Ringbell -Holly

Certains pourraient croire qu’enseigner à une telle clientèle est compliquée, surtout avec tout ce que ces gamins ont enduré, mais non. La plupart sont encore plus dociles que les plus timides d’avant l’épidémie, principalement parce qu’ils sont là par choix. De nos jours, s’instruire n’est plus une obligation. La plupart des enfants n’ont même aucun parent pour les forcer à se rendre en classe. Certains passent donc leurs journées à l’extérieur où ils jouent ou essaient d’être utiles. Les autres reviennent me voir chaque matin en semaine. Les plus jeunes avant, suivis des plus âgés. Ici, il n’y aucune limite à ce que nous pouvons faire. Pour garder leur attention et m’assurer qu’ils reviennent le lendemain, je leur demande ce qu’ils veulent savoir. Je change de matière quand ils en ont envie, puis nous progressons à notre rythme. Il faudrait me torturer pour que je l’avoue à voix haute, mais ce système à la limite de l’anarchie me plait. J’ai du m’adapter et, à voir le nombre d’étudiants présents, je crois que je l’ai bien fait. Mais la journée tire à sa fin et bientôt, il faudra leur dire au revoir. Je récapitule donc la matière, leur rappelant ce qu’il est important de noter et ce qu’il est essentiel de retenir ou de comprendre. J’invite ceux qui ont des difficultés avec certaines parties de matière à venir me rejoindre individuellement à l’avant. La plupart viennent se mettre en file et je réponds à leurs questions en vitesse, leur donnant parfois des numéros supplémentaires à faire à la maison, s’ils le désirent. Lorsqu’un élève en a terminé avec moi, il retourne dans la salle pour attendre ses parents ou je l’autorise à quitter les lieux s’il est assez élevé. La classe se vide donc progressivement. À la fin de l’après-midi, il ne reste qu’une tête brune plongée dans son calepin et trois gamins turbulents qui sont restés uniquement pour s’amuser avec les jeux que j’ai accumulé au fil des semaines. J’ignore les retardataires, plongée dans ma tâche. Je rassemble quelques objets que je glisse dans un sac style fourre-tout. Un petit cadeau pour l’une de mes étudiantes les plus curieuses. Ce n’est pas forcément la meilleure, ni la plus assidue, mais lorsqu’elle a la chance de se retrouver parmi les autres élèves, elle est toujours la plus silencieuse et la plus attentive. Elle ne m’interrompt jamais et j’ai l’impression qu’elle enregistre tout ce que je dis. Je la sens intelligente, bien que craintive. J’aimerais me rapprocher un peu d’elle, trouver ce qui l’intéresse réellement pour adapter mes leçons lorsqu’elle est là, mais avec les jours j’ai appris qu’il me faudrait faire preuve de patience. J’ai l’impression qu’Indiana a traversé des épreuves difficiles. Il lui faudra plus de temps qu’aux autres pour me faire entièrement confiance et c’est très bien comme ça. Sans cet instinct conservateur, elle ne serait peut-être pas là en ce moment. Je suis prête à y aller à son rythme, en autant que son père qui vient de faire son entrée dans la classe m’accorde toujours quelques moments. Je suis ravie d’apprendre qu’elle reviendra probablement d’ici la fin de la semaine. J’aimerais l’avoir plus souvent dans ma classe, mais en attendant je me contenterai des moments qui me sont offerts. « J’en prends note. Dans la pire des cas, j’essaierai de me déplacer ou d’envoyer quelqu’un récupérer ses travaux à la carrière. » Je me lève, terminant ce que je faisais en vitesse, puis je m’approche du garde. Une fois à sa hauteur, je lui tends le sac qui contient quelques romans empruntés à Malini et quelques feuilles d’exercices, mélange d’histoire et d’anglais. « C’est pour toi. J’ai essayé de trouver des livres intéressants, tu n’auras qu’à noter ce qui te plait plus et ce que tu n’aimes pas pour une prochaine fois. » J’adresse un sourire à la fillette avant de retourner mon attention vers le père.

Elle apprend vite la gamine. Elle comprend et elle s’adapte à un rythme impressionnant pour son âge. Elle se tient toujours un peu à l’écart des autres, mais elle progresse tout de même à une vitesse fulgurante vue les traumatismes qu’elle a du vivre. Je ne connais pas leur histoire, personne ne la connait, mais je ne sais pas expérience personnelle qu’il n’y a rien de beau à l’extérieur. Je suis heureuse qu’elle soit la fille d’un homme si dévoué, encore plus qu’elle ait atterrit dans ma classe. Elle mérite les livres que je lui ai déniché, alors c’est avec le plus grand des sourires que je remets le sac à son père.

L’instant d’après, la petite tête brune file déjà dans la salle, partie jouer avec je ne sais quels jouets, juste à temps pour que nous puissions discuter entre adultes. J’hoche la tête devant ses propos. Je ne peux qu’approuver. Lorsqu’il m’a amené sa fille pour la première fois, je craignais aussi pour son intégration. Elle était encore plus taciturne que maintenant. Mais elle a fini par capter, plus rapidement que je l’aurais imaginé. C’est qu’elle est forte pour son âge, Indiana.

« J’espère qu’elle conservera se trait assez longtemps. »

J’espère aussi que cet aspect de sa personnalité n’aura pas sa peau. Qu’elle ne deviendra pas naïve au point de se laisser avoir par n’importe qui. Je sais que pour les enfants, il vaut mieux préserver l’innocence aussi longtemps que possible. Mais dans ce monde, je ne suis plus certaine que cette règle s’applique. Si j’avais pu préparer les gamins d’Arden par n’importe quel moyen, je l’aurais fait. Je leur aurais appris à mieux se défendre et surtout, je ne leur aurais pas appris à ne pas tuer. À quoi bon préserver toute son humanité si ça nous mène à la mort?

« Ce serait sympa. Je crois qu’ils ont tous besoin de ça. Un rappel de ce que c’était avant, un petit moment de bonheur pendant la semaine. »

Parce que même si la survie prime, il reste important de se rappeler pourquoi nous luttons autant. Pour moi, il n’y a rien de mieux que la musique pour y parvenir. À Arden, nous passions des soirées à chanter ensembles, Jonas nous accompagnant à la guitare. Ce sont mes souvenirs les plus précieux. Rachel m’a même déjà avouée qu’elle les revivait souvent lorsqu’elle était seule sur la route, pour se souvenir que tout ça en valait la peine.

« C’est sûr qu’avec du chocolat ce serait encore mieux, mais on n’peut pas faire de miracle… Heureusement qu’ils s’adaptent. Même si c’est horrible qu’ils aient à le faire. Au moins ils restent avec nous. »

Je jette un coup d’œil à la pièce, probablement l’une des plus vivantes d’Olympia. Chaque jouet qui traine au sol, chaque livre qui n’a pas été refermé me rappelle pourquoi moi-même je m’accroche. Pour des petits moments de bonheur par-ci par-là. Ce qui me rappelle une chose. Un détail qui illumine mon regard. Je sais que j’ai déjà été généreuse et ce n’est pas dans mes habitudes, mais je ne peux m’en empêcher. De toute façon, les gamins de la ville sont déjà relativement gâtés. Indiana vient tout juste d’atterrir à la carrière et d’une certaine manière, elle me rappelle ma Rachel.

Sans prévenir, je retourne à mon bureau. Je déverrouille le premier tiroir en vitesse et j’en sors une tablette triangulaire toute jaune. Elle est neuve, le carton à peine abimé. En revenant près de lui, je lui tends la Tobblerone, la dernière du rayon que j’avais dévalisé il y a pratiquement un an.


« Cache-la vite avant que ces petits monstres la remarque. »

”Ce trait, comme vous dites, Miss, elle l'a acquis à la dure. “

Non, l'enfant n'était pas naïve, prête à accepter n'importe quelle main tendue. Indiana savait regarder, analyser, soupeser, elle peinait et s'embourbait encore dans ce qui était moral ou non et quand il convenait de le rester, mais elle apprenait.
Elle ne les observait, feignant un jeu ou une lecture solitaire un peu plus loin, ne tournant même pas la tête vers eux, mais Jude la savait attentive à leurs mouvements, prête à un départ prompt et rapide si cela était nécessaire.

L'homme acquiesça aux propos suivant de l'institutrice. Heureusement qu'ils restaient avec nous, oui, et sa mâchoire barbue se durcit alors, crispée dans une grimace résolue et douloureuse tout à la fois. La peur d'être un jour séparé de l'enfant était une ombre et une menace tout à la fois qu'ils portaient en eux tous deux, le père et la fille.
Le fantôme d'autres pertes que son esprit avait effacé, lui qui ne possédait aucun autres souvenirs que ceux qu'il volait et se construisait.
Sauf que la gamine était en sécurité maintenant. Elle gardait un sommeil agité la nuit, et Jude savait que sous son oreiller, Indy ne manquait jamais de glisser un couteau le soir venu. Il ne l'en décourageait pas, être sur ses gardes était une nécessité. Il rêvait d'autre chose pour elle bien sûr, savait cependant que cela n'arriverait jamais.
Tel était le monde maintenant, peu importe les larmes et les regrets.
Quand Holly fouilla dans son bureau, l'homme cru à d'autres devoirs pour la petite. Il reconnu l'emballage pourtant, ouvrit de grands yeux, incapable d'y croire. Prestement, Jude le glissa dans le sac, et pour quelques secondes les mots lui manquèrent. La surprise d'Indy serait de taille, ce soir. Un carreau par jour, voilà ce qu'il lui donnerait, que la tablette dure le plus longtemps possible.

”Tu es complètement folle, pourquoi ne pas le garder pour toi?”

Il n'avait pas parlé fort, mais l'acte gratuit de générosité avait quelque chose d'irréel après le traumatisme des routes, les morts, la violence.

”Je n'ai absolument rien à te donner en échange...”

Cela était vrai, des possessions, Jude en avait peu. Leur arrivée à la Carrière restait récente, pas de quoi amasser un petit trésor. Peu à peu, Jude parvenait à troquer ses services, il acceptait qu'on l'aide pour Indiana mais tâchait au mieux de payer autant qu'il le pouvait quand il le pouvait.

”Enfin si tu dois sortir un jour et que tu as besoin de protection, je te ferai ça gratuitement bien sûr...”

Certainement qu’elle l’a acquis à la dure. Il n’y a pas d’autres moyens de devenir un bon survivant, malheureusement. Ce serait plus simple si tous les enfants pouvaient naître avec un don inné pour la survie, mais ce n’est souvent pas le cas. C’est pour ça qu’ils sont vulnérables et que la plupart sont morts rapidement. Ceux qui sont encore là en ont bavé, au point ou je ne suis plus certaine de savoir ce qui est préférable entre vivre ou mourir pour eux. Je ne peux peut-être pas répondre à cette question, mais je peux faire mon possible pour rendre la vie de ces minis humains moins désagréable. Je vais donc chercher ma dernière tablette de chocolat en vitesse avant de revenir vers le papa dévoué.

« Elle finira par redevenir heureuse. Elle trouvera sa propre raison pour s’accrocher avec le temps. »

Pour moi, c’était Olympia et tous les enfants qu’elle abritait. Avant de tomber sur la ville, je n’étais plus qu’une épave. J’avançais sur ma moto et je massacrais des rôdeurs avec ma sœur pour le plaisir, pour oublier à quel point les dernières années avaient été merdiques. Aujourd’hui, j’en suis au moins à ma dixième tentative de suicide, parce que mon mental n’était pas aussi fort que celui de la gamine. Mais finalement, il faut croire que je n’y mettais pas assez d’ardeur et comme la vie finit toujours par faire son chemin, j’ai recommencé à m’accrocher en me remettant à enseigner.

« Mais en attendant elle aura ça. Je ne la gardais pas pour moi. Je pensais la donner à Rachel, mais à 12 ans elle comprendra. Je crois qu’elle aurait fait pareil de toute façon. »

Je lui adresse un sourire, pour lui signifier que ce n’est vraiment rien. À Olympia, les ressources sont moins rares. C’est certain que les tablettes de chocolat ne se trouvent pas tous les jours, surtout de la Toblerone, mais on a des pâtisseries pour compenser. Certaines personnes font des cookies ou des muffins. On a plus de ressources que les gens à la carrière et c’est normal vu notre mode de vie. La ville, c’est comme un cocon. On est isolés du monde extérieur et la plupart des gens essaient de se refaire une vie relativement normale. J’espère seulement qu’ils n’oublieront jamais les horreurs à l’extérieur au cas où le vent tournerait pour nous.

« C’est sympa. Seule je crois pas en avoir besoin et je m’éloigne pas souvent de ces jours, mais je prends note. Je crois que ça pourrait faire plaisir à Rachel. Elle veut aller faire du camping. »

C’est une idée complètement absurde et farfelue qu’elle s’est mise en tête. Mais elle est têtue. Je sais qu’elle n’abandonnera pas tant qu’elle n’aura pas mon accord. Je sais qu’à l’époque où elle était dans ma classe, elle s’absentait souvent une journée pour aller camper avec son père. C’est probablement de là que vient l’obsession. Mais, peu importe la raison, je refuse de risquer ainsi sa vie.

Douze ans, un peu plus âgée que Indiana donc, mais à peine. Priver une enfant pour une autre et ne absolument rien dire, ne pas réagir non plus. Accepter de subir et de donner des injustices, c'est tout. L'homme regarda Holly, une histoire se dessinait dans ses mots. Une histoire dont Jude ne connaissait pas tout, une certaine forme de politesse lui demandait de poser des questions.

”Rachel, ta fille?”

Les enfants lui semblaient rares à la Carrière, cachés, protégés. Envoyés à Olympia peut-être, il ne savait pas. Indiana avait trouvé un ami avec le gamin Ortiz, c'était déjà ça. Les deux n'en étaient pas encore au point de faire les quatre cent coups mais au moins jouaient-ils parfois comme deux véritables gosses.
Au fond, ça aussi c'était un trésor.

”Je ne protège personne pour du camping, peu importe ce que je dois aux autres.”

Mettre sa propre vie en danger pour une occupation de ce genre, non merci. Toblerone ou pas, d'ailleurs... Qu'apprenait-on à Olympia pour qu'on rêve encore de loisirs pareils? Sur les routes avec sa fillette, Jude n'avait jamais voulu de tente, terrifié à l'idée que la fillette ou lui soit coincé dans la toile alors même que des rôdeurs ou d'autres humains attaquaient.
Il ne se souvenait pas, esprit malade, d'un des tous premiers campements dans lesquels il avait été, d'une femme et de deux enfants qu'il avait volé. De l'incendie alors que, au milieu d'autres tentes, il les croyait en sécurité. Non, il ne s'en souvenait pas, ne s'en souviendrait jamais peut être quand bien même, à sa manière, il les avait tant aimé.

Il fit un geste de la main, imperceptible presque, mais aussitôt Indiana fut près de lui. Elle connaissait les signaux, et Jude refusait de la laisser baisser sa garde la moindre seconde, même entre quatre murs.L'enfant se devait d'être toujours prête à obéir à son père d'une part, à être réactive de l'autre.
Et elle l'était...

”Si jamais par miracle tu as des vêtements en trop, pense à nous aussi. Indiana est en train de grandir...”

Et entre les corvées et les activités à la Carrière, les vêtements s’abîmaient vite. Pour le moment, Jude préférait utiliser ce qu'ils avaient pour créer un stock de nourritures, mais des vêtements deviendraient vite nécessaires pour la fillette.
Abuser de la générosité de quelqu'un d'autre pouvait se révéler nécessaire, si cela concernait le bien d'Indiana. La gamine avait les cheveux peignés, le visage propre aujourd'hui. L'avantage des jours de classe, quand il pouvait l'emmener. Elle ne disait rien, se faisant inconsciemment plus petite, comme pour attendrir un peu plus Holly devant elle.
Oui, les enfants apprenaient vite comment survivre dans un monde en pièces...

Sans l’école, j’aurais probablement perdu toute mon humanité. Je serais morte au fond d’un ravin ou d’un lac. Sans les gamins d’Olympia, je n’aurais plus aucune raison de m’accrocher. J’aurais poursuivi mes tentatives, jusqu’à ce que l’une d’elles fonctionne enfin. Mais il a fallu que je tombe sur Rachel au milieu de la forêt. Des années après le massacre de ses anciens camarades de classe, elle m’a apprise à espérer à nouveau. Elle m’apprend à m’accrocher malgré toutes les épreuves qu’elle a elle-même enduré. Elle est forte et je sais que pour elle, le chocolat est superflu. Elle n’en a pas réellement besoin. Alors je le donne, comme ça, sans raison apparente.

« - Une ancienne élève. »

Mon regard se durcit instantanément, ne souhaitant pas aborder les souvenirs d’Arden avec un père qui m’est encore étranger. Je le trouve sympathique et il prend bien soin de sa fille, certes, mais ce ne sont pas des raisons pour qualifier une personne de bon ami. Je suis prête à lui révéler certains détails et à partager du matériel avec lui, mais me confier, c’est non. C’est pareil pour tout le monde, d’ailleurs.

« - Elle a pas les mêmes instincts que nous. Ça doit faire deux ans qu’elle est ici, la ville, ça les ramollis. »

Mon affirmation n’est ni positive, ni négative. C’est un fait. Dans les parages, la vie est facile. Les jardins fournissent bien, les clôtures tiennent bon et les maisons assurent un confort surprenant vu la réalité qui attend à l’extérieur. Rachel, même si elle se défend bien mieux qu’à l’époque d’Arden, est encore bien trop rêveuse. Elle vit un peu sur un nuage et j’hésite à l’en faire redescendre. Est-ce que je dois préserver son innocence pour qu’elle mène une vie heureuse ou la ramener sur terre pour assurer sa survie peu importe la situation? Ce n’est pas un choix facile et déjà, ça ne devrait même pas être à moi de le prendre.

«- Mais je note. Le camping c’est non, les vêtements c’est sympa. Je verrai si Rachel a des trucs à donner, sinon je demanderai aux gens du coin. Ils sont généreux pour les enfants de la ville. »

C’est probablement ce qui m’a le plus surpris lorsque je suis arrivée ici. Avec Lenny qui me ramenait de la soupe et veillait sur moi, puis Elanor qui m’a offert une visite guidée, je ne savais plus où donner de la tête. Je ne savais plus comment agir face à tant de bonté. L’adaptation a été compliquée, mais étrangement, j’y suis arrivée grâce aux enfants. Je suis supposée être l’institutrice, mais au final, je crois qu’ils m’en ont appris bien plus. Grâce à eux, je redeviens un peu plus humaine chaque jour.

L'homme parut pensif un instant, ingérant les enjeux contenus dans les phrases de l'institutrice. Rachel n'était ainsi pas la fille d'Holly, cela pouvait avoir du sens comme cela pouvait n'en avoir aucun.
Il se gratta la barbe, regarda vers sa propre fille et soupira.

”Je ne sais pas si je serai capable de m'occuper d'un enfant n'étant pas de moi, surtout par des temps aussi durs. C'est cruel, parce que d'un côté, j'aimerai que quelqu'un soit là pour Indiana si jamais moi je ne puis rien...”

L'enfant ne pouvait pas les entendre, il avait baissé la voix par automatisme, sincère dans ses mots et pourtant effroyable et cruel. Parce qu'il ne savait pas.
Il ne savait pas qu'Indiana n'avait jamais été sa fille, qu'il ne possédait aucune vraie famille, était en revanche là pour celles des autres, quitte à trop s'imposer.
Quitte à tuer.
Non, il ne savait pas, cela était ancré dans son esprit, cette capacité à oublier. Un traumatisme de l'apocalypse, autre chose? Encore une fois aucune manière de le savoir.
Car Jude avait perdu jusqu'à son propre nom. D'une certaine manière, lui aussi possédait quelque chose du mort vivant, ayant perdu une conscience lui étant propre, lui donnant une identité parmi les autres pour ne plus qu'être qu'une copie, un simple mime de personnes ayant réellement existé et que parfois, il avait tué...

”Le seraient-ils tout autant pour une enfant de la Carrière?”

Il acquiesça. Oui, la ville les ramollissait d'une certaine façon, mais également leur apprenait d'autres choses, d'autres instincts. Des que ne pourrait pas avoir Indy par exemple, et est-ce que cela était mieux? Jude ne savait pas...

”Tu dois me trouver mauvais père, obliger ma fille à vivre dans des taudis quand des endroits comme Olympia existent. A la Carrière, elle apprend la débrouille, elle a pas le temps de trop réfléchir sur elle-même non plus. A Olympia ce serait différent, avec la sécurité des murs, ses cauchemars en profiteraient pour revenir, là dans sa tête. Pas le genre de cauchemars dont on guéri, c'est ça le problème...”

Un peu plus loin, la gamine leva les yeux vers eux. Jude lui sourit, agitant légèrement la main en un salut rassurant.

”Faudrait que je lui trouve une peluche, quelque chose, la prochaine fois que j'irai à l'extérieur. Si j'en vois plusieurs, je tâcherai de les amener ici...En bon état évidemment. Sans...tâches quelconques.

Sang, mort, cheveux encore collés au tissu, ceux d'enfants dévorés...

J’aurais pu être honnête avec Jude. Ça aurait facilité les choses et il m’aurait peut-être fait davantage confiance, à condition d’exclure la partie concernant les meurtres. Mais je ne peux m’y résoudre. Parler d’Arden m’est encore trop difficile et, malgré le mois écoulé depuis mon arrivée à Olympia, je n’ai pu m’ouvrir à quiconque jusqu’à maintenant. Je ne divulgue donc que le minimum, à savoir que Rachel faisait partie de ma classe avant l’épidémie. Pas besoin de m’étaler davantage.

« Je comprends. Pour moi c’est naturel, mais je sais que ce n’est pas tout le monde qui partage les mêmes instincts, surtout que tu dois en avoir déjà beaucoup sous les bras… T’enlever le problème des vêtements aussi c’est la moindre des choses. Je crois pas que ce soit un problème pour les autres non plus. La vie est un peu plus facile ici. »

Je jette un coup d’œil à la gamine un peu farouche, toujours occupée. Elle n’a probablement jamais connu la sécurité du monde d’avant, l’époque où les plus grands problèmes des gamins étaient de savoir quel jeu choisir. Elle ne connaîtra probablement jamais ça, mais en même temps, elle n’est pas à plaindre. Je crois, ou du moins j’espère sincèrement, que je le pire est déjà derrière elle. Il ne lui manque que du temps, beaucoup de temps, et l’aide de son père pour parvenir à mettre tout ça derrière elle et à apprendre à vivre autrement.

« Mauvais père? »

C’est les sourcils froncés, une moue un peu surprise que je repose mon regard sur mon interlocuteur. Du peu que j’ai vu, Jude est tout sauf un mauvais père. Ça, j’en ai vu plusieurs, autant avant l’épidémie qu’après. Mais lui n’en fait pas parti. Il semble faire plusieurs sacrifices pour le bien de sa fille. Il travaille dur pour s’assure qu’elle ne manque de rien, qu’il s’agisse de nourriture ou de jouet. Il veille sur et, par-dessus tout, il trouve tout de même un peu de temps pour l’amener à l’école.

« T’en es bien loin. Déjà, tu penses aux détails que d’autres considèreraient même pas. On ne se connait pas vraiment, mais je sais qu’Indy est entre bonnes mains. Ça se voit et je crois que personne n’en doutera jamais. Et pour les peluches, si jamais t’en trouves seulement des tâchées ou… pire, tu pourras les ramener ici et j’essaierai de les réparer. En dernier recours. »

Parce que ce genre de jouet est supposé rassurer un enfant. Ce serait préférable qu’il n’y aucune histoire macabre cachée derrière. Neuf serait l’idéal, mais de nos jours, il faut faire avec ce qu’on a. S’il le fallait, je passerais des nuits entières à réparer et nettoyer des jouets. Pour qu’il ait une nouvelle vie et qu’il aide un enfant à améliorer un peu la sienne.

Il ne pouvait rien promettre, il apporterait ou n'apporterait pas ce qu'il parviendrait à trouver, voilà tout. Contrairement à Holly, Jude doutait de la générosité de la ville pour une seule petite fille. Sans doutes considérerait-on que d'autres étaient plus dans le besoin, qu'il y avait déjà assez à faire comme cela. Elle paraissait en forme, Indiana, elle paraissait bien également, capable d'avoir des réflexes de survie, de se débrouiller un peu...
Quand une personne, enfant ou non, était ainsi, on attendait alors d'elle qu'elle passe au niveau au dessus et se débrouille beaucoup plus. Ne soit pas un problème, juste quelque chose (quelqu'un) d'autonome, d'oubliable pour ça.

”On a de la route à faire, merci encore...”

Quitter le confort d'Olympia, rentrer à la Carrière dans la boue, l'humidité. Dans toutes ces choses, tous ces détails qui faisaient que l'endroit où ils avaient à dormir n'était pas un foyer. Au moins la fillette aurait une surprise ce soir, de quoi récompenser chacune de ses efforts. Les cauchemars qu'elle tentait de vaincre toute seule, les leçons qu'elle apprenait, celles de l'école, celles de la vie...
Un observateur omniscient pourrait se demander pourquoi. Pourquoi Jude -ou peu importe le nom qu'il portait avant de devenir le père d'Indiana- avait choisi cette petite fille pourtant aux prises d'un gang féroce? Pourquoi la sauver elle, comme déjà condamnée par les tortures et le désespoir, qu'est-ce que son esprit étrange avait trouvé en elle pour qu'une étincelle s'allume et qu'il affirme alors “oui, elle est ma fille”?
Des orphelins, il y en avait tellement...
Et qu'importe, car cet observateur aussi omniscient soit-il ne pouvait avoir de réponses, pas plus que Jude, pas plus qu'Indiana.
Ils en étaient simplement là aujourd'hui tous les deux, père et fille.

La fillette salua l'institutrice d'un simple signe de tête. Parfois, elle choisissait ainsi de ne simplement plus parler, de préférer le silence. Des mots, elle en connaissait pas mal bien sûr, mais les associer à ce qu'elle ressentait, ça pouvait juste devenir trop dur. Elle prit son sac à dos, le hissa sur ses épaules, prête à partir.
Marcher ne la réjouissait pas, elle avait appris à s'y faire cependant. Et puis ils avaient une destination définie, aussi boueuse soit-elle, un changement agréable.

”Dès que j'ai quelque chose, je l'apporterai ici... Prends soin de toi et de Rachel”, termina Jude, une main sur l'épaule de la fillette, la guidant à l'extérieur.
Tout le long du trajet de retour, ils resteraient silencieux pour apprendre à Indiana à rester attentive aux sons, à l'environnement. Aux multiples dangers qui attendaient...
Ce ne serait qu'une fois dans la cahute que la fillette redeviendrait bavarde, lui racontant toute sa journée d'école.
A condition de rentrer à la Carrière sains et saufs...

Le plus gros défi lors de mon arrivée à Olympia n’a pas été de réapprendre à être généreuse et civilisée. Ça, j’y arrive toujours. Même dans la nature je n’hésitais pas à partager avec les autres avant l’incident ayant eu lieu à Arden. Après aussi, j’offrais ce que je pouvais sans contrevenir à ma propre survie. Le plus difficile ici a été de m’habituer à côtoyer à nouveau autant d’enfants. De les voir se promener aussi librement dans les rues, de les entendre rire et placoter me donnait envie de mettre les voiles. Chaque sourire de leur part me faisait l’effet d’un coup de poignard. Mais j’ai fini par m’y faire. Mes instincts protecteurs ont repris le dessus et me voilà enseignante, poste que j’affectionne de plus en plus. Je n’avais jamais réalisé à quel point les classes m’avaient manquées, particulièrement parce qu’elles me permettent de rencontrer des gens aussi intéressants qu’Indiana.

Sauf qu’elle et son père habitent loin. Ils doivent y aller s’ils ne veulent pas revenir à la nuit tombée. J’hoche la tête, légèrement déçue de savoir qu’elle ne reviendra pas avant un moment. En attendant, elle aura tout de même un peu de lecture et si j’en ai l’occasion, je passerai à la carrière pour lui rendre visite et prendre ses devoirs pour les corriger, si elle les a terminés. Ça me laisse aussi l’occasion de fouiner un peu partout pour des vêtements, n’importe quoi qui pourrait être plus confortable et moins serré pour elle.

« Pareil pour toi et Indy. Et merci. »

J’adresse un sourire à la gamine, puis à son père. Mon estomac se noue instinctivement lorsque je les vois s’éloigner vers la porte. La silhouette de la petite finit par disparaitre complètement et je ne peux m’empêcher de penser qu’il pourrait s’agir de notre dernière rencontre. À l’extérieur, tout est possible et même si les clans ne sont pas si éloignés, une mauvaise rencontre pourrait survenir n’importe quand. C’est comme ça. Il faut s’adapter et croiser les doigts. Je le ferai pour eux. Mais en attendant, vaut mieux ne pas trop y penser. Si je laisse de sombres pensées ronger mon esprit, je vais devenir folle. Been there, done that. Je secoue donc la tête, mes mèches rousses tressautant légèrement. Puis je me retourne vers le peu d’élève encore présents, un grand sourire aux lèvres. Leurs parents ne sont pas encore arrivés, probablement retenus par leurs postes au sein de la ville, alors il me reste du boulot à faire.