Aftermath | Ft.Uzo

La première fois qu’elle avait eu le bras dans le plâtre, c’était au college. Une chute du mur d’escalade, de pas très haut, mais juste ce qu’il fallait pour lui faire comprendre que monter sans l’assurage n’était quelque chose à refaire. Il avait rapidement été recouvert de dessins et signatures de ses camarades de classe comme le voulait la tradition. Celui-ci en revanche n’avait rien, sans doute parce que Nita n’acceptait pas qui que ce soit s’approche d’elle. Certains diront qu’elle était déjà plutôt paranoïaque avant cela, et ce qu’elle appelait cette tentative d’assassinat n’avait fait qu’aggraver les choses. Même si ses quartiers avaient été réhabilités, il lui était impossible de rejoindre son lit insupportablement confortable. Voilà des jours qu’elle dormait à même le sol quelque part dans un des dortoirs de la mine avec une lampe à huile, un pistolet et la cervelle en ébullition.

Le coup à la tête n’était finalement qu’anecdotique. Ce qui avait été gênant, c’était les quelques kilos de roches au-dessus d’elle qui l’empêchait de bouger : il lui était impossible de tourner la tête, le sang s’écoulait lentement jusque dans sa bouche, et passée la première demi-heure, elle avait arrêté de le recracher. Quant à son bras, elle ne savait au début qu’il s’agissait d’une fracture ouverte : partiellement écrasé par un caillou de fort bonne taille, elle n’était pas en mesure de voir plus loin que le haut de son épaule. Les blessures physiques n’avaient pas eu un gros impact sur Nita. Mais les blessures morales…

Elle s’entrainait depuis un moment maintenant à recharger son pistolet d’une seule main, car comme toujours, elle voulait rester indépendante. Pour ce qui était d’insérer le chargeur, c’était plutôt facile ; mais armer la culasse relevait de l’impossible. Elle faisait des mouvements extrêmement lents, exactement comme si elle était en train de s’occuper de dosages une mixture instable. Quelqu’un venait vers elle. Elle plaqua la poignée du pistolet contre son torse et approcha sa main tremblante de la culasse, mais tout s’écroula : le pistolet tomba a terre en faisant un bruit sec et l’élément instable de la mixture, Nita, explosa. « Qu’est-ce que tu veux ? » s’énerva Nita. Elle s’aperçut à ce moment-là qu’il s’agissait d’Uzo. Elle s’aida des parois pour le laisser glisser jusqu’au le sol et s’excusa d’un geste de la main. Entre les moments où Nita était inconsciente ou tout simplement endormie et les moments où Uzo devait être à mille endroits de la mine en même temps, elles ne s’étaient pas revues depuis… les événements. « Du neuf ? » demanda-t-elle. Pas de bonjour, pas de comment ça va… Ce n’était pas forcément un manque flagrant de politesse volontaire, mais Anita voulait régler cette histoire au plus vite : elle espérait qu’Uzo comprenne cela.

Les derniers jours étaient passés à une vitesse hallucinante tant il y avait eu de choses à faire, de problèmes à régler aux quatre coins de la Mine. Uzo ne parvenait à juger le temps qui passait qu’en fonction de la fatigue qu’elle sentait s’amasser toujours de plus en plus, de pire en pire. Elle faisait de son mieux, mais elle avait l’impression que ce n’était jamais assez. Et, parfois, à certains moments où elle était persuadée d’être seule, elle laissait ce sentiment de débordement l’envahir et s’abattre sur ses épaules comme une chape de plomb.
L’instant d’après elle remettait le masque, repartait gravir un nouveau pan de sa montagne personnelle. Régulièrement, elle prenait des nouvelles d’Anita quand elle avait un peu de temps libre, mais par l’intermédiaire d’autres personnes ; elle s’était résolue à la laisser tranquille. Au moins pour quelques jours, la leader avait besoin de temps pour elle, de repos, et plus globalement qu’on lui foute la paix, tout le monde sans exception. Avec un peu plus d’humour noir dans ses habitudes, Uzo aurait prétendu que la Mine ne s’effondrerait pas en son absence, mais les événements récents lui donnaient tout sauf l’envie d’en rire et l’état de sa chef lui causait malgré tout bien plus de soucis que ce qu’elle laissait paraître.

L’intruse ne sembla pas se formaliser de l’agressivité contenue dans la voix de la dirigeante d’Hamilton. Arrêtée un instant dans l’entrée des dortoirs, elle l’avait observée faire en silence avant de se rapprocher, avant qu’Anita ne prenne conscience de la présence d’une autre personne dans la pièce. S'en était suivi tout le reste. Elle accepta le geste d’excuse d’un air distrait, balayant celui-là comme s’il n’avait pas d’importance parce qu’elle se fichait bien, à vrai dire, de ce qui venait de se passer. Et Anita n’avait pas à s’excuser de ça, de son énervement, de sa question abrupte. C’est rien. Je te comprends. Les mots restèrent bloqués dans sa gorge parce que non, ça n’était pas rien, et que se retrouver un bras dans le plâtre, avoir conscience de ses capacités réduites à une époque où l’on avait désespérément besoin de tout… elle ne savait pas bien trop dans quel état mental se trouvait son amie en ce moment, n’osait pas s’imaginer à sa place et surtout, surtout, ne voulait pas lui étaler à la figure une compassion dont elle n’aurait que faire et qui n’aurait probablement pour seule conséquence que celle d’exacerber davantage encore son agacement.

« J’aimerais bien te dire que j’ai des bonnes nouvelles à t’annoncer mais ça serait faire preuve d’un optimisme que je suis bien en peine de dénicher en ce moment. » Uzo se baissa, ramassa le flingue et se laissa choir sur le sol à côté de son acolyte. Sans faire le moindre commentaire, elle lui rendit l’arme et attendit qu’Anita s’en saisisse pour se laisser aller contre le mur rocheux du dortoir. Son regard se coula vers l’entrée de la salle, parcourut rapidement l’endroit (désert hormis elles) puis retourna s’attacher à ses mains qui lissaient machinalement un pan de la vieille toile usée de son pantalon. « J’ai l’impression qu’on est deux gamines en train de fuir l’autorité. » Toutes seules, assises dans un recoin sombre d’un dortoir désert, à des miles de l’activité fourmillante d’Hamilton. A ceci près que l'autorité, c’était elles. « Tu crois qu’ils vont commencer à se poser des questions s’ils se rendent compte qu’on est introuvables, toutes les deux ? » Le ton se voulait léger, mais ne l’était pas vraiment. Pas trop le moment de plaisanter, pas vrai ? Y en aurait toujours pour être prompt à penser à une nouvelle attaque, plus furtive cette fois ; faire disparaître quelqu’un, au sein de la Mine, n’était pas spécialement difficile : il suffisait de s’aventurer dans les parties non utilisées et de se perdre dans le labyrinthe. Sans fil d’Ariane, pas besoin ici de Minotaure pour mourir avant de retrouver la bonne sortie vers les zones civilisées… Uzo glissa un regard en coin vers Anita puis, sur un ton redevenu tout à fait sérieux, reprit : « Y a des moments où je peux pas m’empêcher de me dire que si j’avais pas pris cette putain de décision de lockdown pendant que t'étais… pas là, on aurait bien des emmerdes en moins à gérer maintenant. » Et la culpabilité était un poison sacrément bien vicieux quand il commençait à s’infiltrer de la sorte dans ses pensées.

Certains appelaient Uzo le bras droit d’Anita, et maintenant qu’il ne lui restait plus que le gauche, jamais ce titre n’avait pris autant de sens. Elle ne risquait pas de le lui dire directement -autrement elle se ramollirait et se reposerait sur ses lauriers-, mais elle trouvait qu’Uzo avait fait du très bon travail. Ce n’est pas que ça avait été surprenant, c’est que ça avait été rassurant : jamais le leader ne s’était inquiété de l’état de la mine tandis qu’Uzo donnait les ordres. Cependant, Nita sentait bien qu’elle s’était assez reposée comme cela et qu’il était temps de reprendre le flambeau, elle avait un peu peur de s’habituer à la passivité et au calme. Tout était beaucoup trop calme dans ses dortoirs. Nita resta impassible en entendant les nouvelles et en se saisissant de son arme de poing. Elle ne lui en voulait pas, elle avait sans doute fait tout son possible : cette mine était un véritable labyrinthe, si les coupables étaient encore présents, ils avaient le choix entre des dizaines de cachettes possibles. Anita soupira.

Uzo vint s’asseoir à côté d’elle, Nita ne la regardait toujours pas et affichait toujours ce regard inexpressif. Il fallut attendre les commentaires de son amie pour qu’enfin son visage se déride. D’abord, de surprise, ensuite, par un sourire. Oui un sourire. « Ouais, ils se poseraient des questions, ils se demanderaient : sans Jones, sans Wiley ; qui va-t-on placer sur le trône de la mine ? C’est une bonne question. Qui serait apte à prendre la barre ? » demanda-t-elle en bâillant. Faire rien, ça la fatiguait. Hé ! Au moins, elle dormait mieux ! Elle repensait à cette conversation qu’elles avaient eue peu de temps après les évènements et maintenant qu’elle y songeait, c’était vraiment le cadet de ses soucis. Cela dit, s’il fallait se prendre quelques kilos de roches sur la gueule pour pouvoir dormir, ça valait peut-être plus le coup d’essayer de demander à Reed de fabriquer des somnifères.

Enfin elle adressa un regard à Uzo qui se sentait fautive : elle se voyait elle-même, prête à passer en revue toutes les choses qu’elle aurait pu faire mieux, c’est-à-dire, toutes les choses. Nita se mordit les lèvres avant de regarder de nouveau droit devant elle. « Hé, te tracasse pas. Tu as bien fait. J’aurais sans doute fait pareil. Et puis quand bien même... Elle marqua une pause, le temps de trouver une position un peu plus confortable. Si jamais un jour tu fais un truc que j'aurais pas fait ben... Tu es toi, je suis moi. J’ai pas forcément envie d’un clone qui ferait tout pareil que moi. Les miners n’ont pas du tout envie d’un clone non plus : je suis quasiment sûre qu’une seule Nita leur suffit amplement. » dit-elle en ouvrant grand les yeux. Elle lui adressa un sourire et un nouveau regard compatissant, ce qui lui permet de constater un état de fatigue avancé chez sa camarade : elle ne put s’empêcher de se remémorer une nouvelle fois leur conversation précédente. L’ironie ! Voilà que les rôles étaient inversés ! « Puuutain, t’as une sale gueule. Tu tiens le coup ? » Nul doute que pendant ces quelques jours, Uzo avait dû être sacrément active et régulièrement en état de stress.

Savoir qui serait capable de reprendre le flambeau à la suite d’Anita était une véritable question à laquelle Uzo n’avait jamais réellement songé. Et pour laquelle elle n’avait aucune réponse à apporter. Non pas qu’elle doutait de l’ensemble de ses compagnons de galère, loin de là même, seulement elle n’envisageait pas Hamilton sans Anita. Que cette dernière eût manqué de mourir récemment avait quelque peu bousculé ses certitudes mais force était de constater que sa compagne était toujours là envers et malgré tout.
L’idée de deux Anita lui arracha un petit sourire en coin. « Même moi, j’en ai largement assez d’une seule » elle confirma tout en lui coulant un regard en biais. Deux comme elle, et le monde entier marcherait au pas c’était certain. Cela aurait sans nul doute de quoi donner quelques sueurs froides à certains dissidents, qu’ils soient miners ou autres…
« Merci du compliment. » Un rire s’échappa, vite étouffé. « Je m’assortis à la tienne, tu vois ? Pour pas que t’aie trop l’impression que je me la coule douce pendant que tu regardes pas. » Même sa peau mate ne parvenait pas à planquer entièrement la pâleur et les cernes de la fatigue. Parfois, passer plus des trois quarts de son temps enfermée sous des tonnes de rochers lui fichait un sacré coup de cafard.
Et puis elle se rappelait qu’au moins ici, ils étaient vivants. Sains, presque saufs, et à l’abri d’une des pires menaces qui aient jamais existé pour l’Humanité. Tout ça principalement grâce à Anita, alors Uzo y voyait là une sorte de dette éternelle dont elle lui serait redevable jusqu’à son dernier souffle.

« C’est pas question de faire ou non les choses exactement pareilles que toi tu sais, le problème. » Enfin, ça l’était un petit peu quand même parce que quoi qu’elle dise, et quoi que sa chef dise, l’ex-militaire gardait cette appréhension inconsciente de faire des choix inadéquats quand on lui balançait entre les mains d’aussi grandes responsabilités. « C’est surtout d’avoir décidé de quelque chose qui a causé des morts. » Ce n’était pas de sa faute, non, elle se le martelait quotidiennement, ce n’était pas elle qui avait appuyé sur cette putain de gâchette. Mais, tout de même… « Et de me dire qu’un autre choix aurait pu les épargner. C’est pas juste, ce qui est arrivé. Alors je peux pas m'empêcher de me dire que j’aurais pu y faire quelque chose. Et que, d’une certaine manière, j’ai ces morts sur la conscience. » C’était ça, assumer un rôle de chef ? Se mordre les doigts pour les conneries des autres et bâtir un château basé sur des si juste parce qu’on se rendait compte avoir raté un embranchement, à un moment, qui aurait pu changer le cours de tout le reste ? Ça ne faisait même pas deux mois qu’Uzo avait accepté (bon gré mal gré) d’occuper la place laissée temporairement vacante par Anita, et elle percevait déjà avec une acuité presque douloureuse tout ce dont on se gardait bien de parler à haute voix. L’immense labyrinthe que formait chaque décision, chaque choix, et les conséquences qui en découlaient et auxquelles on ne pouvait jamais échapper. Bien sûr, la seconde en chef n’était pas ignorante ou inexpérimentée au point de ne s’être jamais douté de tout ça mais entre s’asseoir au pied du trône et être celle qui agitait le sceptre, il y avait bien plus d’un petit pas à faire.
Et dire qu’Anita tenait bon depuis pratiquement huit ans…

Comme toute réponse, Nita se contenta de plisser les yeux. Elle ne pouvait pas en vouloir à son amie, après tout, elle-même reconnaissait qu’une seule comme elle était largement suffisante. Et puis, elle était capable de faire preuve de recul, elle connaissait sa réputation. Bref, avec tout ça, la remarque d’Uzo n’était pas infondée et encore moins inappropriée. Nita remarqua cependant qu’elle n’avait pas répondu à sa question, qui pour sa défense, ressemblait à une question rhétorique. Peut-être qu’il n’y avait simplement pas de bonnes réponses, tout du moins, pas pour le moment. De toute façon, ce n’était pas quelque chose qui méritait plus d’attention actuellement : elles étaient épuisées, certes, mais le monde n’a pas encore inventé le truc qui viendra à bout de Nita ou d’Uzo.

Elle n’eut pas la force de rire, mais l’intention était là : elle sourit à la petite pique de sa camarade. « Bien essayé. Mais t’as encore du progrès à faire : en plus du rocher, j’ai dû prendre dix ans dans la gueule. » dit-elle en passant sa main sur son visage. Ces derniers temps, elle avait préféré éviter de croiser un miroir. Mais ne disait-on pas : le meilleur miroir est l’œil d’un ami ? Le regard parfois compatissant d’Uzo sur Nita en disait long sur son apparence physique et son état de fatigue. En entendant les propos de son amie, Nita arqua un sourcil de surprise : elle ne pensait pas qu’elle allait revenir sur ce cette histoire de choix aussi tôt. Le leader de la mine fixa son regard dans le vide, en face d’elle, tout en écoutant la plainte de son second. « Hm, fit-elle en souriant. Bienvenue dans mon monde. Viens par-là, toi. » fit-elle en incitant Uzo à venir poser sa tête sur son épaule. Elle passait sa main libre sans les cheveux presque charbons de son amie en cherchant quoi lui répondre. Pas le discours habituel, elle l’avait déjà trop entendue, durant l'armée et même encore après. Et puis Uzo avait bien droit une réponse personnalisée. « C’est plus facile de faire preuve de sagesse après, hein ? » commença-t-elle en interrogeant Uzo du regard. Elle ne s’attendait pas à une réponse cependant.

« Je sais pas s’il y un Dieu ou pas… même encore après tout ça… mais j’ai l’impression parfois que… quelque chose ou quelqu’un ne veut pas nous donner le contrôle sur tout. On ne peut contrôler le destin, ni nos émotions. Autrement, ça serait un trop grand pouvoir, un pouvoir que seul Dieu ou aut’ chose, je sais pas, aurait le droit de posséder. Et je ne sais pas si c’est une punition ou une sorte de test continu… » elle marqua une pause. Il y avait des chances pour qu’elle embrouillât plus Uzo qu’autre chose avec sa théorie étrange. Son visage s’assombrit, sa gorge devint sèche. « Ce qui est arrivé n’est pas juste. Mais c’était nécessaire. » dit-elle presque à voix basse. C’était l’occasion pour elle de voir qu’elle était toujours aussi peu douée pour consoler ou rassurer les gens : ses choix de mots l’effrayaient un peu. « Hé… Rassure-toi, c’est fini : je reprends le relais maintenant. Laisse-moi être celle qui devra faire face aux conséquences… »

Sans une arrière pensée, Uzo se laissa aller contre l’épaule d’Anita avec cette impression d’être un mioche à rasséréner après un putain de cauchemar. Il n’y avait guère qu’avec elle, qu’elle pouvait se le permettre, laisser tomber tous les masques et avouer tous ses doutes, cesser de faire semblant. A cet instant, il n’y avait plus vraiment de chef et de second, plus rien qu’Anita et Uzo ; la main qu’elle lui passait dans les cheveux, tandis qu’elle était venue appuyer son menton contre le creux de l’épaule de sa compagne, lui apporta un drôle de réconfort qu’elle ne s’était pas attendue à trouver là.
La question lui fit relever les yeux vers celle qui venait de la poser et elle acquiesça d’un simple mouvement des paupières, sans s’embarrasser de parole. Bien sûr, c’était toujours évident de savoir la bonne marche à suivre une fois que tout appartenait déjà au passé, ou aucun regret n’aurait lieu d’être. Elle avait raison, Anita, et Uzo le savait déjà avant même qu’elle ne le lui dise, mais ça ne rendait pas pour autant la réalité plus agréable à accepter. Bah, sûrement qu’elle s’y ferait à la longue, comme elle s’était faite à toutes ces atrocités qui étaient arrivées avant et après l’épidémie ; l’être humain avait cette faculté incroyable à s’adapter à tout, et à oublier ce qu’il lui convenait d’oublier. Les premières semaines seraient les plus dures, puis le temps passerait dessus et la culpabilité finirait par s’estomper. Un jour, elle serait capable de reparler de tout ça en faisant preuve d’un esprit rationnel et détaché. Mais pas aujourd’hui, pas si tôt.

« Un sacré connard alors, si tu veux mon avis », elle commenta dans un souffle la théorie d’Anita. Croyante, elle ne l’avait jamais été et encore moins depuis le début de ce bordel, mais elle ne s’en donnait pas pour autant le droit de se moquer de ceux qui l’étaient. Et, il lui arrivait quelquefois de se refuser à accepter qu’ils étaient seuls, ici-bas, comme un chantier qu’on aurait laissé en plan après en avoir achevé les esquisses. Elle n’était pas croyante, non, mais ça ne l’empêchait pas de douter.
« Nécessaire pour qui, dit ? Pour Rhodes et sa clique d’imbéciles sanguins ? Tu comptes leur dire ça aussi, aux famille de ceux qui se sont fait buter là-bas ? » Pas d’énervement, pas d’accusation ; rien que des questions franches, sans filtre. Uzo redressa la tête, sans s’écarter pour autant d’Anita. « J’veux pas être rassurée, Nita. » Parce que peu importe ses aveux de faiblesse ici, dans l’intimité de ce dortoir sans aucune oreille pour les écouter, tout s’évanouirait dès lors qu’elle en franchirait à nouveau le seuil. « C’est trop simple, sinon ; comme si j’avais cassé une connerie et que c’était à toi de balayer derrière. » Un peu ce qui allait se passer de toute manière, non ? Et la seconde d’Hamilton était soulagée de l’entendre de la bouche d’Anita, non pas pour la lâcheté de retrouver la “facilité” de son job de bras droit, mais parce qu’elle aimait mieux savoir sa chef et amie suffisamment d’attaque pour retourner à sa place, plutôt qu’à se planquer dans les recoins sombres d’un dortoir commun.

« Tu sais autre chose qui n’est pas juste ? Que tu doives faire face aux conséquences de mes décisions. Laisse-moi assumer au moins ça, à tes côtés ; t’as pas à prendre le blâme. De toute façon, t’auras bien assez de tout le reste pour regretter tes vacances à peine retournée au turbin. » Un demi-sourire vint ourler ses lèvres, alors qu’elle reprenait sans lui laisser le temps de la riposte, petite lueur moqueuse au fond des yeux ; sa main vint glisser contre la cuisse d’Anita, pour finalement lui administrer une tape dynamique sur le genou : « J’espère que t’es sérieuse quand tu dis que t’es prête à remonter en selle, parce que y a un sacré paquet de bordel qui t’attend à la sortie de ce dortoir. Faudrait pas que tu déplores que ces roches t’aies pas cogné plus fort afin que tu puisses continuer à te rouler dans l’oisiveté encore un peu, hein ? »  

Anita profitait au maximum de ce moment calme et chaleureux, car elle savait que cela ne durerait pas très longtemps : il fallait se remettre au travail, sortir de son trou, parler, crier, commander, espérer, négocier, écouter, calmer. S’il fallait être honnête, tout ça avait fini par lui manquer. C’était une femme d’action après tout, et même si elle ne rechignait pas un peu de repos, elle ne pourrait jamais se complaire dans la passivité. Elle arrêta son semblant de massage crânien lorsqu’Uzo commenta les propos de son chef qui se retint par ailleurs de lui asséner une petite tape sur la tête. « Chut, dis pas des trucs comme ça, fit-elle en fronçant les sourcils. On est sûrs de rien… » Cela faisait plusieurs années qu’elle se revendiquait agnostique, même après … tout ça ; et cette crainte d’être entendue par une entité quelconque n'était pas quelque chose de nouveau non plus.

D’un côté, cela lui faisait de la peine de voir son amie chamboulée à ce point, mais de l’autre, elle avait juste envie de lui foutre un coup de pied au cul en lui demandant –poliment– de souffrir en silence. « Ça, j’irais en parler avec lui… dit-elle en reniflant. Il est pas question que je lui pardonne ça mais putain : on est alliés. C'est pas quelque chose à prendre à la légère. Donc, t’es gentille Wiley, occupe-toi de ton cul, laisse-moi gérer la diplomatie… Parce que je suis très diplomate, tu le sais bien ! » dit-elle sur le ton du sarcasme. Ce n’était pas le moment de faire de l’humour, mais c’était justement ça qui lui donnait envie d’en faire : voir la mort d’aussi près, ça donnait envie de mieux tirer profit de la vie, beaucoup de choses paraissaient soudainement dérisoires. Abel a exécuté une dizaine de miners ? Au moins c’est pas une centaine de miners qui sont morts. Peut-être que leurs morts, aussi regrettables qu’elles soient, ont apaisé ce psychopathe qui, alors qu’il envisageait d’attaquer la mine, s’était ravisé ? Anita soupira : échapper aux griffes de la mort faisait relativiser, mais ce n’était pas non plus une excuse pour adopter une attitude désinvolte.

« Tu fais chier… J’veux pas être rassurée, répéta-t-elle en l’imitant. T’sais quoi, je vais finir par te l’ordonner, et je te vois assez mal désobéir à un ordre : laisse filer, s’il te plait. C’est mon job de réparer, balayer les conneries des autres. Toi, les autres miners, tous : j’suis la figure d’autorité, je suis responsable de ce merdier. Si un miner attaque Olympia –c’est un exemple– c’est moi qu’on viendra voir pour demander des explications, c’est moi qu’on viendra menacer et c’est normal. » Bien qu’entièrement sincère dans ses propos, elle savait qu’Uzo avait besoin d’entendre ce genre de chose, que malgré ses épaules solides, la culpabilité la rongerait tant qu’elle ne sentirait plus responsable de ce qui s’était passé. En entendant les paroles de son second, Nita son bras encore valide en l’air en faisant la moue. « Ok, va pour affronter la tempête à deux, si c’est ça que tu demandes. T’sais quoi ? Ces... vacances commencent à me peser, je crois ! » fit-elle en souriant.

Anita suivait du regard la main de son amie sur sa cuisse d’un air dubitatif et la petite tape finale eut un effet analogue à un réveil. Elle fixait Uzo en simulant la stupeur. « Oh c’est ce que tu crois hein ? Déjà, sache que j’étais à moitié consciente, petite maligne ! Elle étouffa un rire. Cette scène était à filmer. Mais oui… Je suis sérieuse, je me suis assez reposée comme ça. » Son regard se dirigea vers la porte de sortie avant de revenir dans les yeux sombres de son amie. « Et toi, je peux compter sur toi ? Être au fond du trou quand on est littéralement au fond du trou, ça fait mauvais genre, ça fait ton sur ton. Si toi tu t’écroules, le reste de la mine le fera aussi. Elle a besoin de toi. J’ai besoin de toi. Dis-moi que ça va aller et montre-moi que tu le penses vraiment. » Elle avait repris cet air grave qui témoignait du besoin de sincérité qu’elle souhaitait obtenir de la part d’Uzo.

Mine de rien, ce genre de moment avec Anita lui avait manqué. Ces conversations, il n’y avait qu’avec elle qu’elle pouvait les avoir, tomber le masque et baisser les épaules quitte à se faire engueuler pour ça. Parce qu’Anita la connaissait par cœur, suffisamment pour savoir ce qu’elle avait besoin d’entendre, pour la refoutre droit dans ses basques, et qu’elle avait l’impression que ça faisait une éternité depuis la dernière fois.
Mais, tout cela n’avait pas tant d’importance face à l’affirmation de la leader concernant son retour sur le devant de la scène. Et la certitude dans son ton tandis qu’elle lui assurait s’être suffisamment reposée donna à sa seconde en chef quelque chose dont elle ignorait encore jusqu’à ce moment précis être venue chercher ici : une bouffée dynamisante d’énergie positive. Toutefois, le ton ne tarda pas à récupérer de son sérieux et, face aux demandes de sa partenaires, Uzo observa d’abord quelques secondes de silence tandis que son regard échappait à celui d’Anita et qu'elle se redressait, réinstaurant une certaine distance entre elles. Le temps nécessaire pour elle de rassembler tout ce qui lui pesait encore sur l’esprit et de l’exorciser en une fois. Non pas que la culpabilité allait s’envoler en un coup une fois cette entrevue terminée mais, une fois qu’elle aurait fini de dire tout ce qu’il lui restait encore à dire, elles n’y reviendraient plus. Uzo s’était laissée allée et Anita avait témoigné face à ça patience et compassion mais une fois qu’elles sortiraient de ce dortoir ce serait fini. Plus d’excuses, plus de relâchement, récréation terminée. Il y avait un temps pour nous, et on ne pouvait guère trop se permettre de se complaire dans le relâchement.

« Ça va aller. » De manière presque imperceptible, sa mâchoire se crispa alors qu’elle laissait filer les quelques mots. Les yeux revinrent chercher ceux de sa comparse, cessant de fuir, et elle continua : « J’ai merdé et je le sais. Manque de bol, c’est tombé au pire moment et j’me suis enfermée dans un cercle vicieux. Tout le monde est tellement convaincu que je serai là pour prendre ta place au moindre problème qu’ils ne se sont peut-être pas rendu compte que j’étais pas si prête que ça à endosser ton rôle, au final. J’me suis mal gérée, ok. » Un léger soupir lui échappa, elle se mordit la lèvre inférieure mais elle ne rendait pas les armes, Uzo. Jamais. « Mais j’suis là. Je vais pas m’effondrer. Ça va aller. » La détermination plus perceptible, cette fois, qu’à la première où ces mots s’étaient exprimés. « Merde ! Ça serait trop con de craquer maintenant, hein ? Après huit ans, se laisser avoir comme ça. Je ne vais pas te faire faux bond. » Ni maintenant ni jamais, ou du moins fallait-il l’espérer.
Sur ces entrefaites et désireuse de ne pas s’attarder davantage là-dessus, l’ex-militaire se releva dans une détente rapide pour venir se planter devant sa partenaire et lui tendre une main décidée. « Debout, chef. Puisque t’as décidé d’arrêter tes congés, c’est fini de se ramollir dans un recoin de dortoir. Primo, tu vas reprendre les entraînements avec moi à partir de ce soir. » Elle la dévisagea avec une légère insolence affichée sur le visage, l’air de la mettre au défi de refuser ce qui s’apparentait fort à un ordre. « Secundo, tu sors pas d’ici tant que je t’ai pas vu recharger correctement ton flingue. Plusieurs fois. Crois pas que je vais te laisser t’en tirer à si bon compte après tout ça. » Un sourire clairement provocateur vint étirer ses lèvres, après tout c’était là un juste retour des choses non ? Anita attendait d’Uzo qu’elle soit fiable, qu’elle puisse compter sur son soutien malgré tout ce que sa seconde venait d’avouer ; Uzo, quant à elle, attendait d’Anita qu’elle lui prouve être réellement en mesure de reprendre les rênes. Et ça passait par la preuve qu'elle était capable de se démerder même avec un bras inutilisable.