everybody has their dark secrets

L’herbe était encore trempe de la rosée matinale lorsqu’il s’était faufilé en dehors de l’aéroport afin d’aller relever les collets, une habitude qu’il avait rapidement récupérée depuis son retour ici parce qu’il avait toujours particulièrement apprécié ce moment entre chiens et loups, celui où la nuit le disputait encore à l’aube et que le silence semblait envelopper la nature toute entière.
Sauf aux abords de leur base, bien sûr : les rôdeurs ne se taisaient jamais, on apprenait juste à ne plus s’en formaliser, à intégrer leur vacarme dans le quotidien.
Ces quelques heures de solitude lui faisaient un bien fou, parce que Rodrigo avait l’impression de ne pas retrouver ses marques parmi les siens. Il s’y employait de son mieux, désireux de se débarrasser de ce climat de suspicion dans lequel on l’avait accueilli, mais cela était loin d’être une affaire évidente tous les jours. Qu’il le veuille ou non, Olympia l’avait changé, et plus d’une année passée à se formater aux règles de la ville était tout autant d’habitudes qui s’étaient incrustées dans son quotidien et dont il lui fallait désormais se défaire au plus vite. On ne pouvait pas briller dans une mission d’infiltration, quoi qu’en pensent les autres quant à son supposé échec, sans en payer le prix. Et puis il y avait cette promiscuité quasi permanente avec ses semblables, dans laquelle il lui fallait retrouver son équilibre… cela avait été un exercice laborieux dans ses premiers temps aux côtés de Lazare, et cela l’était toujours à présent, avec quelques petites subtilités supplémentaires.

La nuit avait été généreuse cette fois, et beaucoup des collets posés la veille avaient fait mouche. Il fallait se dépêcher de les lever avant que d’autres prédateurs s’en chargent ou qu’un rôdeur contamine la zone. Mais Rodrigo avait l’habitude, une routine bien rôdée et des gestes précis et rapides : il serait rentré à la base bien à temps pour la prière.
C’était parce que le silence était aussi flagrant qu’il put entendre le bruit du moteur malgré la distance. Curieux forcément, parce qu’ils n’avaient aucun véhicules ici, et alarmé, il empoigna le fusil qu’il avait passé en bandoulière dans son dos et entreprit de se déplacer précautionneusement à travers les fourrés, se rapprochant de l'élément intrigant en prenant bien garde à ne pas se trahir. Via la lunette de visée, il put avoir une vision appréciable sans pour autant avoir à s’exposer. Ses sourcils se froncèrent, mais ses épaules se dénouèrent. Il enregistra précautionneusement l’information, abaissa l’arme, et fit demi-tour en abandonnant aux affamés les pièges qu’il n’avait pas encore relevés – il avait déjà assez dans son sac pour considérer ses heures matinales bien rentabilisées.
Les pas rapides, mais sans précipitation, il rebroussa chemin en maintenant une allure soutenue jusqu’à se trouver à proximité d’une des entrées cachées du QG. Là, il s’adossa contre un mur d’un vieil entrepôt délabré, s’alluma une clope, patienta calmement. A une petite cinquantaine de mètres de là, un vieux grillage encore solidement ancré dans le sol retenait quelques rôdeurs que la vue de l’homme avait soudainement rendus très agités.

Rodrigo n’eut pas à attendre longtemps : il se doutait qu’elle passerait par là. Il ne bougea pas à son approche, ne cherchant nullement à lui masquer sa présence. Un bref salut, simple signe de la tête ; il écrasa le mégot et se décolla de son appui, la rejoignit et calqua son allure sur la sienne tandis qu’elle se dirigeait vers le passage planqué menant à l’intérieur de l’aéroport. « T’es bien matinale, Eve », il commenta alors que son regard la scrutait avec attention. Ensemble, ils dégagèrent l’entrée et s’engagèrent dans le couloir insalubre qui s’ouvrait devant eux ; discuter dehors n’était pas dans ses intentions : c’était beaucoup trop dangereux, un risque non négligeable d’attirer l’attention sur l’immense complexe désaffecté – en apparence.

« Hmm. » Plus un grognement qu’une réponse claire et audible, pour répondre à la question de sa compagne du moment. Le sujet était compliqué, frustrant et énervant tout à la fois et pour Rodrigo, qui était loin d’être un grand orateur, une simple onomatopée marmonnée dans sa barbe lui paraissait transporter bien assez d’informations pour qu’il puisse s’épargner d’avoir à s’étaler davantage sur le sujet.
Ou, à défaut, pour espérer décourager suffisamment son interlocutrice qu’elle ne n’insiste pas plus devant le manque de coopération évident du concerné.
En tout cas, il n’y avait nul besoin d’être expert en la matière pour comprendre qu’Eve essayait de se débiner, lancer un autre sujet afin de détourner son attention de ses propres actes. Une insomnie, hein… Il garda ses remarques pour lui, préférant revenir sur le sujet à un moment où ils ne risquaient pas d’être surpris, et ce couloir glauque n’était pas vraiment le lieu idéal pour converser en toute aisance… Ce fut donc en silence qu’ils arrivèrent au bout du boyau puant, un silence tellement épais tant il recelait de questions des deux côtés, qu’on aurait pu le couper au couteau. La lampe torche jetait un rayon fatigué et tremblotant sur les parois qui semblait vouloir à tout moment se refermer sur eux et puis, enfin, la porte obstruant l’autre extrémité du passage se dressa devant eux, austère.
Le garde qui se tenait de l’autre côté leur ouvrit après que l’homme eut frappé au battant selon le code du moment, et Rodrigo fut satisfait de constater qu’il ne s’agissait pas du même que celui qui avait assisté à son départ quelques heures plus tôt. Ainsi ne s’étonnerait-il pas le voir accompagné alors qu’il était parti seul… et le mexicain, quant à lui, y voyait là son excuse toute trouvée afin d’empêcher Eve de lui filer entre les pattes au fil du premier prétexte venu. Avant même qu’elle n’ait seulement le temps d’essayer de s’esquiver, il lui tendit d’une main et sans la regarder le sac chargé de son butin matinal tandis que l’autre lazarus refermait la porte après avoir jeté un coup d’œil derrière eux et s’être assuré qu’il n’y avait personne d’autre. Ainsi, le message subliminal était suffisamment clair : il fallait qu’elle le suive.

Rodrigo referma derrière eux la porte du petit local aménagé spécifiquement pour le traitement des gibiers et se délesta du fusil de chasse après l’avoir déchargé. Il récupéra un couteau sur un établi et se retourna vers elle, la lame en main. « Pose ça là et aide-moi » daigna-t-il enfin se fendre après ce mutisme obstiné, désignant tour à tour le sac puis la table qui trônait au milieu de la pièce.
Rien dans son attitude n’était hostile, agressif vis-à-vis de la jeune femme qui se trouvait à ses côtés. En fait, un observateur le connaissant bien aurait même pu juger qu’il était plus détendu qu’à l’habitude en compagnie d’Eve. C’était très subtil, pratiquement insignifiant, mais il était aisé à les voir ensemble de s’imaginer que ces deux-là se connaissait et se côtoyaient depuis longtemps. Et même les non-dits qui traînaient entre eux ne suffisaient à altérer réellement cette impression.

C’était à qui se déciderait le premier, à qui reviendrait à son sujet avant l’autre tandis qu’ils s’affairaient tous les deux à préparer les carcasses encore chaudes pour la saignée. Et ce fut Rodrigo qui, une fois encore, cassa le silence tandis qu’il suspendait un lièvre à l’un des crochets et disposait un seau en dessous. « Donc… son regard ne quitta que brièvement ses gestes, venant chercher celui de sa compagne comme pour s’assurer que le son de sa voix lui avait rattaché son attention. Une insomnie nécessitant que tu te casses d'ici avec une bagnole ? » Pour eux qui n'en avaient aucune, des voitures, le fait qu'elle soit en possession de l'un de ces vieux engins avait à lui tout seul de quoi intriguer.
Entre deux mouvements de son couteau, il guetta sa réaction bien que sa curiosité fut soigneusement cachée sous l’air habituellement maussade qu’il arborait au quotidien. « Je t’ai vue revenir il continua, justifiant ainsi la question précédemment énoncée. J’ai entendu le moteur. T’as de la chance d’être juste tombée sur moi. » Il imaginait sans peine, toutefois, qu’elle eut préféré qualifier de chance le fait de ne tomber sur personne.  

L’une après l’autre, les carcasses furent proprement égorgées sur le fil des paroles qui s’échangeaient entre les deux lazarus. Ne resta bientôt plus, dès lors, qu’à patienter le temps qu’elles aient toutes fini de se vider de leur sang avant de passer à l’étape suivante et de préparer les viandes.
Habitué de ce travail, Rodrigo s’essuya les mains et le couteau sur un chiffon alors qu’un vieux rictus tordit ses lèvres tandis qu’Eve évoquait son ancienne famille. « Huit ans, et c’est seulement maintenant que tu t’en préoccupe ? Ça doit pas être des insomnies si terribles que ça. » Il savait très bien ce qu’elle pouvait rétorquer à ça : ils avaient beaucoup voyagé, avant d’arriver ici. Elle n’avait sûrement pas toujours eu cette facilité qu’offrait la proximité, et Lazare aurait probablement vu d’un très mauvais œil son désir de se renseigner sur une famille qu’elle était supposée avoir oublié.
Et c’était vrai. N’en restait pas moins qu’après tout ce temps, il eût été fort étonnant que quelques personnes aient réussi à survivre sans éprouver le besoin de bouger, que ce soit par les attaques ou le manque de vivres…
Une partie de lui, cependant, n’était pas insensible à ce besoin de savoir qu’elle évoquait. Une partie soigneusement enterrée, réprimée, refoulée depuis tellement d'années qu’il n’y songeait que très peu désormais. Mais cela, cette compréhension presque empathique, il ne comptait pas lui laisser entrevoir, pour ce qu’elle était rattachée bien trop intimement à un morceau de son passé jalousement gardé secret depuis déjà trop longtemps.
La famille…

« Est-ce que je suis une putain de balance ? il rétorqua sur un ton un peu abrupt. C’est à toi que je cause là, Eve. Pas à lui. » Il pourrait dénoncer certains de ses compagnons, oui, Ezra en tête de liste (si seulement il avait quelque chose contre lui) mais il n’en voyait pas spécialement l’intérêt avec elle. D’abord, parce qu’elle était peut-être ce qui se rapprochait le plus d’une amie ici, quoique le terme serait un peu exagéré.
Ensuite, il la connaissait suffisamment manipulatrice pour savoir sans le moindre doute comment elle saurait se sortir de ça vis-à-vis de Lazare. Et puis, il ne doutait pas une seule seconde de ce que ferait celui-ci afin de pallier à ce fameux moment d’égarement…
De l’autre côté de la table, Rodrigo abandonna son couteau maintenant que l’acier avait retrouvé un aspect propre, et posa les paumes à plat sur le plan de travail, prenant appui dessus tandis qu’il la scrutait d’un regard circonspect. « Alors ? Tu dormiras bien ce soir ? » Le sarcasme, quoique léger, était décelable autant dans la forme de la question, que dans la voix ou les iris sombres qui la fixaient sans relâche. « Ou va falloir encore fermer les yeux sur d'autres disparitions ? » Ce n’était pas la curiosité vis-à-vis de la vie antérieure d’Eve qui l’animait, et encore moins un réel intérêt pour la situation de son interlocutrice : tout cela lui importait peu, en ce qu’il n’accordait pas assez d’intérêt à ses compagnons de route – sinon Lazare – pour s’en soucier plus que de mesure.
Il y avait cependant deux raisons pour lesquelles cela était susceptible d’attirer son attention tout de même, la première étant ce besoin de savoir si cela pouvait causer un tort quelconque à l’intégrité de la jeune femme – et par conséquent, de leur groupe.
La seconde se tenait en bien peu de choses : il était raisonnablement convaincu qu’elle était tout bonnement en train de lui mentir droit dans les yeux.

« Dans deux minutes si quelqu’un doit être avec lui, ça sera sûrement pas moi » il rétorqua sans se cacher de l’ironie et de tout ce que sous-entendait la réplique. Ce n’était pas lui qui partageait la couche de Lazare après tout – et grand bien lui fasse : il aimait son leader, certes, mais tout de même pas à ce point… Et son intérêt lui importait plus que celui d’Eve, quoi qu’elle puisse bien espérer qu’il dise, ou ne dise pas. Or en ce cas précis, l’homme était suffisamment lucide pour savoir qu’il lui était plus judicieux de garder le silence. Ou en tout cas pour le moment : il y avait une différence entre chercher à se racheter du crédit et une bonne conduite aux yeux du gourou, et s’empresser de courir à ses pieds déballer tous les bruits de couloirs perçus ci et là.
Son séjour à Olympia ne l’avait certes pas abêti au point qu’il s’abaisse à la seconde option…

La certitude que lui énonça sa compagne lui fit hausser les épaules, et il ne s’embarrassa pas de la peine d’y répondre. Pour autant il ne considérait pas l’affaire comme résolue, loin de là même : rien de ce qu’elle avait pu lui affirmer jusque-là n’avait été suffisant pour le convaincre d’abandonner sa charge contre elle. L’air dubitatif – ou plutôt carrément suspicieux –, il fronça les sourcils, peu convaincu par son affirmation. Et garda le silence, une fois de plus, se contentant simplement d’y acquiescer par un grognement supposé exprimer le fond de sa pensée et le peu de foi qu’il avait en sa prétendue promesse de sagesse. Mais peut-être qu’il se trompait, peut-être qu’il la soupçonnait à tort et que ses propos étaient réellement empreints de sincérité ?
Sauf que cela faisait maintenant bien deux décennies que l’ex-taulard avait appris à se fier à son instinct, ce dernier lui ayant déjà sauvé la vie un nombre plutôt conséquent de fois. Et son instinct, présentement, lui soufflait qu’Eve disait bien moins que ce qu’il en était réellement.
Un rictus moqueur étira ses lèvres et il acquiesça d’un simple hochement de tête. « La vérité, hein ? Ouais, sans doute. » Le mot vérité pesa lourd dans sa bouche, chargé de tous les non-dits qui risquaient fort de prendre la forme d’accusations s’il s’essayait à les exprimer. « Je passe mon tour, j’suis pas encore devenu suffisamment con pour tomber dans ce piège. » Il n’avait pas de preuve qui tienne la route, sinon des propos récoltés de la bouche de la concernée et dont il avait été le seul auditeur. Si Lazare l’interrogeait, rien ne serait plus facile à Eve que de tout démentir, nier en bloc les accusations qui seraient dès lors qualifiées de fallacieuses et Rodrigo dans tout ça ?
Il chuterait encore plus bas, pourvu que cette simple solution lui soit offerte. Le pardon de Lazare avait ses limites, sa patience aussi…

Bien sûr, le lazarus aurait pu prétendre s’offusquer de l’insistance de son interlocutrice à ne pas croire son intention de silence sur ses actes. Il aurait pu lui rétorquer qu’il avait confiance en elle, en ses choix, mais faire dans le sentimentalisme n’était certainement pas dans ses habitudes. Ce n’était pas parce qu’elle était une amie pour lui, que cela devenait un argument valable dans sa ligne de défense. Elle ne l’aurait pas cru de toute façon, parce que ce n’était pas le genre de la maison, que cela aurait sonné terriblement faux dans la bouche du vieil ours qu’il était. Et puis cela aurait peut-être amené le débat sur d’autres rails, à défaut de le clôturer – or dans l’immédiat il ne souhaitait ni l’un, ni l’autre.
Un silence lourd s'installa le temps de quelques longues secondes, avant qu'il ne relance : « Entre toi et moi, tu crois qu’il choisirait qui ? La question se pose même pas. » Triste sire, Rodrigo eut un rire jaune, conscient de l’écart monumental entre la valeur accordé à Eve et la sienne. Un an plus tôt, les choses auraient été tellement différentes… « J’vais pas me risquer à aller lui raconter des conneries. » Et le regard qui ne décollait pas d’elle, deux billes noires suivant ses moindres faits et gestes comme un prédateur vigilant. « Surtout si elles sont infondées. » Et voilà, c’était dit : il ne la croyait pas.

La réflexion d’Eve lui arracha un reniflement amusé, quoi qu’il se gardât bien de commenter l’allusion qu’elle venait de faire. Pour tout l’amour qu’il pouvait porter à Lazare – et il l’aimait, réellement –, par pitié tout mais pas cette scène absurde qu’elle venait de glisser dans son esprit d’un sous-entendu innocemment proposé.
Fort heureusement, l’appétit charnel du gourou ne lorgnait guère du côté des vieux boucs en son genre et il s’en trouvait bien aise puisque, quoi que le mexicain puisse bien penser de ses frasques sexuelles, il n’avait jamais entretenu ce désir de l’intéresser de cette manière et se serait trouvé bien emmerdé que cela arrive tout de même. En attendant, s’amuser de l’hypothèse était sa seule parade face à l’improbabilité que cela arrive un jour.
Amusement toutefois aussi bref que le début de rire rapidement coincé dans sa gorge, parce qu’il y avait un enjeu, ici, autrement plus sérieux que toutes ces conneries de coucheries. Il ne chercha pas à la contredire tandis qu’elle constatait le peu de crédibilité qu’il lui accordait – aurait pu, pour le principe, pour ce qu’il l’appréciait, mais mentir quand on accusait les autres de s’y livrer, à quoi cela rimait-il franchement ? – et se mura dans le silence tandis qu’il s’intéressait à l’état de ses prises de chasse, un check-up rapide avant que la question posée ne lui ramène le regard sur sa compagne. « Je suis ici, non ? il éluda, peu motivé une fois de plus, pour parler de sa propre personne. Je fais ce qu’il désire, quand il le désire. C’est suffisant. » Suffisant dans le sens où, la question ne se posait pas selon lui. Pas suffisant pour beaucoup de leurs frères et sœurs, puisque sa loyauté était regardée avec défiance par la plupart d’entre eux. Et Eve ? Il n’en savait trop rien.
Après tout puisqu’il ne se gênait pas pour la remettre en question, il était légitime qu’elle lui fasse subir le même sort.

« Et toi alors ? » Petit rictus indéchiffrable au coin des lèvres. « Tu t’offusques de mon manque de foi, mais tu contredis pas ce que je dis en attendant. » … Donc ? Il avait raison, hein ? De la classer, à cet instant précis, au même rang que tous les autres.
Et pourtant il prenait encore le temps de causer avec elle, ne pas perdre patience, ne pas s’énerver alors même qu’il savait que quelque chose puait.  
Mais elle avait raison : il n’avait pas vraiment foi en qui que ce soit désormais, elle ou n’importe qui d’autre. Il avait perdu cette innocence un long temps auparavant, et il l’avait perdue face aux hommes avant même que la relève de leurs morts ne leur donne une excuse pour se comporter de la sorte. Quant à lui, il ne se voilait pas la face, parce qu’il savait qu’il ne valait guère mieux qu’eux mais… était-ce une raison pour les accepter, cesser de s’emmurer en leur présence qu’on ne l’emmerde pas ? Lazare avait lézardé cette muraille, lui, et il estimait n’avoir de compte à rendre à personne quant à ce qui le faisait continuer à le suivre aveuglément malgré les doutes, malgré les échecs, malgré tout ce qui faisait que sa voie n’était ni droite, ni belle, ni pleine des promesses d’un Eden qu’ils n’atteindraient de toute évidence jamais. « J’aime pas les menteurs, Eve. Tu m’insultes si tu penses que je vois pas ton manège. » Ah, il aimait pas les insultes non plus, tiens, qui avaient chez lui l’art de le faire démarrer au quart de tour.

A la remarque d’Eve, il laissa échapper un petit rire de gorge aux relents moqueurs et un petit rictus s’attarda pour une poignée de secondes sur ses lèvres. « Coupable », il admit, loin de s’agacer face à ce constat qui ne faisait que mettre des mots sur une réalité qu’il n’avait jamais cherché à planquer à quiconque. Et elle le connaissait trop bien, mieux que la plupart de leurs compagnons d’infortune, pour savoir que c’était loin de n’être qu’un simple masque usé pour le simple but qu’on lui fiche la paix. Ça n’avait aucune importance, cependant, au sein de la situation actuelle.
« Je sais pas non plus, qu’il grogna, retrouvant à nouveau ses intonations habituelles. J’imagine que je saurais quand j’aurais trouvé. » Conclusion on ne pouvait plus énigmatique, en ce qu’elle pouvait receler bien plus d’une seule signification. Cela n’avait toutefois rien d’une promesse de mauvais augure, et encore moins d’une menace : Rodrigo ne les faisait jamais en l’air, celles-là, et il sentait bien qu’elle n’allait pas lui cracher le morceau simplement s’il le lui demandait gentiment. Or il n’avait ni le pouvoir, ni l’envie justifiant l’emploi d’autres méthodes moins tendres afin de lui faire cracher ce qu’il sentait bien qu’elle gardait soigneusement ravalé au fond de sa gorge. Il pouvait se targuer tout ce qu’il voulait que ses pressentiments s’avéraient souvent justifiés, avoir la conscience nette qu’elle lui cachait quelque chose ne voulait pas dire pour autant que ce secret en question ait une réelle importance pour quelqu’un d’autre qu’elle.
Et qui, de nos jours, n’avait pas son lot de squelettes dans le double fond du placard ? Certainement pas lui.
Il faudrait donc bien qu’il accepte ce voile d’ombre, quoique cela ne veuille pas dire pour autant qu’il allait lâcher l’affaire. Simplement, il serait plus vigilant avec elle de la même manière qu’on l’était avec lui depuis son retour d’Olympia. S’il y avait quelque chose à découvrir, quelque chose susceptible d’avoir des retombées sur leur clan, sur Lazare, il se faisait la promesse de mettre la main dessus. Mais ça n’avait pas besoin de se produire aujourd’hui…

Il ne rétorqua pas à cette invitation qu’elle lui lançait, répondant ainsi aux intentions claires de l’homme quant à la surveillance qu’il comptait entretenir à son égard. Bien sûr, elle savait très bien que si cette pseudo coopération, après tout ça, pouvait en convaincre certains qu’elle n’avait donc rien à se reprocher, Rodrigo n’en ferait pas partie.
Quant à savoir s’il s’agissait d’une simple remarque ironique, le mexicain n’en saisissait parfois pas bien les nuances chez les autres bien qu’il ne se gênât pas, lui, d’en faire assez fréquemment l’usage.
Il hocha donc la tête, simplement, sans chercher à relancer le sujet épineux derrière et retournant à la place s’intéresser une nouvelle fois à son gibier, s’attelant déjà à préparer ses outils pour la suite des opérations. La force de l’habitude se trahissait dans les gestes rapides qui déjà mettaient en place tout l’attirail, et dans l’indifférence la plus parfaite de cette odeur de sang et de mort qui empestait toute la pièce quand tous ces petits cadavres fraîchement tués, pendus à leurs crochets comme une guirlande morbide, offraient la seule source de décoration de l’endroit. « Quoi, tu restes pas pour aider un vieil ami ? » il riposta, sarcastique, levant les yeux de ce qu’il était en train de faire pour s’intéresser à elle de nouveau. La pique n’était rien de plus qu’une raillerie sans réelle méchanceté, quelque chose qui était coutumier entre eux depuis le temps, manière de signifier tacitement qu’il voulait bien clore le chapitre des suspicions – pour l’instant.
… Ou peut-être pas tout à fait ?
Si Rodrigo haussa les épaules après ça, l’air de dire qu’elle était bien libre de faire ce que bon lui semblait – il n’avait rien contre l’idée de se retrouver seul à la tâche, loin de là –, il la rappela toutefois à l’instant où il la vit amorcer un semblant de départ. « Attends. » Il contourna la table pour se rapprocher d’elle, s’arrêtant face à sa mine interrogatrice pour finalement tendre une main vers lui, paume ouverte et offerte au ciel. « Les clefs de la caisse. » Soutenant son regard sans ciller, il explicita avant qu’elle n’ait le temps de répliquer quoi que ce soit : « T’as eu ce que tu voulais, non ? Donc t'en as plus besoin. Je vais t’en débarrasser avant que quelqu’un d’autre la trouve, ça t’épargnera de devoir lui inventer des justifications à lui aussi. » Derrière l'amertume de cette fin de phrase, un réel désir de la protéger des foudres des autres tant qu’il n’avait pas personnellement fait la lumière sur cette affaire… ou une simple épreuve de plus afin de juger de sa réaction face à ça ? Peut-être un mélange des deux à vrai dire, mais dans tous les cas il lui serait plus facile de sortir qu’à elle, et bazarder le tacot dans un ravin quelconque ne lui causerait pas trop de problème pourvu que cela était fait avant qu’un autre de leurs pairs se risque à poser les yeux dessus par mégarde.