sending out signals | zelda

Perdre la main au jeu était une chose ; ne plus savoir tricher en était une autre et dans un cas comme dans l’autre, Francesca refusait que l’un ou l’autre scénario ne se produise.

C’était la principale raison qui justifiait sa présence ponctuelle du côté des stands de cartes du Mall. Au beau milieu des survivalistes hippies et des troqueurs du dimanche, elle pouvait largement trouver son bonheur. Les étals de bonneteau improvisé et foireux concurrençaient ceux plus courus de variantes de pokers en tous genres. L’odeur persistante et entêtante d’encens se mêlait à quelques effluves passagers d’angélus et la blonde se laissa d’instinct guider par son intuition, une clope au bec et une envie irrépressible d’aller perdre quelques babioles dans des paris absurdes. Certains vendeurs d’amusement se montraient plus attractifs que d’autres au vu de leurs récompenses, et le choix de la Crimson se porta sur une tablée où l’on jouait au Texas Hold’em.

Et cela faisait presque une bonne demi-heure qu’elle avait rejoint la partie et pour le moment la mécano avait la veine de son côté. Ca n’allait peut-être pas durer éternellement mais étant donné qu’elle forçait un peu la main du destin, elle s’en tirait plus que bien. « Allez, par ici la monnaie. » En réalité il ne s’agissait pas de pièces sonnantes et trébuchantes mais davantage de petites décoctions artisanales en tout genre – un peu d’amusement en poudre et de distraction en feuilles séchées, en quelque sorte. Avec un sourire de crapule, la cavalière attira à elle de ses deux mains l’ampleur de son butin pour s’apprêter à le ranger dans son sac. Face à leur troisième défaite d’affilée, les autres joueurs réagirent avec plus ou moins de virulence : l’un quittant par exemple la partie, deux autres fouillant en désespoir de cause leurs poches pour pouvoir miser à nouveau et tenter de se racheter une dignité. « C'est pas beau d'être mauvais joueur. » qu'elle fit ostensiblement remarquer sans éprouver la moindre sensation de paradoxe.

Tandis qu’elle posait à son tour sa mise de départ sur la table – une petite boîte de munitions à moitié remplie et poussiéreuse somme toute banale -, son attention fut retenue par une nouvelle paire d’yeux qui venait assister au spectacle. En croisant ces mirettes-là, Fran reconnut l’arrivante sans s’y planter à deux fois. Les vrais adversaires rentraient vite dans sa mémoire pour ne pas en sortir de sitôt. « Hey, Barker. Tu veux jouer ou tu veux juste regarder les pros faire ? » La brune avait visiblement elle aussi mais de côté le travail pour un peu de plaisir. On ne pouvait l’en blâmer, certaines journées au Mall étaient parfois si longues qu’elles méritaient d’être égayées par une ou deux parties de cartes. « J’te préviens. Tu vas perdre. » Elle la dévisagea avec un sourire canaille qui en disait long et un regard qui ne cherchait pas vraiment à la jouer fair-play.

La mise de départ de Zelda fit planer un silence plein d’audace, d’admiration et de malaise. Dans un bruit sourd, l’objet chuta au sommet de la pile. La garce, elle avait réussi à dégoter des tampons. Son esprit censura les restes mal digérés de jalousie de celle qui savait mieux que les trois quarts des péquenots attablés à leurs côtés la véritable valeur d’une demi-douzaine de protections hygiéniques. L’ultime prouesse qui pouvait surpasser ce genre de trésors à ce stade était que quelqu’un y rajoute par-dessus le marché une poignée de préservatifs – mais là, autant se dire que c’était Noël avant l’heure. Devant les airs peu ragoutés de l’assistance masculine, Francesca roula purement et simplement des yeux. La crasse qui les imbibait tous était infiniment plus répugnante que le concept des menstruations, mais certains a priori archaïques demeuraient intouchables.

La brune l’enjoint à lancer la partie, et la blonde saisit l’opportunité au vol en même temps que le jeu de cartes. « Avec plaisir. » qu’elle grogna comme un chien babines retroussées prêt à attaquer, se vengeant sur les cartes qu’elle mélangea avec habileté et s’empressa de distribuer pour soulager son impulsion colérique. « Maintenant que t’es là, le niveau devrait être relevé. » Elle se satisfaisait autant de voir Barker rentrer dans son jeu qu’elle enrageait d’avance à la simple éventualité de perdre contre elle. Maintenant, tout était limpide : s’il fallait une gagnante à cette manche, ce serait elle et elle seule. Déjà parce qu’elle avait envie de la challenger un peu et parce que soyons honnêtes dix secondes, Francesca Swanson était une mauvaise perdante confirmée.

Le début de la partie se lança, les tactiques de chacun se mettant en place. Certains joueurs trichaient, d’autres préféraient s’en tenir aux règles stipulées. Mais les plus roublards déstabilisaient l’ennemi pour mieux l’emporter et la Carrière face à elle faisait partie de ceux-là. La pique ne manqua pas sa cible, la touchant en plein cœur – il n’y avait qu’à voir comment les phalanges de Fran se serrèrent, poings compacts tenant ses cartes. « Ouais, bien sûr, j’ai les miches toutes dorées d’ailleurs, tu vas p’têtre me proposer de me passer du monoï aussi ? » grommela la blonde avant de faire signe de la tête qu’elle relançait, claquant avec bruit un couteau-suisse en parfait état sur le tas des mises. Zelda ne pouvait pas le soupçonner mais si Fran se composait un rictus servile de façade, à l’intérieur la simple évocation du camp lui filait des frissons. Elle se rappelait encore avec une précision vivace de la dégueulasserie à deux pattes qui s’était ruée sur elle, plus véloce que jamais – plus véloce tout court, en fait. Quelqu’un avait peut-être dopé ces foutus infectés en pensant que c’était une bonne idée : ca n’en était clairement pas une bien au contraire, ça ressemblait exactement au synopsis d’un très bon film d’horreur. « J’t’aurais bien emmené, mais apparemment vous étiez plus occupés à magouiller comme des lâches pour récupérer une taupinière de merde. » Qu’elle en rigole tant qu’elle le pouvait : Fran n’avait pas vraiment savouré le couteau planté dans leur dos lorsqu’ils avaient découvert que la Mine était tombée entre les mains de Diggs pendant qu’eux avaient été littéralement se jeter dans la gueule du loup à Cydonia. Non pas qu’elle n’était pas adepte des coups en douce, mais quand c’était de son propre camp dont on se jouait, ce n’était pas la même sensation. « Toute cette boue dans laquelle vous vous vautrez, j’comprends pas. C’est pour vous habituer au jour où vous serez six pieds sous terre ? » susurra t-elle d’un ton moqueur, un coin de ses lèvres retroussé dans un rictus aigre-doux.