(22 juillet 2008) Juste un jour ordinaire sous le soleil d'Oakland, Californie. Amalia Ortiz est assise sur le banc jouxtant le garage familial, profitant de l'ombre du bâtiment pour savourer une citronnade bien fraîche. Sa condition lui interdit de s'envoyer une bière et, malgré tout l'amour qu'elle porte au petit être grandissant dans son ventre, elle voudrait bien qu'il se décide pour se la boire cette bière fraîche !
« Aller, pequeño ! C'est l'heure. » Ses neuf mois étaient révolus et les médecins lui ont assuré que le petit allait bien, qu'il viendrait incessamment sous peu. Au plus tard dans trois jours. Amalia avait tout essayé pour déclencher naturellement sa venue au monde, en passant par les remèdes de sa grand-mère paternelle jusqu'aux positions sexuelles supposées favoriser l'accouchement. Rien. Nada ! Bébé Ortiz se trouvait très bien où il était et n'avait que faire du désagrément de sa mère. Une main frottant délicatement son gros ventre, elle soupire avant de balancer au sol son verre. Au même moment, la porte située à quelques mètres d'elle s'ouvre et laisse sortir un flot d'hommes, tous revêtant le même blouson en cuir bardé de deux couteaux ensanglantés sous lesquels figure une simple phrase :
Los Asesinos. L'un d'eux s'arrête, une cigarette à moitié fumée reposant entre ses doigts. Son regard va du verre, à Amalia et un sourire se dessine sur son visage.
« Hey, mama ! Qui t'as énervé comme ça ? » Elle lui jette un regard noir et se relève péniblement, réduisant la distance qui les sépare, son ventre l'empêchant toutefois d'être aussi proche qu'elle le souhaiterait. Il l'entoure de ses bras et elle lui assène un coup de poing dans l'épaule.
« J'aurai jamais dû t'épouser ! » Il rit et l'embrasse, sa main descendant sur ses fesses qu'il pince allègrement.
« Nah, mama. C'est pas le mariage qui a foutu la merde. On devrait ptet faire abstinence à l'avenir. » Cette fois c'est elle qui rit, ou plutôt se moque alors que la main de son époux glisse vers l'avant de son pantalon.
« T'as déjà bien du mal à me lâcher quatre jours dans le mois alors me parle pas d'abstinence. » Elle lui tape sur la main et il abandonne l'idée, se contentant de l'admirer.
« Tu es magnifique. » Ses yeux roulent dans son orbite et elle croise les bras au dessus de son imposant ventre.
« Mentiroso ! Je ressemble à une putain de vache et c'est de ta faute. » Autour d'eux, quelques indiscrets s'esclaffent, bien vite mis en déroute par le regard noir d'Amalia. Elle capte brièvement le regard de son père qui lui adresse un clin d'œil. Son attention est à nouveau accaparée par Emilio lorsqu'il pose ses mains sur son ventre.
« Ton fils est aussi borné que toi. » Sa voix douce contraste avec son air agacé. Pour seule réponse, Emilio l'attire aussi près qu'il le peut et l'embrasse, ignorant les sifflets autour. Amalia en profite pour lui prendre allègrement les fesses en mains ce qui, contre toute attente, fait réagir le petit Ortiz. Elle lâche prise, surprise, le regard tourné vers son ventre. Emilio, lui, a reculé d'un bon mètre, complètement ahuris.
« Tu vas devoir encore attendre pour tirer ton coup, amor. » Sur le sol, l'eau s'écoule tranquillement tandis qu'Amalia se sent de plus en plus mal à l'aise dans son pantalon trempé. Il écarquille les yeux, incrédule, incapable de bouger le moindre muscle.
« Vamos Ortiz ! » C'est son cri qui le fait finalement réagir. Il s'en va chercher les clés de sa vielle Chevrolet tandis que son père aide sa fille à marcher jusqu'à la voiture.
« Todo està bien hija. » Elle serre la main de son père tandis qu'Emilio lui ouvre enfin la portière et qu'elle s'assoit côté passager.
« J'appelle tout le monde, ne t'inquiète pas. » Sans voix, elle se contente d'acquiescer d'un mouvement de tête. Elle laisse son père refermer la porte et regarde Emilio qui s'installe à côté d'elle, prêt à foncer jusqu'à l'hôpital.
« On va avoir notre bébé. » Sourires aux lèvres, leurs mains se rejoignent quelques secondes avant de démarrer pour de bon et de rouler vers une nouvelle vie.
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(23 décembre 2013) Trois ans. Trois longues années se sont écoulées depuis le début de cette terrible épidémie. Assez de temps pour que chacun comprennent ce qu'il se passait réellement. Après les premiers morts revenus à la vie et la coupure nette des informations, difficile de douter encore ou de parler de
simple épidémie de grippe. Chacun a fait ce qu'il a pu. Certains ont fuit, cherchant à rejoindre les bases militaires ou les camps de réfugiés installés un peu partout dans le pays par le gouvernement. D'autres sont restés pour se donner la mort, préférant le néant. Et d'autres ont pris position, décidant de prendre cette fin pour un nouveau début. Amalia en faisait partie. Elle et les siens. Pas question de tout quitter. Oakland tiendrait parce qu'Oakland c'est chez eux. Malheureusement, rien n'est fait pour durer. Trois ans c'est déjà pas mal. Trois ans de bonheur, sans incidents majeurs. Bien sûr, il y a eu des morts, des individus malsains dont il a fallu se débarrasser. Mais dans l'ensemble, leur petite vie était (presque) parfaite. Très tôt, le garage avait été mis en quarantaine par les Asasinos. État d'urgence déclaré par le Président, le père d'Amalia, toutes les familles et proches du club devaient gagner les lieux le plus rapidement possible. Une centaine de personnes se sont retrouvés coincées sur les lieux assez grands pour tous les abriter. Il a fallu s'organiser, trouver sa place dans cette nouvelle société. Les grilles d'accès renforcées par des plaques de taules faits de divers matériaux, le garage semblait si sûr, presque imprenable. Après trois années de sécurité, on se relâche, on se croit invincible.
« Si on ne part pas maintenant on est foutu ! » La dispute éclate et les voix s'élèvent, réveillent les quelques enfants qui somnolent dans un coin.
« Moi jme barre d'ici et j’emmène ma famille avec moi. » On s'agite, on prend son sac, on réuni ses proches. Le clan est divisé. La horde approche et bientôt elle fondera sur cet endroit comme un ras-de-marée. Il y a ceux qui pensent pouvoir survivre dehors, éviter la catastrophe et ceux qui sont convaincus que la horde passera sans causer le moindre dégâts aux rescapés.
« Tu crois vraiment pouvoir mieux t'en sortir dehors, ese ? » L'homme aux yeux de jais engage un combat silencieux avec le chef du clan, Alejandro Alvarez. La tension met tout le monde mal à l'aise, menace de faire imploser le groupe tout entier. La horde devient secondaire, le danger n'est plus dehors mais dedans.
« Je préfère tenter ma chance plutôt que de crever comme un chien ici, ese. » Juste comme ça la grande famille recomposée des
assassins éclata. On ne retînt pas ceux qui voulaient partir. A quoi bon ? On ne va pas se plaindre d'avoir des bouches en moins à nourrir. Ça fera plus de place aussi. Malgré tout, c'est le cœur lourd et la gorge serrée que les adieux se firent. Amalia n'eut pas la force de dire quoique ce soit. Elle se contenta de serrer ses amis dans ses bras, de sourire aux enfants et serrer son fils dans ses bras alors qu'il pleurait le départ de ses petits camarades de jeux. Des au revoir plus ou moins douloureux, un signe de la main, un
bonne chance avant que les portes grillagées de leur sanctuaire ne se referment. Tout aurait pu s'arrêter là. Le soleil se couche, les ombres s'allongent et les plus jeunes ferment les yeux, s'abandonnent au sommeil, insouciants, inconscients. Les sentinelles tournent dans le camp, se positionnent à leur station habituelles, en hauteur. Bientôt on entend au loin le gargouillements de milliers de monstres. Amalia ne dort pas. Allongée près de son fils, elle caresse sa petite tête, le maintient endormi. La peur au ventre, elle est pourtant convaincue que rien ne peut leur arriver. Ils sont prêts. La horde passera tout près sans les atteindre. Tout est prévu. Tout, sauf l'imprévisible : l'être humain. La peur est la plus dangereuse des armes. Elle fait et défait des empires. Cette nuit, dans le complexe des Asasinos, la peur mit à terre toute une communauté de survivants. Il aura suffit d'un seul homme, d'un seul cri, au moment le plus fatidique, alors que le gros de la horde passée devant les portes closes du sanctuaire. La réaction fût presque immédiate.
Presque. L'homme d'une trentaine d'années fût maîtrisé en quelques minutes puis abattu. Pas le choix. Hélas, le mal était fait. Le bruit avait attiré les rôdeurs aux portes qui menaçaient de céder sous le poids de la horde. Désormais tous bien réveillés, les survivants n'ont d'autres choix que de tout abandonner, de s'équiper du plus important et de fuir. Leur paradis éclate. Le monde s'écroule à nouveau. Des familles séparées, de nouveaux morts et une errance sans fin.
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(15 septembre 2017) « Non non non non ! » La foule l'emporte, elle et son petit Leandro fermement accroché à son cou. La main d'Emilio glisse dans la sienne et bientôt elle le perd complètement de vue. Emporté par la foule, balayé par la panique, il est rejeté loin d'elle.
« Emilio !! » le cri déchire le ciel, lui brûle les cordes vocales. Mais il n'y a personne pour l'entendre tandis que le monde s'écroule tout autour d'elle. Incapable de lutter, elle se laisse guider par des forces invisibles qui l'emportent vers un semblant de sécurité. Bientôt, elle ne sent plus la pluie battre sa peau, ni le vent secouer sa carcasse. Projetée contre une paroi froide, elle reste figée, tremblante, le petit corps de Leandro fermement accroché à elle. Amalia ne sait plus si elle pleure ou si ce n'est que la pluie qui ruisselle sur son visage. Elle ne ressent aucune douleur, son corps comme endormi sous l'effet d'un coup d'adrénaline.
« Todo està bien bebé. » Elle caresse sa petite tête, ses cheveux trempés et le laisse glisser jusqu'à ce que ses pieds touchent enfin le sol. Libérée de son poids, elle se redresse, ses yeux s’accommodant finalement à l'obscurité environnante. Agressés par le brouhaha général, elle grimace, tenant encore contre elle Leandro, de peur de le perdre dans la foule qui s'entasse. Elle entend les coups de feu et la voix d'Anita Jones qui résonne au-dessus des autres. Elle entend la lourde porte de la Mine se refermer et prie pour que son Emilio soit en sécurité à l'intérieur. Son regard se balade de survivant en survivant. Hommes, femmes, quelques enfants. Tous apeurés, tous abattus par la souffrance. Elle ne peut pas rester les bras croisés. Elle doit savoir. Elle doit chercher. La foule compacte devant elle l'empêche d'avancer et elle sait que très vite les Miners vont se réveiller, organiser les choses et les envoyer dans des zones de quarantaine. Elle doit savoir. Malheureusement, elle ne saura que trop tard. Coupée de ses proches, elle laissera Leandro aux bons soins de Suzy pour retrouver Lake dans une autre zone de la Mine.
« Je ne l'ai pas vu depuis qu'on a été séparé. » Ça ne veut rien dire. Elle refuse l'évidence, persuadée que son Emilio est ici, quelque part. Ils ont tout vécus, tout traversés ensemble. Ils ont connu le pire et cet ouragan ne saurait les séparer. Et pourtant. Après une nuit d'angoisse sans sommeil, un nouveau jour se lève et les survivants sont peu à peu autorisés à sortir. Emilio sera dehors. Il les attendra. Il les retrouvera. Amalia a attendu. Des heures. La main de Leandro dans la sienne, Lake à ses côtés, silencieuse. Il n'est pas venu. « Retourne au camp avec Leandro. » Un ordre sec, clair, non négociable. Le petit suit Lake sans rien dire, le visage ruisselant de larmes. Quand enfin ils disparaissent de son champ de vision, Amalia se laisse tomber au sol, impuissante, fatiguée, désemparée. Son Emilio n'est plus.