quand le doute roule | angel

Ce coup-ci, pas de visite de politesse, pas d’attention pour déguiser sa présence. Whil n’avait fait que laisser un message lapidaire à l’intention de l’ancien Chacal, le genre de petit bout de papier insignifiant qui ne donnait qu’un lieu et qu’une heure. A croire qu’il s’agissait presque d’un rendez-vous illégal.

Au milieu des vieilles carcasses rouillées, la soigneuse ruminait. Ce n’était pas dans ses habitudes, et elle aurait aimé qu’il en soit autrement. Mais les semaines s’étaient accumulées, la sensation troublante et vicieuse d’être trompée – ou à vrai dire, de ne pas voir ce qui se tramait dans son dos – ne s’était pas calmée. Elle le savait, elle l’avait vu, elle l’avait compris. Le mensonge n’avait pas été absous après sa discussion avec Angel. Il n’avait pas choisi de prendre en compte ses conseils. Il avait continué dans son erreur. Malheureusement pour lui, la bulle enflait, enflait, et elle allait lui crever au nez plus vite que prévu. Surtout après ce que Whilelmina avait peut-être touché du doigt et qui la rendait si nerveuse, si instable.

La silhouette qui se pointa au loin fut reconnaissable par sa nonchalance un brin hésitante. La plus jeune se contenta d’attendre qu’il arrive à sa hauteur pour prendre la parole. « Tu savais qu’Erin avait un frère ? » Pas de bonjour, pas de question de courtoisie pour savoir comment il allait. On s’en fichait, de ses états d’âme. Il avait eu assez de chances pour se montrer coopératif. Elle lui avait laissé plusieurs portes de sortie, avait accepté qu’il prenne de la distance parce que ce n’était pas en étouffant son coéquipier qu’ils avanceraient.

Les réminiscences de sa discussion avec la blonde dansaient encore dans son esprit, hanté par les souvenirs, les paroles, les mots. « Je l’ai appris y a pas si longtemps que ça. » Dans la poussière, son pied dessinait des ronds. De plus en plus petits, de plus en plus brouillons. « On discute souvent, mais tu sais, elle ne se livre pas beaucoup. » Ses gestes s’arrêtèrent, et elle releva le menton pour fixer le jeune homme d’un air parfaitement insondable. « Enfin non, tu ne dois pas le savoir. Tu ne lui parles pas vraiment, après tout. » Elle le fixait, et ce d’une manière qui n’avait rien d’agréable. C’était bizarre de sa part, c’était presque comme si elle en devenait une étrangère – ou plutôt qu’une ancienne forme d’elle refaisait surface, lointaine et enfouie depuis presque un an et demi.

Ses épaules se secouèrent à peine, quelques boucles brunes qui s’étaient un peu trop allongées glissant dans le mouvement. « Bref. C’est marrant parce que j’ai appris, il y a encore moins longtemps, que son frère s’appelait Angus. » Bombe lâchée l’air de rien et pourtant, sa jugulaire tendue trahissait la tension qui palpitait en elle. Elle n’éclatait pas mais elle aurait pu tout aussi bien menacer de le faire à tout moment que le résultat aurait été le même. « Tu en connais beaucoup des Angus ? Au moins un, comme moi. » L’exercice qui consistait à jouer les ingénues sans donner l’air d’être particulièrement acide et sardonique s’avérait périlleux. Trop, peut-être. « Dis-moi que je me trompe dans ce que je pense. » Il n’y avait pas de bonne réponse à la clé pour Angel.

Sur le fil, elle avait le choix : basculer tout net dans la colère, se lever, crier. Ou attendre. Encore un peu, juste assez pour laisser croire qu’il y avait de l’espoir pour l’autre. Qu’elle n’était pas tout à fait en train de faire tous les liens par elle-même. Whil renifla, son sourire déformé en une grimace blessée, vexée. « Ce que j’attends de toi ? Oh, je sais pas moi … Que tu me préviennes au moins, non ? » Non. Non, il lui mentait. De toute façon, c’était ce qu’il faisait depuis un moment. Peut-être même depuis le début, si ça se trouvait. Oh, comme elle aurait voulu revenir à ces mois pas si éloignés où elle était sûre de pouvoir ne faire confiance qu’à lui et lui seul – comme tout était infiniment plus simple et difficile pour eux deux. Ils n’avaient pas eu d’autre solution que de se fier l’un à l’autre et quelque part cela les avait sauvés.

Et maintenant qu’il en avait eu une autre possibilité, maintenant qu’Erin était réapparue dans le paysage, Whilelmina ne pouvait pas faire autrement que de croire qu’elle était un grain de sable venu perturber leur confiance. C’était son amie et Dieu savait qu’elle l’aimait beaucoup. Est-ce que c’était de la jalousie envers eux deux, envers elle ou lui, ou simplement la déception de se rendre compte qu’il avait suffi d’une seule personne pour venir troubler l’équilibre qu’ils avaient réussi à établir ? La franchise qu’ils avaient du se promettre ? Plus elle y réfléchissait, et moins la réponse qui lui venait lui plaisait. Moins ce qu’elle ressentait précisément lui paraissait clair et acceptable. Elle n’était vraiment pas fière de ce qu’elle pensait, mais après tout c’était inévitable : depuis longtemps, Whil avait abandonné l’idée d’être une sainte. « C’est pas possible, je comprends pas ! Qu’est-ce que je t’ai fait ? » Finalement la question sonnait autant comme un appel au désespoir qu’à un vrai besoin d’éclaircissement. Qu’il lui apporte sa lumière, parce que là, c’était le noir total. « Qu’est-ce qui se passe pour que tu décides encore de me cacher un truc pareil ? » S’il l’avait su avant, il aurait du le lui en parler. Il n’y avait aucune manière de bien présenter la chose mais au moins, la brune aurait apprécié sa sincérité. « Il était chez les Jackals ! Avec nous ! Son frère ! » Point d’orgue de la gravité de l’information, qui menait naturellement à tant d’autres questions – et notamment, celles de savoir ce qu’Erin connaissait du passé de son frère.

Sa voix fut presque méconnaissable quand elle parla sèchement, le regard vissé vers un point fixe, un point qui n’était pas Angel. « Il est mort. C’est peut-être bien la seule bonne nouvelle de la journée. » Elle ne faisait pas tant l’enthousiaste, au fond, même si elle avouait s’être sentie rassurée sans la présence d’Angus dans les environs, elle n’avait pu réprimer la peine qui l’avait envahie comme un vieux remords, un triste souvenir un peu malsain. « Mais ça aussi tu le savais peut-être déjà. Ca aussi, tu as oublié de me le dire. » Elle n’y croyait même plus. Il n’avait rien pour se défendre, rien que des excuses et des silences puisque comme à chaque fois, il allait se taire. Oh non, ne jamais parler d’avant, ne jamais parler de lui et d’Erin, comme si c’était quelque chose de sacré, d’interdit, auquel Whilelmina devait gentiment se plier et obéir. Plus pour longtemps.

Il le faisait exprès. Sa façon d’éviter son regard, son air éternellement coupable, les excuses qu’il cherchait déjà en tentant de se dédouaner. Whil aurait voulu rester compréhensive, à l’écoute, calme, rassurante. Mais elle n’y arrivait pas, et qu’il fut autant prompt à esquiver tout contact avec elle ne faisait qu’accentuer la colère en elle. Une fois de plus il avait pensé qu’un bon moment se présenterait pour pouvoir discuter et amener la chose au mieux ; une fois de plus il avait estimé à sa place ce qui était bon pour elle et ce qui n’était pas nécessaire qu’elle sache. « Eh bien tu t’es planté. C’est la vérité que je veux. J’en ai marre des jolis mensonges qu’on me sert. » Trop froide, trop dure. Elle allait finir par le payer, elle le savait – Angel n’aimerait pas le visage qu’elle lui offrait en ce moment mais il était inconsciemment et partiellement responsable de cette humeur maussade qui habitait la jeune fille.

Il mentait pour son bien, pour ne pas lui faire de mal ? Quelle charmante attention. Quelle stupide et dangereuse attention, oui. S’il tenait vraiment à ce qu’elle reste en vie, il fallait changer de tactique. « Encore heureux. » Ponctuation amère qui n’entendait aucune réponse saine. C’était comme si Whilelmina ne laissait pas la moindre chance à Angel de pouvoir s’expliquer et se rattraper. Elle avait fermé à double-tour chaque possibilité, jusqu’à ne même pas laisser entrevoir la moindre faille d’attendrissement, d’affection qu’elle pouvait avoir pour lui. Il n’était pas n’importe qui. Elle tenait à lui et il ne l’ignorait pas. C’était ça qui la touchait : il était un des seuls appuis qu’elle possédait et s’il se dérobait à son tour à chaque fois, alors qu’est-ce qu’il adviendrait d’eux ? D’elle, tout simplement ? Ne pouvait-elle donc pas compter sur qui que ce soit d’autre qu’elle-même ?

Paumes de main offertes vers le ciel, Whil freina de ses mains le débit saccadé par l’énervement crescendo de son interlocuteur. « Attends, attends, c’est toi qui décides de garder des choses pour toi depuis le début, ne me reproche pas ça ! » Ses sourcils se froncèrent, l’inquiétude cavala le long de sa nuque en même temps qu’une dizaine de portes s’ouvraient sous l’afflux des interrogations qui s’accumulaient sous son crâne. La parole hasardeuse du brun ne l’était pas tant que ça, elle en avait l’intime conviction et cela ne la rassurait absolument pas. « Et comment ça, y a des choses que tu ne lui as pas dit ? Ca veut dire quoi au juste ? » Couvrir un autre mensonge n’arrangeait pas son cas. Et la soigneuse avait beau y réfléchir elle ne voyait pas où il pouvait bien en venir. « Tu voudrais que je te remercie de ne pas avoir balancé d’où on venait peut-être ? Quel grand seigneur. » A quoi jouait-il exactement, la texane n’en avait aucune idée. Mais ce n’était pas la stratégie à adopter pour espérer un retour au calme et à la paix entre eux. Clairement pas.

Ce qui tombait à pic puisque le jeune homme ne paraissait pas enclin à arrondir les angles. Parfois l’impulsivité d’Harrington était une maladresse amusante, parfois elle était simplement déplacée et puérile. Sa remarque aussi superflue que narquoise arracha un soupir proprement froissé à la soigneuse. « Vraiment ? C’est tout ce que t’es capable de me dire ? » Incroyable. Ecoeurée par son comportement enfantin, l’ancienne Chacal s’abaissa à son niveau sans même s’en rendre compte et lui rétorqua d’un air au moins aussi mesquin. « Tu devrais arrêter de penser avec tes hormones cinq minutes. Parce que là ça devient n’importe quoi. »

L’orage grondait. Il aurait fallu s’en méfier.

Un éclair sourd retentit, mine anti-personnelle sur laquelle il la précipita d’un geste franc. « Quoi ? » Le tonnerre avait éclaté et il avait assourdi Whilelmina qui, les yeux écarquillés, demeura sans voix. Angel lui avait porté un coup en plein vol, avait stoppé net sa trajectoire. Les mots assimilés les uns après les autres n’avaient aucun sens, aucune logique, aucun bien-fondé. « N’importe quoi. » Le déni, première réaction naturelle et spontanée derrière laquelle la brune se retrancha sèchement.

Tuer le père de son amie, ce n’était pas concevable. Tout ce que cela aurait signifié, toutes ces cachotteries que cela aurait impliqué, toutes les conséquences qui en découleraient, ça n’était pas acceptable. « C’est impossible, répéta t-elle du bout des lèvres, la voix pourtant déjà moins forte. Comment j’aurais pu faire ça ? Angus l’aurait su. » Oui, il le lui aurait dit. Il l’aurait vu, aurait compris, aurait réagi. Mais il n’avait rien communiqué de tel. Il avait toujours été là quand elle avait tué, il l’avait toujours su – toujours fait en sorte d’être au courant des individus dont le sang maculerait ses mains fragiles. Peut-être pour lui permettre de mieux accepter sa nature et de ne pas se laisser ronger par le remords ou la folie, encore plus corrosive. Peut-être pour mieux la contrôler, la garder sous sa coupe et ne pas la voir dérailler pour se retourner contre lui.

Elle avait réclamé quelque chose qu’elle n’était plus sûre d’être prête à encaisser et ne pouvait plus faire machine arrière. Ses jambes auraient pu se dérober sous elle que la sensation aurait été identique. Une chute longue, lente et désagréablement inévitable. « C’est pas possible. Je ne te crois pas. » Les syllabes vacillaient, suspendues à un fil qui pouvait rompre à tout instant. S’il y avait une maigre et infâme chance pour que toute cette macabre histoire soit avérée, alors Whilelmina n’avait plus de raison de garder la tête hors de l’eau. Elle n’était plus cernée que par des menteurs et des tueurs – comme elle. Elle n’avait plus rien pour la sauver ou lui donner de l’espoir ; même pas Angel, qui s’était fait le gardien de ce secret en pensant bien faire. « Parce que si c’est vrai alors tu m’aurais prévenu. Tu aurais tout fait pour ne pas que je m’attache à elle, qu’on devienne amies, qu’on soit ... » Sa voix s’emballa alors que l’ampleur sordide de la situation la rattrapait lentement, faisait monter en elle un feu d’angoisse et de détresse. Elle avait sauvé Erin. Elle l’avait recueillie. Elle lui avait tendu la main la première pour apaiser sa méfiance. Elle avait appris à la connaître, à l’apprécier, à la faire rire, à essuyer ses larmes. Et on lui retirait brusquement cela ; on infectait ce lien pur et indéfectible, seule chose qu’elle pensait jusqu’à présent inatteignable et préservée du reste. Même son amitié avec la blonde, elle était en train de la perdre. « T’as rien fait. T’as rien dit et maintenant tu le fais juste pour me blesser. » S’il avait craché sa pastille, ce n’était que parce qu’elle l’avait touché la première. Sa fierté mal placée avait parlé à sa place et il était peut-être satisfait du résultat – il le pouvait. Whilelmina était tremblante : colère, peur ou désespoir, un mélange des trois à la fois. « C’était quoi le but ? Attendre qu’elle l’apprenne toute seule pour qu’elle me torture à mort ?! » Ce qui se produirait très certainement si la première concernée venait à le découvrir. Au pire la mort, au mieux l’exil. « Si tu voulais juste que je meurs, il fallait le dire ! » Le pire dans tout cela, c’était qu’il n’y avait pas de bonne solution. Dans tous les cas, tout ce qui se passerait ne mènerait qu’à l’échec.

Il n’y aurait ni pardon, ni oubli, ni omission. Et avec ce qu’elle avait appris de la bouche de l’ancienne cavalière, elle ne voyait plus que le pire se profiler dans son horizon. « Elle m’a dit qu’elle avait buté des tas de Jackals, qu’elle avait tué son frère d’une certaine façon – » Elle avait éliminé sa propre famille. Même si Whilelmina avait eu beau lui assurer qu’elle n’avait rien à se reprocher, qu’elle ne la jugeait pas, qu’elle ne lui en tenait aucunement rigueur, elle n’avait pu qu’imprimer ces aveux de manière indélébile dans sa mémoire. Si Erin était capable de mener son sang à sa perte, elle le ferait sans problème avec la fille qui avait pris la vie d’un des siens. « Je suppose que tu étais au courant de ça. » Il n’avait pas besoin de répondre, c’était presque tellement prévisible qu’elle finit par en rire, d’un drôle d’éclat triste et rageur. Tout savoir et ne rien pouvoir faire, pire place qu’il occupait présentement mais qu’il n’avait d’autre choix d’assumer. « Je suis vraiment une conne. » Ca ne lui ressemblait pas – ni à la Jackal, ni à la soigneuse. « Et je te faisais confiance. » La boule au ventre et l’envie de vomir au bord des lèvres, la brune crut se sentir partir durant une seconde, arrachant un mouvement d’instinct de la part de l’autre déserteur. La seconde d’après elle reculait, animal heurté et acculé au mur. « M’approche pas. » Ses yeux brillants de larmes qui ne couleraient pas fixèrent Angel comme un ennemi. Comme s’il avait le couteau pointé sous sa gorge, le canon de son revolver dirigé contre son cœur.