absalom rodrigo
« mass murderers »
Dans la paume de sa main, le bois patiné du manche de la massette était un contact qui lui avait manqué, la promesse d’un juste retour aux choses telles qu’elles étaient supposées être en réponse à un désir qui avait cru en lui au fil des jours qui passaient et s’alignaient depuis son retour
à la maison. Au fil des remarques des autres, des regards qui se posaient sur lui et d’une réadaptation plus difficile que ce qu’il aurait pensé.
Non pas que les opinions de ses pairs avaient pour lui une quelconque valeur, mais il y avait un juste milieu entre l’indifférence simple et l’acceptation tacite qu’on lui crache dans le dos en le prétendant traître ou simple bon à rien. Et Rodrigo avait dû ravaler à de nombreuses reprises son envie d’en découdre parce que, il le savait, il fallait qu’il fasse profil bas. Que si on pouvait tolérer un caractère explosif chez quelqu’un en qui l’on
croyait, ce n’était pas la même chanson vis-à-vis d’un homme déjà sur la sellette.
Au final, l’appel de ce matin n’avait fait que soulager un besoin d’exploser de plus en plus compressé dans sa cage thoracique. Face aux rôdeurs, nul n’exigeait de lui qu’il se retienne.
Le gamin avait pris les rênes en son absence, il ne lui fallut pas plus d’une poignée de secondes pour le constater à son attitude, et à celle des deux autres qui le suivaient sans piper mot. Prévisible en ce que le vide de son départ n’avait pas dû s’imposer aux autres plus de quelques jours – et en visant large – mais cela lui causait une gênetoue particulière, bien qu’il ne soit pas certain d’avoir les bons mots à poser dessus.
Et ne les cherchait de toute manière pas : Rodrigo était plus homme de ressentis que de belles paroles, et ce d’autant plus qu’il ne les partageait avec personne d’autre que lui-même.
Bientôt, les grondements des rôdeurs vinrent saborder toute pensée dissidente et il porta son regard au-delà de ses compagnons pour mieux étudier l’objectif du jour. Déjà, toutes ses réflexions se portaient dans la même direction et il aurait presque pu rendosser son vieux rôle comme s’il n’y avait pas eu de longs mois pour l’en déloger, lâcher quelques directives qui auraient tout eu de l’ordre hormis la forme et se comporter en leader de pack en affectant de ne pas avoir remarqué le changement évident de hiérarchie.
Presque. Quelques secondes peut-être, ce fut à ça que tout se joua. Absalom ouvrit son clapet le premier et Rodrigo, bien que rien de tout ça ne lui ait été personnellement adressé, eut la désagréable impression qu’on venait de le remettre à sa place avant même qu’il ne puisse saisir l’opportunité en plein vol. Sa mâchoire se crispa, et les muscles de ses épaules, et ses doigts contre le manche de son arme ; l’attitude un peu raidie, et une lutte intérieure exemplaire pour s’empêcher de se retourner vers le donneur d’ordre à s’insurger contre une situation sur laquelle il savait très bien n’avoir aucun pouvoir. C’était ainsi que les choses évoluaient, c’était
normal.
Cela ne voulait pas dire pour autant qu’il appréciait, ni qu’il allait laisser faire et courber l’échine devant lui ; il n’y avait guère eu que Lazare pour réussir à lui apprendre à faire le beau et donner la patte.
Parce qu’il couvait déjà un début d’agacement, le flottement dans l’attitude de Naama l’impatienta et il s’anima brusquement. «
Hé, tu comptes regarder les mouches voler encore longtemps ? » L’inactivité de la scène, quoiqu’à peine quelques secondes se fussent-elles écoulées depuis qu’Absalom avait donné ses ordres, et puis Yared et Naama à rester planté là comme des clampins… tout cela le poussa à se mettre en branle à peine les quelques mots balancés sur un ton où perçait une pointe d’hostilité visant à secouer la donzelle. «
Bougez-vous un peu, on va pas rester là à compter les nuages. » Et il s’employa à passer de l’autre côté sans s’assurer d’avoir les deux autres sur les talons, parce qu’il lui semblait logique que tel serait le cas : de toute évidence, Yared suivrait Absalom et Absalom avait donné l’ordre. Lui, il allait faire ce que le gamin avait dit, non pas par volonté de suivre sa décision mais parce que l’acte était le plus logique à réaliser. Si dans la pratique cette maigre nuance ne changeait pas grand-chose, il n’y en avait rien de bon à présager ici pour la suite, parce que Rodrigo n’avait aucune intention d’obéir à un ordre, que les pistes de l’aéroport étaient
son territoire et qu’il n’entendait pas se plier à quelqu’un d’autre sous le simple prétexte d’en avoir été absent trop longtemps.
Il ne dirait rien, donc, parce qu’il n’y avait rien à dire : contester une directive sensée serait faire preuve d’une stupidité dans laquelle il ne tomberait pas et tout bagarreur qu’il puisse être à ses heures, le mexicain n’avait pas envie de retourner sa colère contre quelqu’un qui allait le flanquer dans les combats : il n’y aurait pas manière plus idiote de canner.