(V) There is always bitterness and grief. It's joy that is the rarest thing.

Son obstination la perdra tôt ou tard, plutôt tard que tôt, elle l’espère. Elle veut bien le reconnaitre, quitter le ranch, presque à terme, n’était pas la plus judicieuse des idées. Elle est comme ça, Jenna, impulsive et entêtée à souhait, traits de caractère commun à plusieurs Rhodes. Parfois – souvent pour ne pas mentir –  elle a du mal à envisager les conséquences de ses actes, de ses coups de tête stupides. Elle agit, c’est tout.
La douleur, elle est omniprésente, il n’y a plus que ça, rien d’autre. L’esprit focalisé sur sa respiration, les phalanges de son frère enserrant les siennes, l’impression que la douleur ne cessera jamais, l’idée d’abandonner est tentante, pas une seconde envisageable. Parce qu’elle ne peut tout simplement pas lâcher prise, arrêter de vivre, perdre l’enfant. Le temps est interminable, pénible, ça ressemble presque à l’éternité. Une éternité que peu lui envieraient. La présence d’Abel, la voix d’Arte, deux remparts dans cette épreuve. Elle suit les instructions, fatiguée, à bout. Pousser, souffrir, respirer, pousser, souffrir, respirer. Inlassable routine du jour. Elle n’en distingue pas le bout. Elle souffle, relâchant la pression de sa main, s’écroulant dans les draps. « C’est une fille. » 

Louise Alice Rhodes. Un hommage malgré la mésentente incontestable entretenue avec sa mère, malgré les traits inconnus d’Alice, défunte fille d’Aaren. Un hommage symbolique, pour leur rappeler tout ce qu’ils ont perdu, tout ce que ce nouveau monde leur a pris, tout ce qu’ils risquent encore de perdre. La fatalité de cette réalité qu’est désormais la leur.
Elle sourit, apaisée, elle en oublie presque la douleur, ses muscles endoloris, ses courbatures omniprésentes. Ce qu’elle ne peut pas oublier par contre, ce dont elle ne peut pas faire abstraction, c’est la colère, l’inquiétude, animant les pupilles de son ainé. Elle relève le visage au son de sa voix, une mine désolée savamment orchestrée. Et, elle l’est, sincèrement. « Je sais, je m’excuse. » ça ne risque pas de suffire, quelques excuses, elle le sait pertinemment, mais qu’est-ce qu’elle peut bien dire d’autres ? Il est déjà trop tard de toute façon. Elle l’écoute, baissant le regard, s’attardant sur Lou. Ce n’est même plus de l’inconscience à ce stade, c’est de la stupidité, de la folie, pure et dure. « J’avais des choses à régler à la carrière, je n’ai pas réfléchi. » Pas une seconde. Elle se mord l’intérieur de la joue, hésite, soupire doucement. Peut-être que c’est le moment. Le moment pour la franchise. De toute évidence, le mensonge n’a plus sa place. « Il fallait que je vois Ren. » Force est de constater qu’il s’agit d’un échec cuisant. Il continue de nager dans le flou le plus total, Aaren, ignorant son statut de père, l’imaginant en cloque de Zed Hendrix. Ça en valait bien la peine, cette escapade improvisée, escapade l’ayant mise sur la route de Trager.  Pour une fois qu’elle comptait tout mettre au clair, qu’elle ne comptait pas se dégonfler. Ce n’est pas demain la veille que l’occasion risque de se représenter. Tant pis pour Diggs. « C’est lui le père et non Zed. » L’aveu lui brûle la langue, elle est mal à l’aise, pas totalement prête à encaisser la suite. Pour sûr qu’elle ne risque pas de s’en tirer facilement. « Il n’est pas au courant. » Et, peut-être qu’il ne devrait pas l’être après tout. C’est injuste, elle le sait. Mais, pourquoi s’encombrer de tracas supplémentaires ? De toute évidence, elle n’a pas l’intention de s’éloigner du ranch, pas l’intention d’exposer Lou, encore moins de l’extraire de la sécurité, parfois relative certes, de la Crimson Valley. Peut-être que le mensonge est la solution, ce sera moins douloureux pour lui, moins compliqué pour elle.

Forcément, qu’il espérait se tromper, elle aussi, elle aimerait bien, ça lui faciliterait grandement la vie que l’identité du père soit tout autre. Mais, ce n’est pas le cas, ils doivent faire avec. Au moins, la surprise n’est pas totale, peut-être que cet élément jouera en sa faveur, estompera la colère de son aîné… à moins que non. Il est déçu et, elle ne comprend que trop bien, mais tout de même, peut-être pourrait-il, pour une seule et unique fois, se montrer moins dur et intransigeant envers elle. Trop beau pour être vrai. On parle d’Abel Rhodes, peu importe les circonstances, peu importe le moment, la douceur n’est pas quelque chose qu’il envisage, tout comme le pardon qui semble se révéler être une notion parfois abstraite pour lui. Alors, elle sait ce qu’il lui reste à faire, encaisser en évitant d’envenimer la chose, ce qui n’est pas une mince affaire les connaissant. Elle n’apprécie que très peu que de s’abaisser devant son frère, même s’il n’a pas tort, pas du tout d’ailleurs, le fait est qu’elle dispose également d’une fierté parfois – souvent – mal placée.
Elle roule des yeux. Stupide, folle, insensée, il peut bien dire ce qu’il lui chante. Elle ne peut revenir en arrière. Elles vont bien, Lou et elle, c’est le principal, non ? Même si elle reconnait que son niveau de réflexion n’a pas volé très haut. Elle n’a jamais songé à toutes ces choses qu’il évoque, toutes ces questions qui ne trouveront pas de réponse. Ce n’est pas le genre de Diggs, s’intime-t-elle avec vigueur et obstination. Elle se voit mal lui rétorquer cette réplique, à son frère, ça ne plaiderait pas en sa faveur. Mais le fait est que non, il n’est pas comme ça, pas le genre à séquestrer quelqu’un contre son gré. Du moins, ce n’est pas de cette façon qu’elle l’imagine mais, au final, est-ce qu’elle le connait réellement ? Surement que non, au jour d’aujourd’hui il est difficile d’envisager de quoi est capable l’être humain. Après tout, il a bel et bien utilisé son fils comme monnaie d’échange, ce qui n’est pas un acte très reluisant en soi. Bref, elle n’a pas la tête à y penser, elle ne veut pas. Elle n’a pas envie de déchanter, pas maintenant. Peut-être qu’elle se fait de fausses idées, très bien, autant continuer à vivre dans l’illusion, ne serait-ce que quelques jours supplémentaires ou même quelques heures, elle n’en demande pas beaucoup.
« Il me semblait simplement qu’il était en droit de savoir. » lâche-t-elle finalement, lasse. Elle est éreintée de devoir se justifier, elle n’en a pas envie. Elle est éreintée tout court, d’ailleurs. Elle vient littéralement de survivre à une montagne russe d’émotions. Tout ce qu’elle veut n’est autre que de profiter de Lou, de cet instant. À la place, elle est au centre d’un règlement de comptes. « Peu importe la façon dont j’ai géré ma grossesse ou celle dont je compte gérer cet enfant, ça ne change rien au fait qu’elle est bel et bien sa fille. Ça me semble injuste de le laisser dans le flou. » Tout comme c’est injuste de le priver de son enfant, certes. Elle n’a pas franchement songé à la suite, chaque chose en son temps. C’est certain qu’elle n’est pas d’accord avec les choix de Ren, elle est même contre pour tout avouer. Surtout depuis le droit d’asile accordé aux jackals, c’est de la folie pure et dure. Mais, leurs différents, ils n’ont rien à voir avec Lou. « J’aurais trouvé une combine pour m’en tirer, comme toujours. » Puisque de toute façon, même s’il avait été en état, elle n’est pas bien certaine qu’il serait venu à son secours. Elle a sans cesse dû se débrouiller seule après tout, elle n’est plus à ça près. « Mais, pas besoin de déblatérer là-dessus, je ne suis ni séquestrée ni en danger. » Plus maintenant. À quoi ça sert exactement de remuer le sujet ? Oui, elle a été sacrément conne, oui, elle aurait pu être retenue en otage, oui, perdre le bébé n’était pas impossible, oui, elle aurait pu crever sur la route. Ce n’est pas le cas, point barre. « Ecoute, j’aurais dû t’en parler plus tôt, je le sais pertinemment, mais comment tu voulais que je t’annonce ça exactement ? Hey, je me suis tapé le roi de la carrière qui au passage est hyper fertile ! Tu n’es pas vraiment le genre de personne à qui on se confie facilement, Abel, alors oui, j’ai retardé l’annonce jusqu’au dernier moment parce que je craignais ta réaction. »  Il est son frère, elle l’adore, mais il n’empêche qu’il est loin d’être indulgent ou compréhensif, sans parler de sa paranoïa prononcée qui doit s’en doute lui murmurer des propos hostiles à l'heure actuelle. Normal qu’elle n’ait donc pas craché le morceau plus tôt.

Elle ne se planque pas, Jenna, pas vraiment, elle omet certaines vérités, c’est une nuance. Parce qu’elle est égoïste déjà, pour son propre bien également, car Abel a su lui prouver maintes fois en l’espace de quelques années qu’il n’est pas forcément le mieux placé pour s’occuper d’elle. Pas qu’elle ait franchement besoin d’un soutien quelconque, même si parfois elle aimerait pouvoir se reposer sur quelqu’un d’autre l’espace d’un bref instant. C’est surtout qu’il ne songe qu’à lui, qu’à ses propres intérêts, il l’a fait sans cesse passer au second plan, à croire que c’est une règle d’or. Alors, oui, elle a fatalement pris ses distances, c’était couru d’avance. Elle est en colère parce qu’il ne semble pas la comprendre, il ne semble même pas le vouloir, il ne cherche pas plus loin que le bout de son nez. Encore une fois, il ne pense qu’à lui et à son orgueil meurtri. Sacré sens de la famille, songe-t-elle, amère à souhait. Elle a la sensation d’être sur le point d’imploser, il n’a même pas conscience de toute ce qu’elle a pu traverser pour lui, à cause de lui. Fort heureusement, il lui suffit de poser un œil sur Lou pour apaiser ses nerfs en pelote. Pour sûr, la sérénité du poupon endormi profondément dans les bras de sa mère tranche sacrément avec la tension électrique gorgeant la pièce de toutes parts. Pour autant, elle n’a pas l’intention de l’épargner. « Depuis quand ? Depuis combien de temps ? Tu n’en as pas la moindre idée ? » Elle roule des yeux, vexée et stupéfaite par la stupidité de son aîné. Soit il est complètement aveugle, soit il aime se voiler la face. Les deux options ne lui semblent pas impossibles. « Peut-être depuis le jour où tu n’as pas semblé bouger le petit doigt alors que j’étais prisonnière des jackals. » Mars 2016. Elle s’est évadée seule, comme une grande, deux mois plus tard, s’échappant des griffes de JJ Armistead. Elle a même participé à la riposte de mai alors qu’elle était encore amoindrie et littéralement au bout du gouffre. « Peut-être depuis que tu as décidé de m’échanger contre le fils Diggs, depuis que tu me considères comme une monnaie d’échange. » Même Caden n’est pas traité de la sorte, pourtant Dieu sait qu’il dispose de nombreux torts et qu’il n’est guère blanc comme neige. Elle soupire, balayant l’air de sa main disponible, comme si ce qu’elle venait de cracher avec calme et sang-froid n’avait plus aucune importance. « Alors, non, ça ne m’est jamais venu à l’esprit de délaisser mes multiples mensonges au profit de la vérité. » Le constat est âcre et douloureux. Quelque chose est cassé entre eux, depuis bien longtemps déjà, elle n’en prend sérieusement conscience qu’à cet instant précis. « La confiance, ça fonctionne dans les deux sens. » L’accusation est renvoyée ni une ni deux. Elle n’aime pas vraiment la tournure de cette discussion. « Et pour être honnête, je crois bien que ma confiance envers toi s’est effritée avec le temps et tes actions. À croire que, pour une fois, nous sommes sur la même longueur d’onde. » Elle n’irait pas jusqu’à prétendre que cette dernière a été réduite à néant. À l’heure actuelle, elle se rend bien compte qu’elle n’a personne si ce n’est lui et son sale caractère. Elle ne sait pas ce qui est le plus triste, le plus désolant, entre les miettes de leur relation et la solitude – pour ne pas parler de vide – qu’est sa vie actuelle. Jamais, elle ne s’est sentie aussi abandonnée et seule. Peut-être qu’elle n’est finalement plus à sa place au ranch, elle n’en sait trop rien, de toute façon, elle n’est plus certaine de rien.

L’idée d’avoir été stratégiquement choisie pour conclure l’alliance liant anciennement le ranch et la carrière, d’avoir été choisie parce qu’elle compte un minium aux yeux du grand Abel Rhodes, est une bien maigre consolation. Si, elle comptait vraiment, il n’aurait jamais songé à la placer au cœur d’un tel accord pseudo-politique, surtout connaissant les risques potentiels, il y a toujours des risques. Elle n’a été qu’un pion, même certains riders ont plus d’estime de la part de son aîné qu’elle, c’en est douloureux. De toute évidence, ils n’ont pas la même conception de la notion de famille, de compter. Il peut bien dire ce qu’il veut, ce ne sera jamais suffisant. Encore une fois, il l’a déçue et, encore une fois, s’ils veulent avancer, c’est à elle de tourner la page, car elle sait pertinemment qu’il n’exprimera jamais ses regrets, pour ce faire il faudrait déjà qu’il en éprouve. Elle ne sait pas à quel moment exactement son frère s’est transformé en cette sorte d’enveloppe corporelle froide et presque dénuée de tout sentiment, de toute humanité. Elle ne l’a pas vu venir. En même temps, elle n’était pas là et en réalité, elle est satisfaite de ne pas avoir dû assister à ce changement, un mauvais changement. Parfois, elle se demande si sa présence aurait pu y changer quelque chose. Elle ne sait pas, elle ne saura jamais. De toute façon, on pourrait refaire le monde avec des si, alors, à quoi bon ?

Le silence ponctua les reproches de Jenna. Un silence équivoque, qui ne manque certainement pas de sens. Elle se sent plus légère, soulagée d’avoir vidé son sac et pourtant d’un autre côté, elle est à fleur de peau, prête à craquer, à éclater en sanglots. Elle a le regard fixé sur Lou, vissé à cette bouille d’ange, à cette bouée de sauvetage. Elle ne peut tout simplement plus le regarder, Abel, elle n’a pas envie de fléchir devant lui. La situation précaire, leur relation bancale, c’est trop pour elle, trop pour aujourd’hui. Alors certes, il fallait que ça sorte, pour autant le constat amer de cette discussion la secoue, la chamboule. Oui, il a merdé, il a même sacrément merdé, c’est du haut niveau. Elle a conscience qu’elle a ses torts, qu’elle n’est pas blanche comme neige, mais il n’a fait qu’empirer le tout. Ses lèvres se pincent en une moue triste et chagrinée. C’est certain que de simples excuses ne pourraient pas réparer les miettes de leur relation, il n’en reste pas moins que ce serait un premier pas, que ça compterait aux yeux de Jenna. Mais, encore une fois, elle enchaine les déceptions. Il n’est même pas foutu de se savoir sincère ou non, même pas foutu d’éprouver des remords. Si, le fond du gouffre n’était pas encore touché, maintenant il l’est. « Peut-être que ça ne changerait rien ou peut-être que ça ferait une différence, aussi minime soit-elle. » Elle soupire, fatiguée et désabusée. Il est irrécupérable, n’est-ce pas ? C’est un mot qui lui colle à la peau, qui lui va comme un gant. « Mais, je crois que du coup, on ne le saura jamais. » Elle hausse des épaules, faussement détachée, en réalité elle n’en peut plus de cette conversation, de lui, elle veut juste relâcher la pression, quitte à pleurer un bon coup, seule. « Et, c’est sûr, je n’ai absolument pas besoin d’excuses bidons à peine sincères. » Elle ne veut plus de mensonge, encore moins d’hypocrisie. Deux piliers principaux régissant le quotidien des Rhodes il semblerait. Elle ne les supporte plus pourtant, elle en a plus qu’assez de tout ça.