rhodes et de tous ceux qui voyaient en lui un traître. Une énergie renouvelée par le sentiment de liberté, et qui le pousse à aller vite, s’éloigner rapidement et ainsi diminuer les risques de se faire remettre la main au col. Il ne sait pas encore vraiment ce qu’il va faire, mais il sait déjà où il ne doit pas aller et cela suffit dans l’immédiat à lui donner une direction à suivre.
Ce qu’il sait d’autre : le besoin de trouver des vivres s’il ne veut pas voir son voyage ajourné plus tôt que prévu. Caden lui a donné des armes, ce qui  lui permet au moins de ne pas crever tout de suite, mais la faim viendra bien assez vite le tenailler. Avancer et piller, donc. Regarder devant soi mais aussi derrière. Espérer que son absence ne soit pas repérée de suite et qu’il puisse déjà mettre suffisamment de distance entre lui et le ranch parce qu’il n’est pas stupide, Adam : trop proche, il ne survivra pas à une battue organisée dans les règles et à dos de canassons.
Consciencieux, l’homme couvre ses traces comme il a appris, fait au mieux pour ne pas traîner et tente de ne pas laisser son optimisme sur le bord de la route. Il est vivant, c’est tout ce qui compte dans l’immédiat non ? Il ramasse un sac à dos sur un cadavre décharné et y trouve quelques biscuits secs, une barre de céréales qui ne fait pas long feu et une gourde d’eau rance à laquelle il s’abstient de toucher mais qui pourrait lui être d’un précieux secours lorsqu’il tombera sur un point d’eau claire. Pas de carte pour se diriger mais il en a une dans la tête, depuis plus de trente ans qu’il se traîne dans le coin on pouvait tout de même espérer qu’il en connaisse un minimum les reliefs. Il tente d’éviter les rôdeurs dans la mesure du possible – ça laisse des traces et puis, la fatigue qu’il peut s’épargner… – et se laisse aller à l’espoir d’un futur un peu plus clair sous le soleil encore froid du mois de mars.
Puis, l’optimisme s’effiloche.

Adam est suivi. C’est sûrement trop tard lorsqu’il en prend conscience mais cela vaut mieux que jamais, non ? Son humeur s’assombrit tandis qu’il accélère le pas, redouble d’attention quant à ce qu’il laisse derrière lui. Bien sûr, il sait qu’il s’agit de Lucan. Inutile d’expliquer pourquoi : il sait, c’est aussi simple que cela. Et parce que c’est Lucan qui est à ses trousses, l’inquiétude s’immisce, l’homme ne lâchera pas le morceau alors le fugitif doit être plus malin. Mais est-il réellement capable de surpasser celui qui lui a appris tous les moyens qu’il est présentement en train de mettre en place pour couvrir sa fuite ?
Mieux vaut ne pas y penser.

Quand l’épuisement le gagne, poison fourbe qui s’insinue dans ses muscles et sa clarté d’esprit, Adam ne cherche pas à dépasser ses forces. La fatigue, ça vous fait commettre des erreurs et les erreurs, elles ne vous pardonnent rien. Alors il se cherche plutôt une planque, quelque part où se reposer une heure ou deux, guère plus, juste le temps de récupérer un tant soit peu d’endurance. Sauf qu’il se surestime et que le sommeil s’abat lourdement sur lui, le rendant captif de sa propre inconscience.
Ce n’est pas l’urgence du départ qui le réveille dans un sursaut, mais la froideur de la lame contre sa gorge. La belle au bois dormant ouvre les yeux pour tomber aussitôt dans les iris sombres de l’homme qui se tient accroupi devant lui. « Beaucoup plus que ça », il admet avec la franchise devant la menace qui l’oblige à se tenir à carreaux. Lucan sourit et ça lui fait froid dans le dos, ça lui fiche une frousse qu’il ne cherche même pas à nier. « J’aurais pensé avoir davantage de répit. Une semaine, peut-être… » Sous l’immobilité forcée, ses muscles sont tendus mais son esprit tourne à vive allure. Peut-il être assez réactif pour saisir l’arme à sa ceinture avant qu’on ne lui ouvre un sourire dans la carotide ? Il n’est pas sûr de vouloir tenter sa chance, pas tout de suite, il est encore bien trop tôt pour supposer que l’autre puisse déjà commettre une erreur d’inattention. « T’es venu par ordre, ou pour toi ? » Sous-entendu : je meurs ici et maintenant, ou tu me ramène en arrière pour qu’un autre ait ce privilège de me tuer ?
Si Adam est calme, c’est parce qu’il sait ne disposer de rien pour apitoyer un homme de la trempe de celui qui lui fait face. Et puis, il lui reste tout de même un minimum de dignité, après deux jours passés enchaîné au mur dans le dernier box tout au fond des écuries Rhodes. Clamer qu’il ne veut pas mourir ne lui apportera rien, pour autant il est vrai qu’il n’en a pas l’intention – pas déjà, putain, pas après ce qu’il a fait pour se tirer de là. Mais il préfère rassembler ses forces en silence qu’implorer pour que Lucan l’épargne.

Il y avait pourtant quelque chose de profondément naïf en Lucan, assez pour qu'Adam ait eu une chance en voulant riposter. Une chance que l'autre homme ne parvint pas à saisir, du moins pour le moment. Parce que Lucan pensait encore que l'échelle du monde se valait à l'honneur, que quand on avait perdu, on l'acceptait.
Il lui en restait, des choses à apprendre, il lui en restait tellement...
Les yeux sombres posés sur Adam auraient pu être ceux d'un animal : dedans, l'obscurité de la Nature. Tué, être tué, rien de plus. Pas de haine, pas de colère, Lucan sembla même faire un effort surhumain pour trouver de quoi parler de manière intime. Faire autre chose que répondre aux questions : ”Tu n'as pas fait que des erreurs dans ta fuite”. Cela était vrai....
Il pencha la tête, loup cherchant à comprendre face à un humain condamné. Que dire de plus, quel était le pouvoir des mots ici? Lucan ne cherchait pas à faire souffrir Adam, il ne cherchait pas à l'épargner non plus.
En cela, Abel avait été agile : donner à l'Amérindien la possibilité de tuer lui-même Adam selon les croyances qu'il portait au coeur, c'était assurer sa fidélité au Ranch. Confier la tache à quelqu'un d'autre, lui imposer un complice, cela aurait été comme léser Lucan d'un droit inaliénable, celui de vie ou de mort d'un sauveur. Dès lors, son parti aurait été celui du fuyard, les choses seraient devenues bien plus dangereuses certainement.
De petites décisions pouvaient dépendre tant de choses....
Adam avait lui aussi rendu service à Abel en s'enfuyant, lui permettant de lâcher Lucan, de lui offrir l'hallali. Est-ce que cela ne tenait vraiment à rien?
Le silence était lourd entre les deux hommes, comme une obscurité de plus au delà de celle de la nuit. En dehors des souffles, des battements de coeur, aucun autre bruit n'existait. Jusqu'à ce que les voix s'élèvent, bien évidemment. ”Cette chasse est la mienne, Adam, c'est ainsi que les choses se passent. Ce n'était pas un service que de te sauver la vie, c'était une obligation : t'obliger à rembourser ta dette ou bien me payer moi-même si cela ne pouvait être fait.” Les choses étaient aussi simples, l'honneur se modelant de bien trop de formes sous leurs conceptions à tous les deux. ”Je me paye avant d'être escroqué....”' Un silence à nouveau, Lucan recula alors le couteau sans pour autant cesser d'être une menace. Il ne cherchait pas d'excuses à sa façon de voir les choses, n'argua pas que cela était la faute de ce nouveau monde. Inutile....

”J'ai faim, toi aussi certainement, partageons au moins un repas. N'y vois pas de la cruauté, du moins pas réfléchie. Je préférerai simplement te tuer alors que tu es apaisé. Cela devient de plus en plus un luxe par ici...” Il ne mentait pas, tout n'était qu'un stress et une peur permanente. Le sommeil semblait se tisser de cauchemars aussi pouvait-on parfois embrasser la mort avec bien plus d’affection qu'une vieille amie.

Le couteau désormais disparu, l'homme tendit la main vers son compagnon, prêt à l'aider à se relever. Il n'était plus un jeune chasseur trop pressé de tuer avant que sa proie ne lui échappe et, si Adam désirait s'échapper, cela continuerait juste par une autre traque jusqu'à épuisement de l'un ou de l'autre.
Le risque de se faire tuer, Lucan l'acceptait, cependant quelle marque cela laissait-il sur l'âme d'assassiner quelqu'un ayant sauvé votre vie?
Parce qu'une cicatrice lui rappellerait toujours son geste après tout.

En quelques mots, Lucan rappelle à Adam que même sa propre vie ne lui appartient plus, un fait dont il n’a jamais réellement pris conscience aussi durement qu’à cet instant précis. Depuis que Lucan lui a sauvé la vie, une éternité plus tôt – du moins lui semble-t-il –, le fugitif a toujours cru à l’échéance de sa dette mais sans réellement s’en inquiéter : tout le monde se sait destiné à mourir un jour, mais cette réalité crue ne s’abat généralement sur le concerné qu’à l’instant T. Alors le cavalier n’y a jamais apporté d’importance, à quoi bon se soucier de quelque chose qui peut n'arriver que dans un mois, un an, une décennie ?  
Les yeux plongés dans ceux de son adversaire, la certitude lui glisse sur la peau comme une goutte de sueur froide qui roulerait avec langueur le long de son échine : il va mourir. Et il n’est pas prêt. Même sa brève captivité ne l’a pas exposé face à sa finalité de cette manière : Rhodes encore au loin, tout pouvait arriver. Et tout est arrivé, puisque quelqu’un lui a brisé ses chaînes. Lucan, lui, est terriblement près. Et prêt.

« J’ai jamais cherché à t’escroquer. » La riposte est faiblarde, mais pas moins sincère, motivée par l’énergie d’Adam à ne pas être jugé coupable jusqu’au bout. « Je voulais juste pas crever pour une connerie et des accusations fausses. Y a pas de mal à ça. » Le couteau s’écarte, le captif déglutit et ose une inspiration un peu plus profonde. Ce n’est qu’un répit, il s’en doute bien, mais cette bouffée d’air lui apparaît d’un coup incroyablement savoureuse.
Puis, la proposition tombe.
Un sourcil se hausse sous l’effet de la surprise, tandis qu’un début de rire se coince dans la gorge. Finalement, et passées les premières secondes, il se rend compte que c’est un comportement qui n’a rien d'anormal chez son compagnon. Et une opportunité pour lui, toujours pas résigné à mourir bien sagement sans au moins une dernière bataille. Alors l’homme hausse les épaules, l’air de mimer un "pourquoi pas" et feignant une nonchalance qu’il est bien loin de ressentir. D’abord parce qu’il lui est impossible de rester imperméable à la cocasserie morbide de cette situation et ensuite… parce qu’il meurt de faim, tout simplement. Sa fuite ne lui a guère laissé le luxe de la chasse et ce ne sont pas quelques biscuits secs qui vont rassasier quelqu’un de sa stature. « Trop aimable de ta part… » L’ironie se glisse tout de même dans sa riposte, mais peut-on vraiment lui en vouloir ? N’a-t-il pas au moins le droit d’être un tant soit peu amer face à la situation qui l’attend et dont il ne sait toujours pas comment se tirer ? Parce qu’il veut vivre, certes, il le désire avec une férocité dont il ne se cachera pas si l’autre le lui demande, mais il n’a pas pour autant l’envie de poignarder Lucan dans le dos.  L’un de ses rares amis, ou du moins ce qui s’y approche le plus… et il reste au survivant encore un minimum d’honneur.

C'est pourquoi Adam attrape le bras qui se tend vers lui sans aucune mauvaise arrière-pensée, sa main s’enroulant autour du poignet de son futur bourreau tandis qu’il se relève dans un geste souple. « J’ai rien sur moi – ce disant, il pousse du bout du pied le sac déniché un peu plus tôt dans la journée –, sinon quelques sablés à l’origine obscure. J’ai faim, oui. Mais surtout soif. » Pour ne pas dire qu’il se sent desséché, après ces longues heures de traque et l’absence d’un point d’eau potable. Ses lèvres craquelées le dénoncent, sa fatigue plus lourde qu’escomptée en est plus que probablement une conséquence. « Le dernier repas du condamné, hein… » Finalement, un bout de sourire un peu tordu vient tirer ses lèvres, le fugitif peut bien se prêter au jeu en laissant sa mauvaise foi de côté. « J’ai droit à ma clope aussi ? » Et pourquoi pas une bonne bouteille, un alcool suffisamment fort pour se brûler tout l’œsophage et rouler par terre après trois gorgées, s’inventer un courage ou la force de bafouer un frère. Mais il se doute bien que Lucan ne va pas sortir de son sac de quoi mettre un couvert quatre étoiles sur le sol de la planque. On n’est pas vraiment dans l’optique du pique-nique idéal avec la nappe à carreaux et le panier en osier… Bah ! A vrai dire, Adam a tellement faim que rien de ce que Lucan a à lui proposer n’est susceptible de décevoir son estomac.
Bras croisés contre sa poitrine, le fugitif s’adosse à la paroi sans quitter des yeux un seul instant celui qui l’a retrouvé en aussi peu de temps. « J’ai fait tant d’erreurs que ça, dis ? » La question le taraude depuis que ses pensées ont cessé de se focaliser sur un morceau de fer menaçant sa carotide ; après tout se faire dénicher aussi rapidement c’est comme un échec cuisant, l’impression d’avoir gaspillé la seconde chance donnée par Jenna et Caden à l’insu de leur frère aîné.

Il y a quelque chose de terriblement fragile alors dans ces deux hommes qui se regardent sans se haïr. Lucan aimerait penser que le ciel au dessus d'eux, avec ses étoiles et ses ténèbres, les observe et les juge mais...mais quoi? Le silence, juste le silence...
Qu'y avait-il à pardonner lorsque l'on ne haïssait pas? La main d'Adam s'enroulait à son bras alors que Lucan hissait l'autre homme, geste miroir, étrangement malsain, pour toutes les fois où il l'effectuait, aidant l'autre avec sa jambe blessée.
Est-ce qu'Adam y pensait lui aussi? Autour d'eux, la poussière des choses mortes, le poids de l'ordre d'Abel mêlé au poids des vies que l'on gâchait.
Et Lucan prit conscience de la malédiction prête à s'abattre : quand il reviendrait au ranch, rien d'autre n'existerait pour lui que la solitude.
Frère et guide tout à la fois,même blessé, Adam avait été capable de le mener aux hommes. Qui d'autre le ferait après lui, quel ami resterait-il au brun?
Aucun...

”Un autre que moi ne t'aurai pas trouvé, c'est pour cela que je suis venu.”

Un instant, il songea à lui hurler de partir mais Lucan n'était pas assez fort, pas assez bon et toute la méchanceté en lui naissait du silence. Les deux hommes se tenaient par le bras encore, trop peu de secondes s'étaient écoulées alors même que plusieurs siècles d'éternité portaient leurs gestes.
Enfin, Lucan parla.
Parla autrement que pour les ordres d'Abel, si cela avait la moindre signification. ”Nisaye”, ainsi appelait-il Adam. ”Ningotaaj, ningashkendam...”
Sa voix ne se brisa pas, son coeur si mais un peu du démon qu'il portait en lui sembla disparaître. Il y avait encore du bon en Lucan, sous le masque du chasseur, sous le mur de son silence.Grand frère, avait-il murmuré, car qu'était Adam si ce n'est un frère? Grand frère, j'ai peur et je suis triste...
Je ne veux pas.
Je ne veux pas quoi, frère, te tuer? Que tu t'échappes? Et parce que cela était un poids bien trop dur à porter, Lucan baissa la tête, son front reposant avec désespoir contre l'épaule de l'autre homme.

”Tu n'avais pas à nous trahir”, murmura-t-il. Pour un instant, le feu du carnage se raviva : Adam les avait trahit, oui, comment payer cela autrement que par la mort? Il n'était plus son frère, pas même pour ce repas, le dernier.
Il n'était plus son frère, ne l'avait jamais été. Poussière, silences et mensonges, et puis la brutalité du monde aussi, celle à laquelle Lucan avait voulu échapper avant l'Apocalypse.
Ca n'avait servi à rien, parce que rien ne retenait les ténèbres, leurs ténèbres.

Il le lâcha de la même manière que l'on condamne quelqu'un à mort et se détourna assez pour lui tendre la gourde en fer-blanc. De quoi boire, étancher la soif du plus vieux, et puis à côté le sac. Pas de sablé, un peu de viande, des fruits secs, à quoi est-ce que tout cela rimait?

”Pas de cigarette, pas eu le temps de prendre un thermos de café non plus, je regrette.”

Tant de choses à regretter de toutes façon, une de plus, une de moins...
Trahir Abel, trahir Adam, se trahir lui-même...

”Si tu étais encore mon frère, que me dirais-tu?”

Sa main enroulée autour de l'avant-bras du cavalier et celui-ci le tenant de la même manière, Adam sent les mots de son interlocuteur se frayer directement leur chemin jusqu'à son cœur. Un cœur qui se serre face aux propos, et une pointe de culpabilité qui s'installe, parce que le fugitif n'a rien dit à Lucan de son départ. Parce qu'il a préféré utilisé le peu de temps dont il disposait pour faire ses adieux à Jenna plutôt qu'à son frère de cœur.
Maintenant, Lucan se tient face à lui avec entre les mains l'ordre de le tuer.
J'ai peur, il lui dit. Alors Adam ne bouge pas tandis que son compagnon vient appuyer son front, et sa main libre vient enserrer l’articulation de l’épaule de son vis-à-vis. Petit frère… le geste est dénué de la moindre ambiguïté, simple tentative de réconfort de la part de celui qui va mourir, à celui qui va le tuer.
Mais l'accusation tombe alors, glaçante, et sépare les deux hommes. Il sent la main de Lucan qui se détache de son avant-bras et fait un pas en arrière, encourageant la rupture de ce bref instant fraternel, les bras désormais ballant de part et d’autre de son corps.
Et dans un premier temps, il ne répond pas.

Les premières gorgées d'eau de la gourde offerte sont salvatrices et son gosier les accueille avec une gratitude non camouflée. Puis, puisqu'on l'y a indirectement invité, Adam s'octroie le droit d'aller voir les trésors que contient le sac du cavalier. Quand ses yeux accrochent les morceaux de viande séchée, le monstre de la faim s'agite dans son estomac et le fuyard ne se fait pas prier pour tenter de l'apaiser aussitôt.

« Je suis encore ton frère. » La question s'est étirée dans de longues secondes de silence avant qu'il ne se décide enfin à y répondre, blessé par la formulation et refusant de la laisser passer sans s'y opposer. « Ne me renie pas pour quelque chose que j'ai pas fait, j'en ai déjà bien assez de tout le reste. » Son exil, et puis la fin de sa vie qui lui pendait au nez quoi qu'il s'acharne à la refuser. « Je n'ai pas trahi, j'ai été piégé. » Mais piégé par qui, il n'allait pas dire le nom, craignant trop que la loyauté de Lucan vis-à-vis de son leader ne dépasse l'affection qu'il avait à l'égard de l'homme qu'il avait sauvé d'une mort certaine. « Mais sans preuve pour faire éclater la vérité, j’ai pas le choix : je veux pas mourir pour camoufler les mains sales d'un autre. Ma vie est à toi, c’est vrai, mais ne la reprend pas pour une injustice. » Encore une fois il ne supplie pas mais demande simplement, sans jeter sa dignité aux pieds de l'autre. Et de la réponse de Lucan, dépendra une décision qu'Adam s'apprête à prendre à l'égard de cette confrontation. Parce que s’il est vrai qu’il aime celui qu’il considère désormais comme un frère depuis qu’ils se sont rencontrés – pratiquement –, il aime encore plus sa propre vie ; dette ou pas, il ne la sacrifiera pas pour une faute  dont il n’est pas responsable et ce, qu’elles qu’en soient les conséquences.

Ce n'était pas un conte initiatique, ce n'était pas une histoire du tout et rien ne ressortirait de ce meurtre. Rien de valable tout du moins, pas même un coeur détruit, pas même un coeur brisé, une coupe de vin jetée au vent. Métaphore idiote puisque de vin ils n'avaient jamais pu partager, les deux frères...
Jusqu'où allaient les mensonges? Car Adam affirmait avoir été piégé à présent et ce, sans rien en dire de plus...

”Je ne sais pas quoi faire, je ne sais vraiment pas...”

De la même manière qu'il n'avait pas su quoi faire avec Ari, la gamine qu'il avait sorti des bois, traumatisée, se prenant un monde nouveau dans la gueule de virus et d'infectés. Jusqu'à la refiler à un groupe qui passait par là, prendre pour excuse la peur qu'il inspirait à la jeune femme, partir.
De la même manière qu'il n'avait pas su quoi faire avec Morten également, incapable de se défendre ou de prouver sa valeur, jusqu'à ce que le meurtre ne soit plus que la seule option pour survivre. Le meurtre et la fuite, toujours la fuite.
Le souvenir d'Ari comme un drôle d'ange de tristesse pour son coeur sombre à lui, il pensait un peu à elle, il le ferait beaucoup plus, tellement plus dans les années à venir. Comme une rédemption que Lucan n'avait pas saisit.
Alors il était là aujourd'hui, méchant homme prêt à tuer encore.
Tuer son frère.
Sauf que cette fois, la survie n'était même pas en jeu, il s'agissait d'autre chose et les trahisons possibles ne représentaient finalement qu'une fine couche de tout cela. Les trahisons, les manipulations et cela était pitié car ni Lucan, ni Adam n'avait les épaules pour le supporter.

”Même le soleil se couche, Adam.”

Au fond, peu importe chacune des batailles et des raisons, oui le soleil se couchait bel et bien sur les hommes, qu'ils soient innocents ou non.

”C'est pour ça que t'es là, prêt à m'attaquer. A me tuer aussi même si ce genre de choses, c'est dur à prévoir, les accidents ça arrive... Deux frères ennemis, comme dans ta bible d'homme blanc. Parce que toutes les histoires se ressemblent, la nôtre fait pas exception.”

Il secoua la tête, murmurant encore une fois pour lui même cette phrase fatidique : même le soleil se couche.
Et la nuit était déjà sur eux.
Toi qui est encore mon frère, voulu-t-il dire, toi qui est toujours mon frère. Car c'était ce que l'autre homme affirmait, alorrs tant pis.
Tant pis pour le couteau dans la main, tant pis pour le fil de la lame prêt à trancher, tant pis pour ce qui est et n'a pas été.
Seul comptait le sang.
Pour cela même, Lucan frappa. Le couteau déchira la peaume de sa propre main, une coupure nette, profonde un peu.

”Soit mon frère une dernière fois alors, Adam.”

Il lui tendit le couteau, paume ouverte ensuite, paume offerte. Le sang contre le sang, comme deux vrais frères, comme dans les vrais contes aussi, les vraies histoires, celles qui apportaient quelque chose, espoir et désespoir tout à la fois.
Et puis après, regarder Abel dans les yeux sans faillir, sans douter, le couteau dans les mains. Le couteau tâché alors qu'au loin, Adam continuerait de s'enfuir...

Partage mon sang, au diable la bible et ses leçons, au diable les foutues histoires fausses d'hommes blancs.

Lucan ne lui demande pas de plus ample explication et ça arrange bien Adam, bien qu’il n’en témoigne rien devant lui. C’est qu’il a un secret, le fuyard, un secret lourd à porter qu’il ne souhaite pas lui communiquer de peur que cela mette en danger une personne bien particulière à la Mine.
Bien sûr, il ignore parfaitement qu’à cette heure on a déjà retrouvé le cadavre de son père.
Même le soleil se couche.
Adam ne nie pas, il est effectivement aussi prêt à passer à l’offensive qu’il ne le sera jamais. Si la lame n’est pas dans sa main, elle n’en est pas loin : il saura la saisir et porter au moins un coup avant que tout ne bascule, bien qu’il n’ait pas la moindre idée de quelle pourrait être l’issue d’un affrontement s’il prend son compagnon à la loyale.

Un éclat lunaire attrape la lame du couteau qui vient de tracer un fil sanglant dans la paume de Lucan et les yeux de son vis-à-vis ont suivi le mouvement du début jusqu’à la fin. Si son soulagement est presque perceptible, il n’en pipe mot au traqueur : cela serait inconvenant. A la place, Adam se saisit de l’arme blanche et répète à l’identique le geste dans sa propre main ; une grimace de douleur crispe brièvement ses traits quand le tranchant entre au contact de la chair.
Il n’y a pas eu d’hésitation dans le geste, pas de recul, le fugitif ne s’est même pas interrogé sur la manière dont il allait soigner sa plaie au vu de ses conditions actuelles précaires. Ni même sur ce qu’une potentielle infection pourrait apporter de bref à sa course vers l’inconnu. Le sang se mélange au sang dans les mains qui s’empoignent et la lame retourne à son propriétaire, le tout sans un mot de plus.

Plus tard, un morceau de chiffon à peu près propre viendra recouvrir la blessure. Ils mangeront encore un peu, discuteront de ce qu’il leur reste à s’échanger puis passeront une dernière nuit à veiller l’un sur l’autre au milieu de cette contrée sauvage.
Aux premières lueurs de l’aube, chacun reprendra le cours de sa route sur un dernier adieu. Pas de promesse de retrouvaille, parce que le monde est devenu beaucoup trop cruel pour l’autoriser, mais l’espoir sincère d’un futur un peu moins noir pour l’autre. Cette nuit, un choix a été fait, et ils ont choisi de rester frères en dépit des mensonges passés et à venir.