heart's been broke | lucy

Sa visite au centre avait pour le moment fait chou blanc. Whil n’avait pas vraiment trouvé son bonheur depuis qu’elle s’y promenait mais continuait d’arpenter en long, en large et en travers les étals avec conscience et application. La jeune femme ne s’y rendait pas assez fréquemment pour gâcher son temps et survoler rapidement les stands des différents marchands. Ici, elle pouvait trouver avec un peu de chance et beaucoup de négociation des médicaments, quelques herbes ou quelques filtres si les bons revendeurs étaient là en même temps qu’elle. Autant prendre son temps. De temps à autre, la brune s’arrêtait, son regard courant sur les marchandises qui auraient pu cacher quelques perles médicinales.

Un bref coup d’épaule, un croisement fortuit tandis qu’elle traînait toujours rêveusement au beau milieu du passage qui se dessinait dans ce capharnaüm. Quelqu’un l’avait bousculé par mégarde et par manque de place mais elle avait surtout entendu ce cliquetis, signe qu’un objet avait chu dans l’agitation. Et à ses pieds, luisait le responsable. La soigneuse s’abaissa pour le ramasser, fit glisser le briquet entre ses doigts pensivement, ses yeux se relevant vers un point de fuite hasardeux. Le dos qui s’éloignait déjà l’interpella. Elle aurait pu se contenter de récupérer l’objet pour elle et de faire son bonhomme de chemin sans se soucier du reste mais une vague sensation de familiarité l’en empêcha. Comme si cette personne n’était pas quelqu’un de totalement étranger, comme si ce petit bout de hasard trouvé au sol n’était qu’une piste. Et après tout, que ferait-elle d’un satané briquet, elle qui ne fumait pas ? Whilelmina ne réfléchit pas plus longtemps avant d’héler la silhouette et d’accélérer le pas. « Hé, vous avez fait tomber ça ! »

Elle s’éloignait de l’entrée du Mall pour repartir vers les sentiers fournis de végétal mort qui menaient à la zone. L’autre allait vite, diablement plus vite que prévu et la brune dut se mettre à courir pour pouvoir réduire la distance entre elles. Une femme, en apparence, d’après la longueur de ses cheveux d’un blond de cendre. Au fur et à mesure que les mètres s’effaçaient entre elles, Whil l’appela une nouvelle fois, s’écriant un petit « Hé ! » qui cette fois, fit s’arrêter la principale intéressée. Enfin. Son visage se tourna de moitié la seconde d’après et l’ex-Jackal se prit une claque en plein visage.

Le bruit sourd de ses foulées s’écrasant dans la terre humide s’atténua pour s’étouffer. Elle avait freiné des quatre fers sous le choc, vacillante. Elle devait se tromper, c’était sûrement juste une ressemblance frappante qui la troublait. Ce n’était pas elle. Et pourtant, alors que son cœur tambourinait et que son esprit refusait fermement de croire ce qu’elle voyait, les traits de plus en plus nets du visage qui la scrutait – sûrement avec la même incrédulité qu’elle – ne laissaient plus de place au doute. « C’est pas vrai. » Ses yeux s’agrandirent, ronds comme deux soucoupes de porcelaine brillantes. Elle pourrait être au beau milieu d’un rêve qu’elle ne serait pas surprise. Etait-elle encore assoupie dans les profondeurs du Bourbier ? Voyait-elle un mirage ou le fruit pur et simple de son imagination bien trop fertile ? Impossible. Tout bonnement impossible. C’était bien sa sœur, elle, debout face à elle, bel et bien vivante. « Lucy ? C’est toi ? » Sa voix chevrota. L’enfant parlait à travers elle.

Elle y avait cru. Elle s'était engouffrée, la tête la première, dans cet éden qu'on lui avait si bien vendu. Des étoiles plein les yeux, elle s'est rendue au Mall, dans cette zone de libre-échange. Jamais elle n'avait entendu parler d'un tel consensus entre autant de personnes, d'un endroit où le troc était roi. Difficile de l'imaginer, surtout au beau milieu du Texas. Mais l'endroit l'avait attiré plus sûrement que le sucre attire une abeille. Elle voulait voir l'endroit, le sentir. Inspirer les effluves d’antan, quand aller faire du shopping était la chose la plus banale qui soit dans son quotidien.
Avait-elle encore le droit de rêver ?
La prouesse était pourtant là, sous ses yeux ébahis. Des dizaines de badauds, de vivants bien vivants qui déambulent sans envie de manger son prochain … et même quelques vendeurs, ou troqueurs, elle n'était pas sûre, qui ne s'étaient pas (encore) fait dévalisé ou descendre. C'était trop beau pour être vrai. Tellement beau et tellement peuplé que Lucy, au beau milieu du Mall, sentit la panique gonfler dans ses veines. Sentiment dangereux alors que l'issue se faisait invisible, entourée d'une foule inattendue. Ne tenant plus, la blonde tente d'émerger, de ne pas laisser ses souvenirs la noyer. Trop d'humains entre elle et la sortie, que sa silhouette percute les uns après les autres. Elle ne se retourne pas, ne s'excuse pas plus ; son attention est rivée sur la sortie, et se frayer un chemin à contre-courant n'était pas chose aisée.
C'est finalement une bouffée d'air frais qui la frappe quand elle sort enfin du Mall, mais ce n'est pas suffisant. Elle doit mettre plus de distance entre elle et cet endroit, si étranger et sombrement familier à la fois. Alors elle fuit, elle s'engouffre en direction des bâtiments aux environs. S'éloigner ne fera pas disparaître son inquiétude ou ses mauvaises pensées, mais cela la sécurisera, au moins. Parce que chacun de ces survivants ne représentait qu'une menace dans un endroit aussi confiné, et qu'un désastre était souvent très vite arrivé.
Elle reviendrait, sans doute. Un jour plus tranquille. Peut-être.

Elle ne s'arrête finalement que lorsqu'elle entend un faible appel derrière elle. Suffisamment fort pour qu'elle s'arrête, mais pas assez pour qu'elle ne se demande pas si elle l'avait inventé. Elle se maudit intérieurement, aussi, pour ne pas avoir remarqué plus tôt que quelqu'un l'avait suivi. Alors elle mord le juron sur le point de s'échapper, et jette un bref coup d’œil derrière elle, méfiante.

Oh.

Son cerveau court-circuite, refusant d'assimiler les informations transmises par ses yeux. La frêle silhouette, au loin, s'est arrêtée. Assez proche tout de même pour que Lucy l'examine. Elle ne pouvait pas y croire, et pourtant … Elle pourrait presque se revoir, à son âge. Ses grands yeux bleus perplexes et l'incrédulité en toile de fond. Elle ne peut y croire, elle l'a tant de fois espéré, retrouver sa sœur, ses frères, sans jamais vraiment y croire. Combien de fois a-t-elle cru les voir, avant de finalement s’apercevoir qu'elle se faisait des illusions ? Ce n'est qu'un mirage de plus – après le Mall et son marché presque décent, la voilà avec une copie du spectre de sa sœur.
Elle voit ses lèvres remuer sans en comprendre le sens, encore abasourdie.
Il y a son visage.
Ses grands yeux, bleus. Ses cheveux fous, son petit nez, ses pommettes qui s'animent quand elle parle, sa posture, si différente de ce dont elle avait souvenir, il y a tout, tout, ça crie ça hurle et ça déborde de tout son être, c'est écrit je suis Whil en gros en large et en travers et pourtant – pourtant – la réalité a encore du mal à se frayer un chemin dans ses synapses. Là-aussi, c'est rempli de gens et de fantômes et de morts-vivants.
Whil ? Sa voix est tremblante, putain. Parce que si jamais elle le dit trop fort, si jamais elle espère trop fort, alors l'illusion disparaîtra. D'un coup. Pouf.
Plus de Whil.
Sauf qu'il n'y avait qu'elle, là, devant elle. Personne à droite ni à gauche, personne pour lui tendre un piège. Qu'elle. Qu'elles. Whilelmina et Lucy. Deux Jennings incapables de foutre un pied devant l'autre pour retrouver sa chair, trop effrayées à l'idée qu'en battant des cils, il n'y ait plus personne. Qu'un défaut de l'imagination.
Elle ose faire un pas devant elle, finalement. En priant pour que sa sœur ne recule pas tout autant. Rien ne s'était évaporé. Oh mon Dieu ! qu'elle ose persifler, insulte suprême. Alors elle avance d'un deuxième pas, puis d'un autre, jusqu'à effacer la distance entre elles, jusqu'à pouvoir la tenir entre ses bras. Ce qu'elle ne fait pas, par peur de se prendre une claque. Même si elle en meurt d'envie. Dieu merci, tu es en vie ... qu'elle souffle, encore incertaine de l'accueil que celle-ci lui réserve.
Sa sœur avait changé – elle pouvait le voir, physiquement. Restait à savoir ô combien l'apocalypse avait changé son cœur.

La claque. Brutale. Terrible. Empoigné par une main invisible, son cœur tressautait, s’agitait, battait comme un diable. Elle n’entendait plus grand-chose à part sa respiration, leurs voix s’appeler. Tous ses sens avaient été court-circuités par l’apparition quasi-surréaliste de sa sœur.

Elle dévisagea la femme devant elle. Loin d’être devenue une inconnue, elle n’avait pas tant changé que cela et pourtant du temps avait coulé sous les ponts, des jours cumulés en années avaient passé et les avaient éloignées. Mais Whilelmina reconnaissait encore le port altier de son aînée, ses boucles blondes et ses iris couleur du ciel la fixer avec appréhension, soulagement et incrédulité. Elle aussi aurait bien eu besoin qu’on la pince pour s’assurer que tout ceci n’était pas une farce de mauvais goût de son esprit.

Elle n’osait pas s’avancer, peut-être apeurée par la pensée soudaine et poussiéreuse que la dernière fois qu’elles s’étaient vues remontait à ce souvenir désagréable où leur famille avait commencé à se dessouder – et qu’elle avait été la première à quitter le navire. Mais qu’importait. Ces bribes-là ne comptait plus pour l’instant aux yeux de la soigneuse. Tout ce qu’elle parvenait à se dire en boucle, c’était qu’elle n’était pas seule. Elle ne l’était plus. Ses prières après tout ce temps avaient du finir par payer.

Sa vue se brouilla, sûrement à cause des larmes qui vinrent spontanément naître au creux de ses paupières. Inutile de les refouler. « C'est pas vrai ... » Sans rien ajouter de plus, elle annula la distance entre elles et s’effondra dans les bras de sa sœur comme une petite fille.

Et ses bras de la serrer un peu plus fort, fugacement, afin de se jurer une bonne fois pour toutes que tout cela était réel. Ca l’était. Noyée dans un abyme d’euphorie émotionnelle, Whil peinait à retrouver ses esprits. Passé la douche froide de la surprise, les questions commençaient à éclore sous la masse de sa chevelure brune. Où était-elle passée ? Qu’était-elle devenue ? Avait-elle des nouvelles des autres ? Est-ce qu’elle lui en voudrait de ne pas avoir assez bien cherché pour la retrouver ? Peut-être même pourrait-elle rejoindre la Carrière, venir vivre avec elle, ensemble, oui, elles pourraient aller chercher les autres et … Le flot de ses plans vertigineux sur la comète se perdit et la cadette s’écarta finalement un peu de Lucy, reprenant une bouffée d’air frais qui l’arracha au parfum de sa fraternelle. « J’en reviens pas. » Elle renifla, essuya le coin de ses yeux d’un revers malhabile. « Je … Je sais même pas … Est-ce que je suis censée te demander si ça va ? » Un rire nerveux franchit ses lèvres. Il n’y avait définitivement plus d’usage pour ces vieilles habitudes sociales lorsqu’on revoyait un proche perdu de vue. « Je pensais pas que tu étais encore au Texas. Je pensais que tu étais partie. » Elle l’espérait, en tout cas. Mieux valait la fuite ou l’exil que la mort.

Elle pouvait entendre son coeur tomber, d'une chute lente, agonisante, fatale. Hollywoodienne. Rencontrer le sol avec pertes et fracas, les éclats de verre se disperser sous l'impact, le bruit cristallin, percer ses tympans jusqu'à la rendre sourde. Sourde au danger auquel elles s'exposaient, là, à découvert, au danger que représentait sa sœur, peut-être. Puisque personne ne peut survivre huit ans au milieu de ce paysage délabré, sans changer au cours du chemin.
Il n'y avait plus qu'elles, finalement, que les deux Jennings sans même un rôdeur autour. Alors, si Lucy s'approche de sa sœur, c'est finalement cette dernière qui l'enlace la première. Lucy ne tarde pas à passer ses bras autour de sa silhouette – moins frêle qu'elle ne l'a connue. Pour s'assurer qu'elle était bien là, bien réelle, bien tangible. Surtout, humaine. Alors elle la serre contre son corps, se réchauffe de sa présence, se convainc qu'elle est bien là.
Lucy, elle a surtout vu les larmes défigurer le joli visage de Whil, et ça parviendrait presque à la faire pleurer elle aussi. Presque. Parce que Lucy, elle n'a plus de larmes à verser, c'est foutu, elle a déjà épuisé toutes les réserves depuis bien longtemps. Alors elle glisse un doigt sur la joue de sa sœur pour effacer les dernières traces, quand leur câlin prend fin. Même si la blonde, elle aurait aimé la tenir pendant encore quelques heures.

L'émotion trouble légèrement sa vision, tout de même. Pas au point d'inonder son visage, mais au point de rire tout aussi nerveusement que sa petite sœur quand celle-ci lui demande si elle va bien. Elle acquiesce, un sourire tordu aux lèvres, la joie et la surprise qui se mêlent encore à tout le reste. Sans doute ? qu'elle confesse, dans l'hilarité nerveuse qui la secoue. Même si elle peut lire les questions qui démangent sa sœur, puisqu'elle a les mêmes. Puisqu'il y a tant à dire. Tant de choses à confier, de fautes à pardonner. D'armures à abaisser.
Ses derniers mots la frappent de plein fouet. Même si elle ne sait pas vraiment comment interpréter ceux-ci. Était-ce un reproche ou un constat ? Ses yeux se perdent sur le bout de ses chaussures. La grande sœur ne paraît soudainement plus si grande. Je suis partie. Et je suis revenue, il n'y a pas si longtemps. Elle sait que sa sœur ne va pas se contenter de cela. Mais elle avait peur de la suite, peur de découvrir qu'elle venait de retrouver sa sœur et de perdre tous les autres. Tant qu'elle ne savait pas, elle avait toujours eu espoir, cet espoir dérisoire qui l'avait tout de même ramenée au Texas. Elle n'a pas envie de lui demander, et pourtant, elle en meurt d'envie. Elle veut y croire, putain, si elle l'a fait, si Whil l'a fait, alors les autres aussi, ils ont du réussir à sauver leur peau tout ce temps, non ?
Je suis revenue voir ce qu'il restait. De mon appart, à Austin. De la maison, de … de vous, de toi et de la famille. Sa voix était ténue, ses mots avaient du mal à s'y faire un chemin, puisque Lucy avait elle-même du mal à croire qu'elle les prononçait à l'intention de sa sœur. Elle pressait sa main dans la sienne, pour la retenir avant qu'elle ne comprenne qu'elle était devenue le monstre dont sont faits les contes, pour s'assurer que tout cela, ce n'était pas qu'une belle histoire, un songe. Ses opales remontent sur le visage de sa sœur, y décèlent les moindres changements depuis la dernière fois qu'elles s'étaient vues. Depuis qu'elle les avait tous abandonnés. Depuis qu'elle était partie de l'avant, depuis la dernière fois que ses larmes avaient coulés, ou presque.

Partir pour mieux revenir. Lucy avait choisi de s’éloigner et de prendre ses distances mais elle avait également décidé de réintégrer le paysage texan. Les raisons de ses migrations restaient encore obscures pour Whil, mais elle était prête à écouter son récit des heures durant s’il le fallait – elle avait envie de tout savoir, de rattraper tout ce qu’elle avait pu manquer. « Tu étais partie loin ? Tu avais quitté le Texas ? » Jusqu’où la trentenaire avait-elle voyagé ? Elles avaient toutes deux eu la même éducation et n’étaient pas nées en étant des baroudeuses et des oiseaux volages, bien au contraire. Lucy avait découvert l’émancipation en première, et voilà où ceci l’avait menée ; à devenir à cette femme qui se tenait droit devant elle. « Tu étais seule ? » Qu’elle ait survécu jusqu’à présent sans l’aide de personne lui paraissait irréalisable : pas parce qu’il s’agissait de sa grande sœur qu’elle avait connu plus précieuse qu’aventureuse, mais parce que personne ne s’en sortait en comptant uniquement sur sa seule force.

« Et alors tu … As trouvé quelque chose ? » Whilelmina se demandait bien quelle mouche avait piqué la blonde pour vouloir revenir en arrière sur les traces de son passé. Le remords ou la nostalgie, ou une autre raison totalement différente. « A part moi, je veux dire. » Elle voulait en rire, ne surtout pas raviver des rancoeurs qui n’avaient pas lieu d’être. Plus lieu d’être. Elle avait traversé tellement d’épreuves que la brune ne voulait plus se raccrocher au mauvais après avoir retrouvé la seule famille encore en vie qu’elle possédait – sa famille de sang. Une famille qu’elle noyait de questions sans discontinuer depuis deux minutes, ce qui la fit s’excuser presque aussitôt. « Je suis désolée, j’ai l’impression de te faire passer un interrogatoire. » La pauvre Lucy devait bien avoir besoin autant qu’elle de se remettre de ses émotions, il fallait lui laisser un peu de temps.

Pour ne rien cacher à son aînée et même si cela lui coûtait de devoir éteindre la flamme d’optimisme qui avait gonflé leurs cœurs et leur moral en quelques secondes, la plus jeune préféra avouer que jusqu’ici, elle n’avait pas réussi à retrouver qui que ce soit au sein de leur fratrie. « Je n’ai pas de nouvelles des autres depuis qu’on s’est séparés. » Le verbe était judicieusement choisi, de sorte qu’il ne vexerait personne et ne rappellerait aucunement le fâcheux souvenir de l’abandon – à l’époque, c’était ainsi qu’elle l’avait vécu – de Lucy. Le reste de la famille en avait pâti, qu’elle l’ait voulu ou non, les choses n’avaient fait que se déliter une fois le premier maillon de la chaîne perdu. Whil avait compris avec les semaines qu’elle ne pouvait pas colmater l’absence de sa sœur, pas plus que son frère n’avait pu le faire pour les autres lorsqu’ils ne s’étaient retrouvés qu’à trois avant d’imploser pour de bon en miettes disséminées dans tout l’état. « Tu es la première que je recroise après tout ce temps. » Peut-être était-ce ça, la boucle du destin ? Renouer avec la première disparue pour finalement petit à petit, avec beaucoup de chance et d’énergie, revoir leurs trois autres frères ? « Je vais finir par croire que mes années de prières ont payé. » Elle avait prié, ça oui, passé chaque soir de chaque journée à accorder sa dernière pensée aux Jennings. Même après avoir quitté les Jackals, même après avoir obtenu une tranquillité précaire à la Carrière.

Il n'aura suffit que d'un visage pour que les cinq dernières années de sa vie ne se réduisent qu'à un maigre souvenir. Que ses expériences se retrouvent balayées en un regard. Quelques secondes d'incrédulité et voilà Lucy propulsée des années plus tôt, sa confiance en elle brisée de nouveau. Devant réapprendre à marcher, à penser, pour ne pas sombrer.
Entre le rire nerveux et l'envie de pleurer toutes les larmes de son corps – celles qui se sont taries il y a longtemps -, Lucy finit par se perdre dans les bras de sa petite sœur. Comme si son contact pouvait l'apaiser, lui faire oublier la décision radicale prise il y a des mois de cela. Si longtemps auparavant, et pourtant, les prunelles plongées dans les topazes de Whilelmina, elle s'en souvenait comme si c'était hier. Pourtant sa voix est rauque, prise par les émotions, et ses espoirs écorchés. Son coeur ne tenant qu'à un fil, de se retrouver trou béant et abysses infinies.
Elle essaie de rassurer sa sœur, bien sûr, de répondre à ses questions du mieux qu'elle le pouvait – sans se retrouver muette sous sa gorge nouée. D'un autre côté, elle n'osait pas poser les questions qui la démangeait vraiment, se contentait d'insinuer sa volonté de retrouver sa famille, de se rapprocher de ceux qui sont sa vie. Son sang. Ceux qui connaissaient la Lucy d'avant. Alors elle se plie et joue le jeu, répond aux questions grandissantes de Whil pour tenter d'effacer un peu le souvenir de son abandon abrupt.
- Plus loin que jamais auparavant, oui. Jusqu'au Mexique. Puis Las Vegas, entre autres. J'étais avec des gens bien ... Mais les réminiscences encore violentes de la fin de cette aventure l'empêchaient de donner plus de détails, pour le moment. Toutes les belles histoires ont une fin, et celle-ci ne faisait pas exception à la règle.
- Te retrouver, c'est déjà tellement … inespéré ! A Austin, Matt était encore dans notre appartement … Sa voix se brise un peu, et Lucy baisse la tête. Le sol ne la fixe pas du regard ni ne cherche à le soutenir, c'est pratique. Mais cela n'empêche que son palpitant est vitriole, et si l'amour de Matt s'était effacé depuis longtemps, elle avait eu un pincement au coeur en le revoyant. Changé. Sa sœur s'excuse pour l'interrogatoire, mais elle a le droit de savoir. Après tout ce temps. Je lui ai permis de reposer en paix. Whil balaie ses malheurs les uns après les autres, sans s'en rendre compte. Et Lucy finit par la reprendre dans ses bras, à la presser contre son corps pour se rassurer.

Avant qu'elle n'évoque le reste de leur famille. Sans nouvelles. Ni bonnes, ni mauvaises – bien que les mauvaises soient plus probables que les bonnes. Peut-être que les autres aussi, avaient choisi de quitter le Texas. Mais, tout ça, elle n'en savait rien, elle n'était bonne qu'à émettre des suppositions. Après tout, c'était elle qui était partie en première. Aucune nouvelle, c'est bien le choix qu'elle avait fait – celui de partir sans se retourner, de peur de croiser quelques monstres tapis dans son ombre.
Alors, si elle était la première personne qu'elle recroisait depuis tant de temps, c'est qu'il y avait des histoires dont elle n'était pas au courant … Mais avant de poser des questions, et même si ça la tuait un peu, elle devait s'excuser. D'être partie sans les prévenir – pas d'être partie. Les quitter, c'était la meilleure chose qu'elle ait faite. Je ne sais pas si tes prières ont fonctionné, mais … je te dois des excuses. Pour … avoir disparu, sans prévenir. Elle se mordit la lèvre. Ses excuses sonnaient faux, mais elles étaient importantes. J'ai voulu vous le dire. Te le dire, que je partais. Mais … j'avais peur de me dégonfler. Ou que vous me fassiez changer d'avis et … je ne pouvais pas rester. Je ne pouvais pas continuer à avoir peur de tout, Whil, j'avais peur d’ouvrir les yeux, j’avais peur de les fermer … Peur du moindre bruit. Le regard fuyant, elle essayait quand même de trouver un peu de compréhension sur le visage de Whil. Parce qu'elle était importante à ses yeux et que la laisser derrière n'avait pas été simple.

A en croire les lieux qu’elle citait, sa sœur n’avait effectivement pas chômé. Arpentant de fond en comble les villes de l’Etat en espérant peut-être y trouver des signes de vie ou d’espoir, elle n’avait pas agi en solitaire – et quelque part cela rassurait Whilelmina. Au moins d’autres individus avaient été présents pour veiller sur Lucy, tout du moins la soutenir et l’aider dans son périple. Elle aurait voulu pouvoir en être, se sentant jalousement envieuse de ceux ou celles qui avaient traversé ces dernières années aux côtés de son aînée, mais les choses en avaient été autrement et il ne servait à rien de regretter le passé.

Malheureusement, si la plus jeune semblait totalement motivée à aller de l’avant et à se concentrer sur le vaste champ des possibles qui s’ouvraient devant les deux sœurs fraîchement réunies, la plus âgée paraissait vite rattrapée par les fantômes de ses souvenirs. Un voile passa sur son regard, et à l’entendre, Whil devina sans avoir besoin de plus de détails sordides que l’ancien compagnon de sa sœur n’avait guère été retrouvé sain et sauf, plutôt près de la mort que de la vie. « Tu as été forte, tu as fait ce qu’il fallait. Ne t’en veux pas. » Ses mots n’étaient là que de bien faibles réconforts quand on pouvait aisément imaginer ce qu’il avait coûté à la jeune femme de devoir ôter la vie de son petit ami en plein état de conscience. Elle n’avait pas eu le choix, comme de nombreux autres malheureux obligés de tuer leurs proches infectés pour ne pas les voir devenir des bêtes mort-vivantes dénuées de tout reste d’âme. La soigneuse ne connaissait que trop bien cette ironie du sort qui avait trop souvent frappé à la porte des survivants encore debout. Lucy n’avait pas mérité d’avoir à jouer ce rôle, mais c’était le mieux qu’elle avait pu faire.

Elle se laissa à nouveau engloutir par les émotions et l’étreinte de sa sœur. Infiniment heureuse, mais également de plus en plus inquiète. En presque six ans de disparition, des choses avaient du forcément changer chez elle. Après tout, Whil non plus n’était plus exactement l’identique personne que l’autre avait connu avant qu’elles ne se séparent. Pourvu que le fossé ne fut pas trop grand, pria son inconscient déjà effrayé par un premier détail qui alourdit son cœur d’un coup de plomb en plein vol – les Jackals. Sa sœur ne le savait pas et peut-être n’avait-elle jamais entendu parler de ce groupe. Ou bien c’était tout l’inverse, elle les haïssait et ils avaient pu causer des pertes dans son groupe. Plongée peu à peu dans un maëlstrom d’inquiétudes qui grandissaient comme des ombres aux murs de son esprit, la voix teintée de culpabilité de sa fraternelle la fit revenir sur terre.

« Oh, Lucy … » Elle ne parvenait pas à lui en vouloir. Déjà loin d’être dotée d’une nature rancunière, Whilelmina était trop submergée d’euphorie et de joie pour pouvoir refroidir son humeur par des reproches. Oui, peut-être que si Lucy était restée à leurs côtés, ils n’auraient pas été morcelés aux quatre coins de l’état. Peut-être que les Jennings seraient toujours à cinq, ou bien peut-être qu’ils seraient tous morts. Personne n’avait la moindre idée de ce que ce futur alternatif aurait été si elle n’était pas partie. La forme n’était pas forcément la meilleure, mais le fond demeurait plus qu’excusable, compréhensible. Sa sœur avait forcément eu ses raisons. Elle les entendrait, un jour. Un jour où elles pourraient parler et où Whilelmina aussi aurait à s’expliquer. « C’est oublié, tout ça, d’accord ? C’est rien du tout, et je suis sûre que si maman et les autres étaient là ils diraient la même chose que moi. » Elle parlait en leurs noms sans peur ni doute, persuadée qu’il fallait être fou pour en tenir rigueur à la jeune femme pour ce qui semblait être du détail à ses yeux. « Si ça peut te faire plaisir, je te pardonne tout. » Un sourire, doux et sincère, orna son visage.

L’humidité ambiante piquetait ses joues rougies alors que la brune reprit avec plus de confiance et de certitudes pour la suite. « On est ensemble maintenant. C’est tout ce qui compte. » Restait maintenant une question de taille. Pas forcément un obstacle pour elle, mais il fallait bien qu’elles soient fixées là-dessus. Lucy était revenue par ici et ce n’était pas un hasard total, une place l’attendait évidemment sans le moindre problème au sein de la Carrière si elle en avait l’envie et le besoin. Cela tombait sous le sens, elle qui pouvait maintenant offrir une protection à sa famille retrouvée. « Je suis à la Carrière, tu sais ? Mon abri n’est pas très grand mais en attendant de pouvoir te faire le tien, ça sera déjà un début. » La question n’était pas posée directement mais restait sous-jacente, lisible entre les lignes – sûrement par peur de se heurter à un refus ou à un imprévu qu’elle n’aurait pu envisager.

Surréaliste. Comme une peinture de Magritte oubliée dans les esprits. Retrouver sa sœur. Vivante. Parler du passé. Du présent. Avoir son soutien, alors qu'elle s'était évaporée sans les prévenir. Même après toutes ces années, sa sœur réussissait à lui prouver son amour, qu'elle ait un coeur bien plus grand que le sien.
Pour l'instant.
Tant que les histoires sombres restaient cachées dans les ombres, que les aveux ne passaient pas la frontière de leurs lèvres. Heureuses en apparences. Comme avant.
Sauf que Whilelmina n'avait plus rien d'une adolescente exemplaire, et que Lucy n'était plus la jeune femme aux allures innocentes d'autrefois. Leur proximité physique, sentir sa sœur contre sa peau lui faisait un bien fou, mais elle n'en oubliait pas les années écoulées et les épreuves qu'elle avait dû, elle aussi affronter. Des épreuves qui ne s'étaient sans doute pas résolues par rester enfermée pendant cinq ans en espérant que les morts-vivants ne la retrouvent pas. En attendant, le poids de la culpabilité s'échappe un peu de ses épaules, et ça soulage. De voir Whil rester, accepter, comprendre. Pardonner.
Lucy, elle se met à croire les paroles de sa benjamine, paroles qu'elle a longtemps espéré, paroles inespérées. Elle se voit absoute de son péché, du seul qu'elle n'a jamais vraiment pu oublier. Alors quand elle croise le sourire sur le visage de sa sœur, le sien anime son visage – à deux doigts de pleurer, de gâcher le soleil entre elles par sa pluie.
J'veux pas te perdre encore. Elle est sa chair et son sang, son reste de leurs vies passées. Elle s'accroche à elle comme un brin de ficelle, un fil d'Ariane – seule à savoir ce qu'il y avait au fond, tout au fond, de son âme et de son coeur. Personne ne pourrait jamais rompre leur lien, dans la vie ou dans la mort. Personne ne la comprendrait jamais comme sa sœur.

Pourtant, être ensemble signifiait également d'autres choses, compliquées par la situation politique de la zone dans laquelle elles évoluaient. Si Lucy essayait encore de comprendre la totalité des enjeux qui unissait ou désunissait les principaux groupes de la région, elle avait été aidée par Nino pour essayer d'y voir un peu plus clair. Mais de nombreuses choses lui échappaient encore. En revanche, comprendre qu'elles ne logeaient pas à la même adresse n'en faisait pas partie. Aussi ne fut-elle pas réellement surprise quand le sujet vint à être évoqué. La Carrière. Lucy répète simplement les mots afin de les graver dans sa mémoire. Elle en avait entendu parler, bien sûr, sans jamais y prêter une attention particulière. Bien sûr, elle avait espéré qu'un des membres de sa fratrie s'y trouve, et elle aurait fini par tenter de s'y approcher, mais n'avait pas encore eu l'occasion. J'ai … J'ai un abri, dans le Ranch des Rhodes. Pas certaine d'être porteuse de bonne ou de mauvaise nouvelle, ignare quant au passé existant peut-être entre Whil et ce groupe de survivant. Lucy se veut neutre, mais n'y arrive pas vraiment. C'est assez récent. Néanmoins, elle ne se voyait pas leur dire au revoir pour partir rejoindre sa sœur. Pas avant de savoir qui exactement elle allait rejoindre.
Je ne sais pas comment on peut … continuer à se voir. Ni où. Bizarrement, elle n'avait confiance ni dans son campement, ni dans celui de sa sœur. Une sorte de mauvais pressentiment. Pour le moment, Lucy marchait encore sur des œufs, et faire attention lui avait jusque-là porté chance. Un lieu neutre, comme l'endroit où elles se tenaient maintenant, lui semblait plus adapté. Quelque chose comme ici, mais moins fréquenté. Moins dangereux. Ses prunelles se dirigent inconsciemment vers l'endroit qu'elle avait quitté, trop rempli, trop animé. Elle en profite pour s'assurer que leur entrevue n'était toujours pas épiée, par un humain ou un revenant, et qu'elles ne risquaient rien. Avant de reposer son attention sur la plus jeune, en espérant qu'elle ait une solution en réserve.

L’émotion était toujours palpable entre elles mais Whilelmina savait que tôt ou tard l’une d’entre elles aurait à endosser le rôle ingrat de les ramener à la dure réalité. Celle des campements et des clans qui régissaient à présent une partie du Texas. Elle s’était risquée à poser la première question susceptible de les diviser et comme si une intuition pernicieuse lui avait confirmé à quel point cette idée était risquée et mauvaise, l’attitude de son aînée en disait long – quelque chose bloquait déjà.

La benjamine Jennings encaissa les paroles de Lucy avec un temps de latence, ses yeux légèrement arrondis de concert avec sa bouche. Dans sa tête, c'était une croix rouge écarlate qui se dessinait sur toutes les perspectives naissantes d'un avenir en commun pour elles. « Oh. » Instantanément, elle se haït de ce ton qu’elle avait emprunté. Comme une forme de jugement, ou plutôt une déception - déjà – dans la fraîcheur ravissante de leurs retrouvailles. Whil ne voulait gâcher tout ça pour rien au monde mais elle voyait déjà dans l’engagement de sa sœur la première complexité de leur nouvelle relation : elles n’étaient pas vraiment destinées à s’allier.

Mais ce n’était pas les opinions de leurs leaders respectifs qui allaient définir les leurs, n’est-ce pas ? La soigneuse était déjà plusieurs fois passée outre les jugements de valeur de son groupe pour suivre son propre instinct. S’arrêter aux on-dit et aux a priori, ce n’était pas son genre. Tous les Crimson Riders n’étaient pas infréquentables, et si sa sœur faisait partie du Ranch, qu’à cela ne tienne, elle acceptait son choix sans la rejeter parce que c’était précisément ce qu’un Jennings aurait fait. Ca ne devait pas être un obstacle, tout au plus une information à prendre en compte. On parlait là de famille, celle du sang, qui avait existé bien avant que tout ceci n’existât – les mordus, les groupes, tout ça passait obligatoirement au second plan maintenant que la brune n’était plus l’orpheline présumée qu’elle supposait être devenue par la force des choses.

Elle secoua doucement la tête pour balayer ces contrariétés qui n’en étaient pas. Tant que personne ne se décidait à les suivre et à s’imaginer le pire, elles ne courraient pas de vrai risque. Ainsi avait-elle choisi de voir les choses, de ne pas s’inquiéter plus que de raison et de tout faire pour ne pas détruire dans l’œuf le lien ténu entre Lucy et elle. « C’est pas important. Il faudra qu’on fasse attention mais … on trouvera une solution pour se voir, oui. » approuva t-elle, lentement d’abord puis finalement avec une vigueur nouvelle. Cavalière ou pas, si sa sœur parvenait à l’envisager, alors elle aussi y arriverait.

Lucy proposa une option certes séduisante mais qui allait leur demander un peu de temps, d’organisation et de réflexion. Rien d’insurmontable, donc, et déjà l’esprit de la plus jeune se remettait à bouillir de réflexions. « Peut-être un endroit plus près de nous, à mi-chemin ? » Sorte de refuge improvisé à l’écart des autres, des conflits, des dangers et surtout des oreilles indiscrètes. « On a tellement de choses à attraper. Avoir un endroit à nous, ce serait l’idéal … » Mais c’était un doux rêve que formulait à voix haute et nostalgique la petite soigneuse : elle n’ignorait pas qu’il était compliqué de dénicher une bâtisse exploitable sans courir le danger de tomber sur des bancs de rôdeurs. Quant à occuper une zone plus neutre et calme, il y avait l’embarras du choix : les routes qui liaient la Carrière au Ranch étaient nombreuses, baignées d’hectares de forêts calcinées qui se ressemblaient tous les uns aux autres.

Ces retrouvailles tenaient du miracle, de ceux trop fragiles pour être vrais. Ceux où la part d'ombre attendait sagement, avant de briller. La noirceur qui venait obstruer leur bonheur, c'était cette histoire de camps. Là où Lucy s'était échouée, il y a quelques semaines de cela, après des mois de solitude, des années à vagabonder. Là où sa sœur se retrouvait, sans qu'elle ne sache si elle ait jamais été plus loin que le Texas. Lucy ne savait pas. Cela aurait été tellement plus simple. D'avoir un GPS indiquant la localisation de tous ceux qu'elle avait jamais connu, apprécié. Un fil qui la mènerait jusqu'au reste de sa fratrie. Son instinct. Quelque part, sans doute ce qui l'avait amené jusqu'à elle.
Pour que leur rencontre inopportune puisse se renouveler, il leur fallait un plan. Lucy ne se voyait pas frapper à toutes les portes pour retrouver le camp de Whil, tout comme celle-ci ne préférerait sans doute pas venir jusqu'au Ranch. Or, elles n'allaient pas attendre un prochain coup du sort pour se revoir. Il en était hors de question. De plus, sa sœur sembla valider son idée, celle de se promettre de se revoir. Alors, Lucy se fia à la benjamine, puisqu'elle devait sans doute connaître la zone mieux qu'elle. Ici, c'était à la fois trop découvert, et trop fréquenté. Si personne ne se trouvait aux alentours, cela n'était sans doute qu'une question de temps.

La blonde acquiesce face à ses idées, peut-être un poil idéalistes, mais de celles qui donnaient du baume au coeur. Un refuge Jennings. Comme leur chambres d'autrefois, un lieu sûr, où rien ne pourrait jamais les déranger. Est-ce que tu aurais une carte ? Je ne saurais pas situer la Carrière par rapport au Ranch. Encore peu habituée à fréquenter la région, les rares escapades de Lucy sur ce territoire se comptaient encore sur les doigts d'une seule main. Quant à sa carte, elle était inintelligible – il lui en fallait vraiment une autre. En revanche, elle s'y connaissait pour déloger les zombies des maisons et faire de ces endroits … des lieux, si ce n'est habitables, au moins fréquentables.
Il suffit de trouver un lieu. Avec un toit ! Une maison abandonnée, ou mieux, traversée par cinquante raids, comme ça plus personne ne pensera à aller chercher là. Pas un lieu comme elles avaient connu pendant trois ans – mais les murs évitaient des oreilles bien indiscrètes. Et avec l'hiver qui arrivait, même au Texas, cela leur éviterait bien des déconvenues.
Peut-être qu'on devrait aussi bouger. Avant qu'on ne soit surprises … D'ailleurs, comment m'as-tu reconnue ? L'apocalypse les avait bien changé, toutes les deux, et Lucy était certaine qu'elle n'arborait pas le même look qu'à l'époque où elle se trouvait avec le reste de sa famille. Adieu les jupes plissées classiques et bonjour aux tenues de cheerleader … entre autre. Sa garde-robe n'avait plus grand-chose à voir avec l'ancienne, disons un peu plus adaptée à l'ambiance morbide. Même ses chaussures – sujet de discussion intarissable – avaient dû s'adapter.

Cette zone de non-droit qu’elles s’inventeraient, c’était sinon une bonne idée, le meilleur plan qu’elles pouvaient avoir. Dangereux, certes, mais mieux que rien. Certains de ses amis auraient objecté qu’elle ne devait pas favoriser de tels déplacements – seule, sur des distances pas forcément couvertes ou bien connues, avec le risque de faire de mauvaises rencontres. Mais l’avis des siens n’importait pas vraiment tant qu’il s’agissait de pouvoir voir Lucy, qui comptait plus que n’importe qui maintenant qu’elle la savait en vie.

La plus âgée réfléchissait à haute voix, tandis que la benjamine l’écoutait attentivement. « Attends. » D’un mouvement leste, la petite brune se défit du sac qu’elle portait pour le poser à terre et l’ouvrir. Fébrilement, elle fouilla, extirpant divers objets avant d’enfin dénicher ce qu’elle cherchait, la fameuse carte brouillonne qu’elle s’était reconstituée et qu’elle avait complété au fur et à mesure. Autant dire qu’il restait une grande partie du territoire inexplorée, mais que cela permettrait au moins de les situer grossièrement et de localiser un potentiel prochain point de rencontre.

Du doigt, elle pointa un point sur le papier. « On est à peu près là. Toi ici, moi plutôt de ce côté. » Sa main alla d’un opposé à l’autre, histoire d’appuyer sur le fait qu’il était en effet bien plus judicieux de chercher un juste milieu. De préférence, un abri déjà existant et abandonné, qui leur offrirait au moins un semblant de protection et de discrétion. « Bonne idée. Peut-être qu’on devrait chercher un truc dans cette partie alors ? » Il leur fallait localiser et inspecter ensemble les environs à mi-chemin entre leurs campements. C’était la seule façon pour elles de pouvoir trouver leur « eden ».

Quelque chose cependant pressait Lucy dans ses paroles et à sa manière de jeter de furtifs et répétés coups d’œil en direction du vieux centre commercial délabré, la soigneuse pressentit son malaise face à l’insécurité de leur position. « Ca va, c’est une zone de libre-échange, on ne craint pas grand-chose tant qu’on ne s’éloigne pas de trop. » tempéra t-elle, apparemment plus convaincue que sa sœur que le Mall n’était pas à craindre. Oh, évidemment, quand elle le voyait, elle ne pouvait pas empêcher son cerveau de se rappeler ce qui s’était passé entre ces murs – ce qu’elle avait vu, ce qu’elle y avait fait. Ce qu’elle n’avait pas interdit de se produire, parfois même ce qu’elle avait encouragé de son propre fait. Mais au-delà de son passif lourd et sanglant, le lieu se prêtait davantage aux commerces qu’aux agressions. En tout cas, c’était ce qu’elle espérait.

L’interrogation la prit de court, ses yeux papillonnant dans le vide. « Je… C’est une bonne question. » Elle hésita, ses doigts roulant le papier froissé de la carte pour la ranger. « Certains traits de ton visage n’ont pas changé, tu sais. Même avec trois tonnes de crasse, tu ressembles toujours un peu à maman. » La cadette esquissa un sourire, celui qui aurait voulu réchauffer le cœur de Lucy par sa seule présence. « J’imagine que je n’ai pas tant changé que ça non plus. » Si elle avait pu identifier sa fraternelle aussi vivement, la chose devait être similaire du point de vue de cette dernière.

C'est irréel. Plus les minutes passent, plus Lucy y croit, pourtant, à ce doux rêve dans lequel elle retrouve sa sœur. Elle est là, palpable, sous ses yeux. Pourtant, l'urgence se répand dans ses veines, et Lucy se hâte, hâte sa sœur avec elle. Elles n'avaient pas longtemps. Une fois que la nuit les recouvrerait, elles ne pourraient plus vraiment parcourir de longues distances, et elle ne savait pas vraiment jusqu'où elle pouvait lui faire confiance. Fut un temps, elle aurait répondu jusqu'au bout du monde. Mais maintenant ? Après tout, elle les avait quitté. Sans un mot, sans un bruit. Néanmoins, elle cherchait à se racheter, à trouver un lieu d'entente.

Sa sœur est mieux équipée qu'elle, et extirpe de son sac une carte qui ne pouvait pas être plus complexe que celle qu'elle possédait. Elle se penche au-dessus, suivant le doigt de Whil sur le papier froissé. En effet, leurs deux campements n'étaient pas vraiment les plus proches, mais cela leur laissait une zone d'entre-deux dans laquelle elles pouvaient espérer tomber sur un refuge. Elle acquiesça à la proposition de la benjamine. Oui. La zone me paraît bien.
La blonde ne souhaitait pas s'attarder dans la zone actuelle. Trop de personnes, à proximité. Trop de dangers. Trop de choses pouvaient mal tourner, à n'importe quel moment. Lucy n'était pas foncièrement pessimiste, mais anticiper le pire l'aidait à rester en vie. Elle esquissa un sourire en direction de Whil, qui s'efforçait de la convaincre que la zone était sûre. Une zone de libre-échange, si peu contrôlée, pour Lucy, c'était synonyme de problèmes. Il fallait dire qu'elle n'avait aucune idée de comment cette zone fonctionnait et pourquoi personne ne l'avait mis sous son contrôle, mais c'était sans doute pour le mieux. Cela ne voulait pas dire qu'elle avait aimé son court passage dans le bâtiment.

Lucy évoque son désir de bouger de l'endroit, quand lui vient une question bête. La genèse de leurs retrouvailles. Un coup du sort, un coup de chance – à quelques minutes près, elles se seraient sans doute loupées. Visiblement, la question surprend sa sœur, qui ne sait plus quoi répondre. Elle évoque leur mère, et la nostalgie l'envahit un instant. Même après des années sans la voir, Lucy retrouvait des mimiques en Whil. Alors, peut-être qu'elle y voyait un bout de leur génitrice sur le visage de Lucy. Un peu, sourit-elle, avant de nuancer ses propos. Toi aussi, tu ressembles à maman. Disons que tu m'as l'air … plus forte qu'avant. Dans le bon sens du terme ! Sur le plan émotionnel, quelque chose dans son attitude. Forcément, avec les années en plus, elle se doutait que celle-ci avait mûri également. Comme elle, qui n'avait plus grand-chose à voir avec la Lucy d'il y a cinq ans.

Puisqu'elles n'avaient rien ici pour les retenir, alors Lucy reprit sa marche, en direction de la zone qu'elles comptaient rejoindre. Pour espérer y trouver un endroit à elles. A eux peut-être, si d'autres Jennings marchaient encore sur cette Terre. Faut pas qu'on tarde, si on veut trouver quelque chose avant la nuit. Au pire, elles aviseraient.
Marcher toutes les deux, en pleine zone sauvage, c'était clairement une nouveauté, pour les Jennings. Toutes les deux contre le reste du monde, toutes les deux sans leurs parents à leurs côtés, ni leurs frères pour les protéger ou attaquer les rôdeurs à leur place. Une sensation grisante, une occasion pour Lucy de découvrir jusqu'où sa sœur avait changé. Si elle se mettrait encore entre Lucy et ses cauchemars. Si elle avait véritablement pardonné son départ.
Rapidement, la zone de libre-échange disparait de leur champ de vision, et bientôt, toutes traces de civilisation alors qu'elles s'engagent dans une zone boisée.

La comparer à Jo aussi directement lui allait droit au cœur. Déjà de son plus jeune âge Whilelmina avait été cette petite fille passionnée et admirative de leur mère. Cette volonté de devenir comme elle et d’épouser ce rôle-modèle n’avait pas tari en grandissant et il y avait une grande responsabilité maternelle dans le poste de soigneuse qu’elle occupait à la Carrière. Pour elle, l’accomplissement représentait plus qu’une simple aide de camp. C’était entretenir les reliques de ce que leur génitrice leur avait légué à tous. Prendre soin des autres, faire de son mieux, ne jamais baisser les bras et tout tenter pour sauver les personnes qui en avaient le besoin. « C’est gentil. » Et, elle l’espérait, aussi honnête que possible. « Je parie qu’elle serait fière de nous si elle nous voyait. » Vraiment, Whil ? Il était peut-être bien présomptueux de sa part d’assumer une telle chose, mais les absents n’étaient pas là pour la contredire. Et c’était tant mieux.

Trêve de nostalgie, leur temps était compté avant que la nuit ne les rattrape : il leur fallait bien vite partir à l’assaut de leur futur quartier général improvisé. « Tu as raison. Allons-y. » Sans perdre une minute de plus, la jeune fille roula la carte sous ses doigts pour la garder dans la poche de sa veste. Avec un peu d’efficacité et de bonne fortune, elles pourraient trouver de quoi se mettre à l’abri sans trop de difficultés. Elles laissèrent donc la silhouette du Mall derrière elles, Whil y jetant un bref coup d’œil avant d’entamer le premier pas d’une longue série au beau milieu des fourrés qui s’épaissirent progressivement pour les engloutir dans la forêt.

Tandis qu’elle marchait, elle ne put se retenir de jeter quelques regards  furtifs à ses côtés, souffrant du besoin étrangement logique de s’assurer qu’elle n’avait pas juste imaginé ces dernières minutes. Que ce geste aussi naturel qu’anodin d’être auprès de sa sœur n’était pas une vaste plaisanterie de son esprit. Elle avait oublié ce que la présence toute bête de son sang à ses côtés pouvait procurer. Ce sentiment de soulagement infime, de certitude, de sécurité inexplicable quand pourtant mille dangers auraient pu les guetter. Ses yeux rencontrèrent ceux sûrement interrogateurs de Lucy et la benjamine, un peu nerveuse d’être surprise au vol, bredouilla. « Désolée. Ca me fait tellement bizarre … J’ai plus l’habitude. » Elle ne voulait pas avoir l’air bizarre ou inutilement étouffante à l’observer sans cesse du coin de l’œil. Il lui fallait seulement le temps de se réadapter à revoir et réentendre Lucy Jennings.

De sa main libre la jeune soigneuse repoussa quelques branchages morts pour pouvoir leur frayer un chemin plus facile. Au milieu des troncs noueux, des mousses humides et de la végétation dense, les sentiers pouvaient vite se transformer en dangereux labyrinthes. « Ca se passe bien au Ranch pour toi alors ? » Sa sœur était bien plus douée qu’elle pour s’intégrer aux autres. Dans ses souvenirs, elle était celle qui parvenait à amadouer les plus rétifs sans les forcer. Avoir grandi en étant celle qui s’occupait obligatoirement des quatre plus jeunes éléments de sa fratrie lui avait conféré cet instinct de cerner les autres et leur fonctionnement. Assurément, Whil n’avait pas besoin de se faire du mouron ; Lucy devait avoir été aisément acceptée chez les Rhodes – clan qui pourtant n’était pas réputé pour sa tolérance ou son pacifisme. Ce choix laissait d’ailleurs perplexe la benjamine.

Entre les mots et les actions, les intentions divergeaient parfois. Ce qui semblait simple pouvait se révéler compliqué, et les esprits enhardis pouvaient se dégonfler face au premier problème. Celui qu'affrontaient les Jennings était cet heureux hasard qui les avait fait se réunir pour, quasiment aussitôt, imposer la réalité. Leurs modes de vie actuels n'offraient que des options limitées pour les sœurs.
A couper la poire en deux, la solution qui restait se trouvait, au final, hors des sentiers battus. Littéralement, alors qu'elles commençaient à s'enfoncer dans des bois. Hors des sentiers battus. Ce n'était pas vraiment le terrain de prédilection de Lucy, qui préférait largement les routes goudronnées, malgré les dangers de celles-ci. Les arbres avaient tendance à tous se ressembler, et à la perdre, même si son sens de l'orientation était plutôt bon, d'ordinaire.
Aujourd'hui, peu importait où elle était. Elle n'était pas perdue. Elle avait Whil, à ses côtés. Et tant que cela serait vrai, alors elle serait au bon endroit, là où il le fallait, là où c'était juste. Quand elle posa les yeux sur la chose la plus précieuse qu'elle venait de retrouver, elle eut la surprise de croiser son regard. Une indiscrétion partagée. Des aveux semblables. Lucy s'exprime en sourire, reflétant les mêmes pensées que la benjamine. Pareil. Mais … bientôt. Bientôt, ça sera normal. Elle tend une main à sa sœur. Parce qu'elle le veut vraiment, rattraper le temps perdu, sentir la présence de Whil à ses côtés, de nouveau familière.

Le chemin qu'elles empruntent n'est pas évident, d'autant plus que ce n'est pas un chemin à proprement parler. Leur direction comme point de repère, l'espoir comme boussole. Et si leur progression est forcément silencieuse pour éviter d'attirer l'attention des nuisibles sur elles, Lucy ne peut se taire après les questions de sa sœur. Après tout, Lucy aussi voulait savoir comment elle se débrouillait dans son camp, comment était celui-ci, comment elle se débrouillait pour survivre. Des questions qui lui venaient au fur et à mesure, des questions qu'elles auraient le temps de se poser, maintenant qu'elles s'étaient retrouvées.
Oui, je pense qu'on peut dire ça. Ils sont un peu frileux avec les nouveaux, par contre. Lucy haussa les épaules, prétendant ne pas vraiment s'en soucier. Mais elle avait peur que cette situation s'éternise, qu'on la prenne à jamais pour la blonde qui venait d'arriver, qui ne faisait rien de plus excitant de ses journées que de ramasser le crottin des chevaux. Celle à qui on ne demanderait jamais son avis.
Comme je suis encore nouvelle, j'ai le droit aux corvées ! Ce n'était qu'une phase à passer, qu'elle se répétait. Un credo auquel elle croyait. et toi ? Tu fais quoi exactement, dans ton camp ? A part ravir les autres de sa présence solaire ? Elle ne savait pas si Whil avait exploré le monde, comme elle, ou si elle était restée au Texas pendant toutes ces années. Est-ce qu'elle avait habité au Ranch, pendant un temps ? Ou qu'elle y connaissait d'autres personnes ?

« Les corvées ? Tu dois adorer. » rit-elle avec un petit air malicieux. Elle se rappelait de son enfance à aider les parents – personne n’aimait jamais donner la main à la patte, mais elles avaient toutes deux connu les sanctions d’Eddie sur les fameuses tâches ménagères obligatoires en cas de désobéissance. « C’est sûrement leur façon à eux de tester ta résistance … En te faisant éplucher des pommes de terre et balayer le sol ? » Tous autant qu’ils étaient ils avaient eu à prouver leur loyauté et leur allégeance. Ici, en passant par du labeur ingrat mais basique. Les méthodes différaient mais elles revenaient au même résultat : convaincre les autres qu’ils étaient prêts à vivre en communauté et pour celle-ci.

Peut-être était-il plus difficile et plus dur de pouvoir s’intégrer dans un univers apparemment fermé et intransigeant comme celui de la famille Rhodes. Après tout, il s’agissait au départ d’un noyau dur familial. De ce qu’elle avait appris à leur sujet par les bavardages d’autres habitants de la Carrière, les bruits qui courraient confirmaient qu’il fallait être doué d’une certaine dose de persévérance pour faire partie des cavaliers. « A vrai dire je ne connais pas du tout le Ranch. J’ai juste entendu des rumeurs, des on-dit. Rien de très concret. Mais nos camps – » Elle se rattrapa de justesse, reprenant son lapsus pour en effacer la teneur négative. « enfin, le Ranch et la Carrière ne sont pas forcément très amis de ce que j’ai compris. » Amis était de loin l’un des termes les moins adéquats pour définir l’entente inexistante entre les deux groupes. Pourtant Whil passait un peu trop souvent au-delà de ces querelles parfois vieilles de plusieurs années et dont elle ne connaissait pas toujours tous les tenants et aboutissants. Aussi naïf et idiot que cela fut, il y avait de bonnes personnes partout, et ce n’était pas l’appartenance à un clan qui définissait leur bonté d’âme. La preuve. « C’est pas grave. Je veux dire, ça m’importe peu que tu sois là-bas ou ailleurs. Tant que ça se passe bien pour toi. » Au final, à partir de l’instant où sa sœur avait fait son choix par acquis de conscience et qu’elle ne le regrettait pas, Whilelmina le respectait et n’irait pas à son encontre. Elle ne le pouvait plus, comme si trop d’années étaient passées pour lui redonner ce droit de regard.

Toujours aux aguets, le Winchester dans son dos et sa sacoche en bandoulière, la benjamine répondit sans trop réfléchir, ravie de pouvoir échanger avec Lucy et pour une petite partie d'elle, lui prouver le chemin parcouru. « Eh bien je suis soigneuse. Enfin on est plusieurs, bien sûr, sinon on ne s’en sortirait pas. » La Carrière avait connu quelques pics de population et sans l’aide d’autres camarades plus ou moins talentueux en médecines en tout genre, ils pouvaient assurer les premiers gestes de secours, de survie et de guérison à la majeure partie du camp. Cependant, la technologie qui leur faisait défaut les rattrapait parfois contrairement à d’autres. « Mais on n’a vraiment pas énormément de moyens techniques. C’est pour ça que je viens au Mall de temps en temps. Des fois on peut trouver des choses utiles. » De vieilles machines pouvant être réparées si par exemple Zelda réussissait à ne pas les faire exploser, du matériel en état de marche, des médicaments valables. Tout était bon à prendre.

Elles marchaient toujours dans la densité forestière et pas l’ombre d’une contrariété à l’horizon. Tant mieux, et en même temps bizarre, tiqua son esprit comme souvent un peu trop paranoïaque. « C’est drôlement silencieux. » fit remarquer la brune avant de constater que le calme était tel qu’elle s’était obligée à chuchoter cette remarque. Entre les lignes, l’avertissement semblait clair et légitime ; méfiance.

Cela semblait si simple. Si facile. Si terriblement facile. Pourtant, il fallait savoir lire entre les lignes, manipuler les non-dits, les mensonges par omission. Puisque Whil jouait finalement au même jeu que Lucy. Chacune de son côté du damier, à protéger leur roi. Chacune face à face dans ce qui semblait pourtant être le même côté. L'issue était simple : survivre. Se protéger. En cela, elles se ressemblaient encore énormément. Pourtant, l'idée de construire ensemble un terrain d'entente, une zone neutre où elles pourraient potentiellement mettre leurs différents dans l'oubli promettait un grand pas vers un futur à deux.
Les sœurs naviguaient en eaux troubles, surfant sur le danger entre leurs alliances respectives. Au fond, il n'y en avait qu'une seule qui importait : le clan Jennings. Leur sang passerait avant de futiles alliances. Seulement, Lucy la première, elle n'avait pas hésité autrefois à tout effacer du jour au lendemain. Il leur faudrait du temps, pour se pardonner. Pour se pardonner vraiment. Pour le moment, elles s'accommodaient de leur demi-discussion, même si Lucy fut tentée de la relever. Oui. Mais le sol des écuries, avec le crottin et tout le reste. Ce qui, comme le sous-entendait le ton employé, la ravissait au plus haut point.

Leurs pas s'enfonçaient à chaque fois un peu plus loin de la civilisation qu'elles venaient de quitter. Ce qu'il en restait, plutôt – avant qu'un jour, le carnage n'emporte le reste. Comme d'habitude. L'aînée écoutait la benjamine, presque religieusement. Captive du moindre détail sur la situation autour de l'animosité entre la Carrière et le Ranch – des détails qu'on ne lui a pas vraiment contés. Elle adresse un sourire à Whil. Pareil. Je veux dire, j'y connais rien, de ce qu'il se passe entre les deux. Mais maintenant que je sais que tu es en vie, tant que tu vas bien, c'est tout ce qui importe. Pas des querelles dont ni l'une ni l'autre y connaissaient les tenants et les aboutissants. Pas d'une guerre qui n'était pas la leur. Elles avaient déjà tant à faire avec les leurs.
Cela n'empêche pas Lucy de vouloir savoir ce qu'elle y fait, justement, à la Carrière. Si celle-ci a le droit à des trucs plus ou moins ingrats que son propre sort. Alors, quand sa réponse vient, elle ne peut pas s'empêcher d'être un peu étonnée, mais surtout fière de celle-ci. Elle savait ô combien les docteurs en tous genres étaient précieux - surtout ces dernières années. Ce n'était pas évident, entre les morsures et les blessures en tous genres, mais certainement valorisant. Wow. J'en reviens pas. Mais je suppose que c'est logique. Elle suivait les pas de leur mère comme Lucy avait, de manière surprenante si on prenait en considération ses débuts de survivante apocalyptique, suivi les pas de leur père.
Effectivement, ses responsabilités la menaient ici. Au marché des vautours. Des morceaux du passé qui s'arrachaient à prix d'or, des reliques brisées qui ne valaient rien en état. Et de breloques en pièces manquantes, certains petits génies faisaient revivre les souvenirs. Lucy avait côtoyé des gens comme ça, et savoir que Whil faisait le même genre de chose … elle ne savait pas trop quoi y penser. Fais gaffe à toi, quand même. Au final, les vautours n'étaient pas réputés pour leur sens du partage.

Ce faisant, Lucy, qui décidément, n'avait toujours pas le sens de l'orientation dans l'état où elle était née, avait grandi et vécu pendant plus de vingt ans, estimait pourtant qu'elles avaient bien avancé. Pas suffisamment pour commencer à tenter de trouver des habitations, mais elles avaient déjà parcouru du chemin. Jusqu'à l'avertissement de la soigneuse. Lucy balaya les alentours du regard. Y'a rien. Personne. On parle trop ; si un rôdeur était là, il nous aurait suivi. Si un humain serait là, il nous aurait tiré dessus depuis longtemps. Mais avec tous les gens qui vont au marché ... faut croire qu'ils ont fait le ménage sur le chemin. Lucy se voulait aussi convaincante que possible, puisqu'elle cherchait essentiellement à se calmer elle-même. Après tout, elle-même avait fait le ménage sur sa route avant d'atterrir au marché. Ni l'une ni l'autre n'était stupide, mais sa remarque faisait sens. Une embuscade pour récupérer les affaires marchandées par Whil semblait tout aussi possible. Lucy avait cependant appris à se fier à ses instincts, et à part celui d'être perdu, elle ne se sentait pas plus en danger que cela. Son poing se crispa cependant sur sa dague.
Elle avait survécu à bien pire. Et si elle n'était pas pressée de montrer ce visage-là à sa sœur, elle la protégerait, quoi qu'il advienne. En attendant, elle pressa encore le pas.

L’aînée sembla tempérer la méfiance de la cadette avec des arguments pour le moins convaincants qui finirent par avoir l’effet escompté sur Whil. « Tu as sûrement raison. » Néanmoins, le Winchester resta calé dans sa main, prolongement de son bras qui n’était pas parfaitement visible à sa sœur – comme si, d’une certaine manière, elle ne voulait pas que Lucy voit à quel point ces années les avaient changé.


La nuit avait commencé à tomber et elles avaient fait halte dans l’endroit qui leur paraissait le plus adéquat avant de ne plus voir à trois mètres devant elles. Le feu qu’elles avaient démarré crépitait doucement, les premières vraies flammes léchant le bois mort et les branches ramassées ça et là aux alentours. Une fois leurs sacs et leurs maigres provisions entreposées à l’abri non loin d’elles aux abords de cette petite clairière, les deux jeunes filles avaient organisé de manière éphémère leur campement. Une partie du terrain niché sous la voûte d’une grotte leur offrait une protection contre la pluie et une certaine invisibilité, en plus de pouvoir leur fournir une sorte de toit naturel au-dessus de leurs têtes bouclées. Ce n’était pas le grand luxe mais pour une nuit et à deux, c’était ce qui s’approchait le plus du confort et de la sécurité.

Whilelmina jeta un morceau de bois dans le foyer improvisé avant de s’y réchauffer les mains, la chaleur rougeoyant autour et l’éclaboussant avec délice. « Ca fait du bien. » dut-elle avouer sans détour, bien heureuse d’avoir de quoi s’éclairer, se tenir au chaud et surtout de quoi pouvoir cuire la petite carcasse qui leur faisait office de butin. Sa sœur l’avait d’ailleurs agréablement surprise puisqu’elles avaient été chasser ensemble dans la tentative de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. C’était elle qui avait trouvé et tué le maigre lapereau qu’elles avaient réussi à faire sortir de son terrier et qui ferait office de repas – ça et les quelques baies comestibles reconnues par Whil. La soigneuse n’avait pas fait de commentaire sur l’habileté de sa sœur, qui de toute façon avait réussi à vivre jusqu’à présent et devait donc nécessairement avoir appris à se débrouiller pour se nourrir. C’était logique, mais elle découvrait par la même occasion une facette de Lucy qu’elle n’aurait jamais pu soupçonner il y a dix ans, quand celle-ci arborait fièrement ses tenues toujours impeccablement soignées.

Les réminiscences la rattrapaient forcément dans ce genre de contextes. A entendre le bruit du feu craquer, voir les sacs à dos entreposés et humer l’odeur de forêt, les méninges de la Carrière n’avaient pas eu beaucoup de chemin à faire pour se rappeler, poussées dans les méandres de son enfance. « Tu sais, ça me fait penser au camping qu’on faisait des fois avec papa. » Eddie. Elle avait essayé d’entretenir l’image du paternel qu’il avait été pour eux – solide et présent. Bienveillant, toujours prêt à leur apprendre des choses mais avant tout prêt à tout pour protéger la chair de sa chair. La malchance avait voulu que sa peur de perdre les siens se retourne contre lui et il en était devenu fou à lier. S’ils étaient restés, peut-être qu’ils auraient pu le sauver. Mais s’ils étaient restés, peut-être que Jo serait morte le soir-même. Alors qu’au moins, à l’heure actuelle, il y avait toujours une chance. Il y avait toujours une lueur d’espoir que quelque part, elle soit encore en vie, elle et Miles, Ruben et Clifford. « J’aimerais tellement que les autres soient là. » Son soupir avait crevé le cœur et le plafond de sa retenue. Elle n’avait pu le contenir mais en présence de Lucy, elle se sentait moins coupable de pouvoir avouer ses espérances sans peur d’être jugée ou moquée. « J’avais baissé les bras depuis un moment mais là … Je me dis que c’est presque possible qu’ils soient encore envie eux aussi, tu vois ? » Ca aussi, elle pouvait se permettre de le confesser. Parce que c’était naturel et logique qu’au fil des mois et des échecs, la plus jeune de la fratrie avait fini par égarer l’étincelle. Qu’elle avait peu à peu du se résoudre à considérer toute sa famille comme disparue et que rien ne les ramènerait sauf le hasard ou un geste quasi-divin. A présent, il était également compliqué de ne pas reprendre foi en cette pensée : leurs autres frères et leur mère les attendait.

Soufflant l'espoir dans les bronches de Whilelmina, Lucy essayait, par la même occasion, de se rassurer elle-même. Elle ne voulait pas voir le mal partout, elle ne voulait pas céder à la panique. Pas ici, pas maintenant. Pas en sa compagnie. Alors même si ses inquiétudes faisaient sens, l'aînée tentait de raisonner calmement. Même si le risque zéro n'existait pas, et qu'elles ne pourraient s'empêcher de regarder par-dessus leurs épaules.

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Le reste de la journée était passé entre la marche, la chasse et la recherche d'un abri. Cela ne s'était pas aussi mal passé que prévu, en y repensant. Certes, leur refuge était bien misérable, et leur butin tout aussi faible, mais elles pouvaient quand même rayer les deux de leur liste. Demain, elles reprendraient leurs recherches, en quête de la poule aux œufs d'or peut-être, de l'impossible. Mais impossible n'était pas Jennings. Après tout, les deux sœurs étaient encore en vie. Les deux les moins aptes à survivre dans la nature avaient réussi à tuer un lapin, à faire du feu, et se préparaient à une nuit à la belle étoile – sans doute courte pour Lucy. Elle ne fermerait pas un œil tant que sa sœur dormirait. Leurs vies en dépendaient.
Sous leur semblant de grotte, protégées par le feu, elles n'avaient plus qu'à espérer que la lune leur serait favorable. Ce n'était pas la première nuit en pleine nature, ni pour l'une, ni pour l'autre, mais il était toujours plus sécurisant d'avoir des murs autour de soi, un toit, des barrières. Au moins, elle n'avait pas à s'inquiéter de recevoir un coup dans le dos cette nuit.
Le lapin rôtissait lentement devant ses yeux hypnotisés. Elle détestait ça, pourtant. Chasser et perdre ses dagues – elle n'avait pas beaucoup d'options pour la chasse, et avec le temps, elle était devenue douée avec les lancers de couteau. Et ensuite, pire que tout, il avait fallut enlever les viscères et la peau. Beurk, beurk, triple beurk. Lucy n'aimait pas les animaux, vivants, elle n'aimait pas les tuer, et elle n'aimait pas les toucher non plus. A part les manger, et éventuellement, porter du cuir, sa relation avec les bêtes était plus que limitée – et en général, ça lui allait très bien.
Sauf quand il fallait se salir les mains et chasser le dîner.

De plus, elle n'aimait pas forcément montrer ce côté-là d'elle, spécialement à sa petite sœur. La survivante qu'elle était devenue. Celle en laquelle elle s'était transformée pour pouvoir la revoir, aujourd'hui. Celle qui maniait les dagues comme auparavant elle maniait les vernis à ongles.
Whil, à ses côtés, prend le chemin du souvenir, entraînant Lucy avec elle. Ouais … sauf qu'on a pas de marshmallows. Sans eux, les feux de bois n'avaient plus vraiment la même saveur. Et que papa, pour ce qu'elle en savait, n'était plus là de toute façon. Il y avait assez de fous dans ce monde sans lui. Lucy n'avait pas vraiment été surprise de voir son père prendre la route de la folie, quand Lucy s'y promenait depuis le début de l'apocalypse. En échangeant leurs places, il s'était perdu. A tout jamais. Lucy elle, s'était libérée.
Ils me manquent, à moi aussi. Lucy lit entre les lignes et ne peut s'empêcher de rassurer la benjamine. Pourtant, ce n'était pas vraiment ça, qu'elle aurait voulu lui dire. Trop tard. Ils se seraient mis à chanter … ou plus probablement, à vouloir marcher sur les braises. Cela n'atténuerait pas la boulette qu'elle venait de lancer, mais au moins la blonde s'était-elle rattrapée. Retrouver leurs frères … cela semblait un bien joli rêve. Mais après tout, seul l'avenir le leur dira. Peut-être qu'elle n'en retrouveraient qu'un. Peut-être plus.
Oui. Le coeur brisé et les états d'âmes en perdition, une place pour l'espoir s'était frayée au plus profond de son être. Un espoir bien dangereux, et la redescente pouvait être violente. Après tout, si toi et moi, on a réussit, alors eux … ils doivent être en train de régner sur un royaume très lointain. Sur Narnia, peut-être. Derniers lambeaux d'une culture révolue, disparue. Enfouie sous les décombres et les rôdeurs.

Une fois leur dîner prêt, Lucy déchira le gibier comme elle le put, pour en faire des morceaux plus ou moins gros. Avec les baies récoltées par sa sœur, cela leur ferait presque un repas équilibré. Lucy planta ses dents dans un morceau sans grande conviction, plus parce qu'il fallait reprendre de l'énergie qu'autre chose. Je prend le premier quart, au fait. Si sa sœur pouvait dormir ce soir, alors cela lui allait. Elle dormirait mieux la nuit suivante.

L’image de toute sa famille autour du feu de camp se superposa aux dires de Lucy. Oui, elle visait juste : Ruben aurait sûrement d’ores et déjà provoqué Miles en défi et Clifford se serait mis à pousser la chansonnette par-dessus. Elle savait qu’à raviver ce souvenir, Whil se faisait plus de mal que de bien. Mais elle en avait besoin, parce que cela faisait si longtemps qu’elle avait cessé de penser aux siens et à sa propre famille qu’elle se sentait respirer dans cette bulle qui n’appartenait plus qu’à elles deux.

La référence cinématographique lui arracha un sourire prononcé. Sa sœur avait le chic pour la sortir de la nostalgie léthargique dans laquelle elles pouvaient verser à chaque instant. « S’ils ont trouvé l’armoire magique sans me le dire, je serais vexée. » Whilelmina avait toujours été persuadée que ce mobilier existait réellement et aucun de ses frères et sœur ne s’était privé d’entretenir le mythe. Il était hilarant d’observer discrètement la fillette tenter d’ouvrir chaque penderie de la maison avec un mélange d’excitation et d’appréhension pour finalement faire chou blanc. La benjamine avait fini par jeter l’éponge de cette quête d’un autre monde, et avait surtout grandi et compris la supercherie. « Mais ça ou un autre royaume, c’est sûr. Si ça se trouve ils ont chacun leur petit clan. » Elle les imaginait bien en rois de la survie, mais n’espérait pour autant pas qu’ils se chamailleraient dans un cas de figure aussi improbable. L’union faisait la force, et s’ils étaient tous les trois aptes à de grandes choses, ils n’étaient pas faits pour s’affronter.

Autour du feu, l’atmosphère s’était réchauffée au même titre que l’ambiance et elles purent ainsi profiter de l’odeur de fumée qui venait embaumer. Bientôt, ce fut autour de la viande mise à cuire de chatouiller leurs narines et bien que le repas n’avait rien de gastronomique ni de très copieux, il enchantait d’ores et déjà les papilles de la plus jeune, moins sujette à faire de cas quant à l’idée de se nourrir d’animaux. Lucy s’affaira telle une véritable cuisinière – et un peu matrone sur les bords – à préparer leurs assiettées et ce détail fit brièvement sourire la petite brune, qui se sentait revenir véritablement en arrière, quand son aînée prenait le pas pour s’occuper d’elle. La sensation était étrange et pas déplaisante, surtout après tant d’années d’absence. « Bon appétit. » La jeune Carrière attaqua les mets sans plus tarder. Le lapin était bon, bien meilleur que les étranges substituts que certains Carrières essayaient de concocter. Il ne valait mieux pas songer à la mignonne petite boule de poils qu’elles avaient du sacrifier pour leurs estomacs, mais une fois cet aspect rebutant effacé de l’équation, seule la sensation réconfortante d’une faim rassasiée comptait.

Lorsqu’elles auraient fini de manger, il faudrait s’organiser pour la nuit. La plus âgée des deux Jennings semblait d’ores et déjà déterminée à faire la garde, ce qui était sinon courageux, on ne peut plus raccord avec sa nouvelle nature de survivante que Whil découvrait petit à petit. Tu es sûre ? s’apprêtait-elle à demander avant de se raviser. Sa sœur n’était pas une gourde et elle était forte. Plus forte qu’elle et que ce que son inconscient pensait. Les poupées fragiles qu’Eddie et Jo avaient élevées n’étaient plus, la porcelaine de leurs carrures endurcie comme de la pierre et leurs doux yeux bleus innocents remplis de nuages sombres. « Ca me va. Je ferai le relais. » Il n’était pas envisageable que la cavalière restât éveillée toute la nuit pour la protéger et elle ne négocierait pas là-dessus. « Demain, quand on y verra plus clair, on ne sera plus très loin. On trouvera mieux que ça. » Elle épousseta ses mains une fois la part du lapin englouti, fouillant dans sa poche de veste pour en ressortir sa carte bricolée. « On n’est plus très loin d’un ancien hameau, on pourra tenter d’aller voir de ce côté ? »

Raviver les braises du passé n'aidait pas à camoufler leur position aux oreilles d'éventuels rôdeurs, mais au moins, ça avait le mérite de réchauffer leurs coeurs aussi bien que le feu réchauffait leurs corps. Des temporalités qu'elles devaient encore mesurer, accorder. Leurs souvenirs d'Avant, avec Narnia, le camping, leurs frères, leurs parents. Leurs vies bien rangées et insouciantes, exactement comme elles devaient l'être.
Puis leur souvenirs du Début, de cette cavale familiale, du changement. De cette Lucy faible et terrifiée, qu'elle avait laissé dans la nuit, derrière elle. De cette jeune Whil, si petite et si vaillante, qui avait du courage pour deux. Ce n'était pas son rôle, mais elle le remplissait quand même.
Ensuite, l'Après. La folie du père, la fuite de la blonde. Un moment vague, houleux, qui avait emporté avec lui des frayeurs et des convictions, des illusions et tout retour à la normal possible. Un moment important, puisqu'il leur avait aussi beaucoup apporté. Pas la solidarité entre Jennings, ça non, mais une maturité soudaine. Une prise de conscience. Pour Lucy, ce n'était pas un très bon souvenir, mais un remplit de honte et de détresse. Sa grande évasion signait aussi son abandon le plus total, le pinacle de sa lâcheté sous-jacente.

Viennent ensuite des jours heureux, et d'autres un peu moins, pour arriver ici, aujourd'hui. Maintenant. La première fois depuis des années où Lucy passe du temps avec un membre de sa famille, un moment qui soit réel et non imaginé, rêvé. Toutefois, ce n'était pas vraiment comme elle avait pu se le figurer. Pas de violence, pas de cris, et sa tête encore sur ses épaules. Whil, semblait-il, ne lui en voulait pas. Et c'était déjà beaucoup.
L'aînée se forçait à manger, plus par conviction qu'elle en avait besoin, que par gourmandise. Les baies, au moins, étaient assez bonnes pour faire oublier le goût du gibier. Faible compensation pour leurs efforts. La nuit était déjà assez avancée, et elle offrit de prendre le premier tour de garde. Ou plutôt, elle ne laissa pas vraiment le choix à sa sœur. Elle préférait que celle-ci se repose, quitte à sacrifier une nuit de sommeil.
Se penchant sur la carte de la brune, elle suivit ses indications, le refuge probable qui se dessinerait à l'aurore. Oui. Je ne connais pas encore cet endroit, on pourra peut-être trouver quelque chose.
Sur ce, elle n'avait plus qu'à converser avec les étoiles. Elle se releva, prête à rajouter du bois dans leur feu. En attendant, tu peux dormir. Demain, elles auraient tout le temps de continuer. De trouver un moyen pour garder contact, malgré leurs différences de campements.