Gasoline | Ryan

Whil n’avait pas de temps à perdre. Depuis la multiplication des malades au sein de la Carrière, sa présence était on ne peut plus requise pour s’occuper des malheureux habitants victimes de l’étrange syndrome qui les touchait par dizaines. Partie faire une pause et surtout chercher de l’eau pour elle qui avait la langue aussi râpeuse que du papier de verre, la jeune texane revenait donc d’un pas assuré et rapide vers les limites d’Hamilton Quarries où on l’attendait sûrement déjà avec une impatience non boudée.

C’était souvent quand on s’y attendait le moins qu’on tombait en plein dans le panneau. La tête entièrement prise par la suite de ses opérations à la carrière et par le nombre de symptômes qui s’accumulait chez les infectés sans que personne n’y comprenne quoi que ce soit, Willie pensait à tout sauf à regarder où elle mettait les pieds. Confondre vitesse et précipitation : précisément le genre d’attitudes déconseillées à cet instant. Et l’on se rendait toujours compte de ses erreurs un peu trop tard comme lorsque son pied gauche s’enfonçant non pas dans une crotte de chien mais sur un dénivelé anormal, les iris de Whilelmina distinguèrent pendant une fraction de seconde le nœud étroitement serré d’une corde humide. Une expiration plus tard, son corps se retrouvait emporté dans un sifflement, projeté dans les hauteurs.

Son frêle cri transperça le calme environnant – et fit d'ailleurs s’envoler un moineau un peu déplumé. Là, c’était sûr, elle était tout bonnement grillée.

Whil pouvait remercier son petit gabarit : tout individu un tant soit peu grand se serait déjà retrouvé coincé dans les grosses mailles du filet qui s’était refermé sur elle. Encore libre de quelques mouvements des bras, la jeune fille fouilla frénétiquement ses poches avant de se rappeler le geste abruti qu’elle avait eu ce matin en déposant son petit canif de poche sur la table. Sans jamais le récupérer. Une pluie de jurons que sa décence passée de mode l’empêcha de formuler dansa dans sa tête. Quelle idiote …

Elle était coincée comme un rat, ou plutôt comme un petit cochon pendu avec la sensation désagréable d’être le dindon d’une farce on ne peut plus classique. Gigoter ne servait à rien et surtout, la seule arme dont elle disposait à présent ne lui était d’aucun secours : impossible d’utiliser son fusil. Bon. Réfléchir vite et bien à une solution : beugler à l’aide n’était pas l’option la plus intelligente, pas plus que de chercher à défaire ces cordes à mains nues. Non, tout ce qu’elle pouvait faire c’était attendre que le ou la responsable de cette installation du diable montre le bout de son nez pour qu’elle se ridiculise et puisse en sortir ; d’une manière ou d’une autre, avec ou sans affrontement à la clé.

La journée allait s’avérer longue. Autant compter les secondes plutôt que de se maudire pour son imprudence, songea une Willie à peine désabusée alors qu’elle tentait encore et toujours de trouver la position la moins douloureuse dans ce cocon trop serré.

Dix minutes plus tard, de l’agitation face à elle, plus exactement quelques mètres devant elle attirèrent son attention. C’était pas trop tôt, s’entendit-elle presque soupirer du bout des lèvres avec un soulagement anormal. Ses yeux bleus se plissèrent pour tenter d’apercevoir le visage de l’homme – comme sa carrure en témoignait – qui la séquestrait actuellement. Elle dut s’y reprendre à trois fois, mais cligner des yeux ne changeait rien à la vision de plus en plus nette du visage goguenard qui s’affichait sous son nez. « Dites-moi que c’est une blague … » Et non, April’s Fool c’était terminé depuis un moment.

Havener. Comment c’était possible de recroiser un connard pareil dans une situation aussi humiliante pour elle ? Si sa sortie de ce piège de pacotille dépendait du bon vouloir de l’ancien Jackal, Whil ne comptait pas revoir la carrière de si tôt. Hors de question qu’elle lui fasse de la lèche pour s’échapper de là. Sa manière à elle de le saluer en tant qu’anciens membres du même groupe de cinglés prit une forme plutôt inattendue qu’elle aurait du mieux formuler. « C’est ton cerveau qui a imaginé ce truc ? » Elle n’avait pas non plus besoin d’en rajouter une couche alors qu’il était le seul à pouvoir techniquement la libérer : la plus jeune avait encore des choses à apprendre en termes de stratégie – insulter l’intelligence de son geôlier n’était pas une bonne technique d’évasion.

Pas besoin d’être doué d’un fin sens de l’analyse pour sentir à des mètres la jubilation de l’ex-Jackal. On ne peut plus satisfait et surpris d’avoir retrouvé sur son chemin la petite Willie dont il aimait tant se moquer à une époque révolue – jusqu’ici -, il prit son temps pour savourer le paysage que lui offrait contre sa volonté toute entière la petite brune. A travers les grosses mailles de la corde, le visage de la jeune fille exprimait toute la colère et la vexation de celle qui aurait tout donné pour être ailleurs plutôt que sous le joug d’un type qu’elle n’aimait clairement pas.

Avant même qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit pour sa défense, Ryan fut le premier à attaquer. Il ne lui accorda que quelques vulgaires secondes de tranquillité avant de lui asséner une première gifle mentale, brandissant le prénom bien trop familier d’Angus. Sa bouche s’ouvrit puis se referma, ses yeux élargis par l’énervement et l’offuscation. « Tu racontes n’importe quoi. » Il ne manquait décidément d’aucun culot pour oser lui balancer en plein visage son nom, et encore moins pour appuyer sur la plaie mal cicatrisée de son passif avec lui. Mort ? Dur à croire pour celle qui avait été sa petite amie ; elle avait connu le jeune homme résistant et surtout solide, mais si une région de son inconscient s’interrogeait sérieusement sur le bien-fondé des dires du trentenaire face à elle, une autre partie bien moins rassurante éprouvait un soulagement potentiellement malsain à l’idée qu’Angus les ait quittés pour de bon. Le cauchemar persistant qu’il puisse un jour réapparaître dans sa vie comme par une sombre magie, ou pire encore qu’il surgisse un beau matin dans la carrière prêt à la saigner l’agitait encore certaines nuits.

Elle décida de statuer plus tard sur la véracité de cette information. Mieux valait garder le silence plutôt que de débiter des âneries à la seconde, elle laissait ça à Havener. D’ailleurs il pavanait et faisait le paon, jouissant de son statut de geôlier tout puissant – typiquement lui, au moins l’image qu’il avait gravé dans ses souvenirs était plutôt fiable -, jusqu’à en oublier peut-être un peu trop vite que le couteau qu’il tenait dans sa main se promenait bien trop à portée de bras de Whil. Son regard suivait le mouvement de balancier de l’arme blanche comme un chat guettant le moindre déplacement de sa proie ; l’espoir fou d’avoir vu le moment opportun pour elle de lui chaparder le couteau fut abattu d’un coup de semonce quand Ryan s’écarta brusquement. Ses doigts frôlèrent le vide et les iris goguenardes du blondinet la jaugeaient avec beaucoup trop d’amusement.

La patience de Whilelmina était plutôt une qualité reconnue au sein de son entourage. Elle avait déjà été mise à l’épreuve par le passé par Ryan, qui savait pertinemment quoi dire pour l’agacer. Mais cette fois, elle avait eu le temps d’apprendre de ses leçons et de ses erreurs. S’énerver, c’était lui donner exactement ce qu’il voulait. Lui obéir ? Hors de question. Alors il ne lui restait plus que la troisième option : gagner du temps jusqu’à ce qu’une solution vienne à elle. « A en juger par les valises sous tes yeux, ta mine d’enterrement et ton teint palot, je pense pouvoir dire que tu n’es pas au top de ta forme. Quant à savoir ce que tu deviens … Ca ne m’intéresse aucunement à vrai dire. » Elle aimerait pouvoir mettre plus de désintérêt dans sa voix. L’exercice était périlleux mais il n’y avait qu’avec de l’entraînement qu’on pouvait y parvenir.

Le reste des questions de son bourreau pourrait quasiment lui arracher un rire de consternation sincère ou une pluie d’insultes ; aucune des deux réactions ne la sauvera pour l’heure. Elle se contenta de le contempler, toute l’incrédulité se lisant dans ses pupilles. Le canon de son fusil pressé dans son dos lui rappela avec regret qu’elle n’avait même pas l’amplitude de mouvement nécessaire pour s’en servir à bon escient – dommage, vraiment. « Ce que je préfère chez toi ? » Elle mit un point d’honneur à laisser un petit temps de suspens, les plongeant dans l’ambiance d’une confession factice. « Tes silences. » Ca aurait sûrement bien mieux sonné si elle lui avait dit Quand tu fermes ta gueule, mais là encore, Whil restait Whil la trop-bien-élevée. « Tu ferais mieux de me libérer. Tu n’as absolument rien à gagner à me garder là – sauf si tu as peur à ce point qu’une gamine avec un Winchester te mette une raclée ? » Elle ne croyait pas un traître mot de ce qu’elle disait mais elle savait bien qu’au fond, il allait forcément réagir. Ryan Havener était un coq fier qui n’accepterait aucunement la moindre petite pique de sa part. Il allait renchérir et finir par dire une connerie, pêcher par excès d’orgueil : du moins, elle l’espérait très fortement.

La texane était déjà prête à remettre une couche mais un mouvement dans le dos de son ancien coéquipier l’en dissuada. Là. Derrière. Elle était persuadée d’avoir vu un truc bouger. Elle pria intérieurement et garda son silence pour elle avant de se reconcentrer sur Ryan – qui avait peut-être déjà remarqué son furtif coup d’œil. Avec un peu de chance il prendrait ça pour une pitoyable tentative de détourner son attention. Pourvu que ce qu’elle avait vu fut réel, pourvu que ce fut un habitant de la carrière et pas juste le fruit de son esprit trop occupé à rêver de s’échapper …

Ils n’avaient pas rêvé, quelque chose se tramait dans les fourrés. Whilelmina aurait évidemment mille fois préféré qu’un habitant de la Carrière les déniche : manque de chance, ce furent les rôdeurs qui venaient en guise de renfort. Ca allait être facile pour lui, songea la jeune femme qui se préparait d’avance à jouer les spectatrices impuissantes dans ce combat. Problème : l’équité ne semblait plus au rendez-vous alors que d’autres zombies venaient s’ajouter à la fête improvisée. Oh, elle aurait bien eu le cœur à en rire si elle ne s’était pas trouvée à dix mètres de tout ce petit attroupement ligotée et bien en peine de pouvoir se défendre quand ils arriveraient à passer sur le corps d’Havener.

Elle ne voulait bien sûr pas admettre à haute voix qu’elle n’était pas plus confiante que lui à cet instant. Se planquer sous une moquerie pour ne pas laisser apercevoir la nervosité qui grandissait, cavalait le long de son échine. « Tu sais que ce serait presque tentant de rester là à voir combien de temps tu vas mettre avant de te faire dévorer ? » Juste avant qu’ils ne la bouffent elle. Non, ça lui crevait la bouche de le dire, mais elle n’avait pas d’autre solution que de faire temporairement alliance avec lui pour pouvoir s’échapper de là. Et il l’avait tout aussi rapidement compris qu’elle. « Sors-moi de là, c’est pas vraiment emprisonnée que je pourrais t’aider ! » finit par s’exclamer la jeune fille sous le coup de l’impatience et de la tension – Ryan avait assez fait durer le plaisir comme ça, maintenant il fallait qu’il accepte sa proposition. Ce qu’il fit avec un temps de retard et suffisamment de regrets pour toutes les promesses non tenues que cette situation aurait pu lui offrir – Jennings à sa merci, ce ne serait pas pour aujourd’hui. La lame vint éventrer le filet, Whil s’écartant au mieux pour ne pas se retrouver blessée dans le processus.

Enfin. Libérée de son entrave faite de cordes et de nœuds, Willie se sentait comme le papillon libéré d’un cocon un peu trop étroit ; et ce bien que la chute qui accompagna sa délivrance fut quelque peu désagréable. La saveur de cette sensation fut de très courte durée puisqu’à peine le pied au sol, la menace imminente de la demi-douzaine de zombies prête à leur faire un sort venait peser sur ses épaules.

Son bras vint chercher instinctivement le manche du Winchester pendant qu’elle se relevait, ses yeux traînant pendant une seconde de trop sur le dos de Ryan. Si elle avait écouté cette petite voix d’outre-tombe, cet écho du passé, une moitié enfouie d’elle lui susurrait d’en profiter sans vergogne. Lui loger un tir à la traître sans l’ombre d’une hésitation ou tout simplement le laisser à la merci des créatures que leurs conneries avaient du attirer. Un frisson court et bref la rappela à l’ordre ; non, ce n’était pas elle. Ce n’était pas ce qu’elle s’était promis, et surtout ce n’était pas le destin que méritait même une personne aussi peu empathique que le trentenaire qui se battait comme un beau diable avec sa lame. Trop occupé à en découdre avec deux spécimens, il ne pouvait pas distinguer ce qui se tramait derrière lui. « Baisse-toi ! » Son cri n’était même pas un avertissement déguisé, Whil comptant clairement sur la réactivité du blond pour ne pas la décevoir. Il fut à la hauteur de ses espérances, son buste basculant pour permettre à l’ex-Jackal de faire exploser d’une balle bien ajustée le crâne du rôdeur qui arrivait dans le dos d’Havener. Soit il pouvait apprécier l’anticipation de son ex-comparse, soit il pouvait se dire qu’elle avait failli le blesser lui plutôt qu’un rôdeur – seul Dieu savait après tout …

Le monstre s’écrasa à terre au même rythme que ses deux feus collègues sous l’assaut répété du couteau. Whilelmina n’eut pas le temps de célébrer la netteté de son geste, un râle à sa droite lui indiquant qu’elle n’était pas plus en sécurité que l’ancien Chacal dans cette affaire. Deux pressions sur la détente, le cadavre ambulant reculait et oscillait dans une supplique qui ressemblait à des gargouillis morbides. Ceux-là étaient plus coriaces que leurs camarades tombés au combat, visiblement. La texane recula d’un pas ou deux pour viser à nouveau sur un des autres zombies encore debout. « Quand tu veux pour te bouger, Ryan ! » Le piquer dans son ego, il n’y avait bien que ça qui marchait avec lui.

Les rôdeurs tombèrent rapidement les uns après les autres, en tout cas ceux qui leur étaient le plus proche. Ne demeuraient plus que deux zombies rescapés visiblement les plus alléchés par la frêle silhouette de Whil – un choix qu’elle ne s’expliquerait jamais, elle qui n’aurait jamais fait un repas très consistant pour aucun walker. Ryan était bien gentil avec ses conseils d’expert en la matière mais Willie manquait bien assez de recul et de temps pour faire sauter leurs boîtes crâniennes en bonne et due forme.

A charge de revanche, couina son inconscient d’une voix sournoise ; ce fut au tour du plus âgé de lui beugler de s’écraser alors que la lame du blondinet venait fendre une demi-seconde plus tard la pupille d’un invité surprise qui comptait se glisser dans son dos. Dans un râle proche du vomitif, le corps en décomposition bien avancée s’écroula à terre sans oublier d’emporter une Whil restée dans son sillage – au contact de la chair morte, la brune poussa un gémissement de dégoût plus vrai que nature.

A terre, la poitrine et une partie de son bras et de sa jambe droite compressés par l’imposante carcasse, Whilelmina eut droit en guise de remerciement à une vague d’effluves qui auraient retourné nombre d’estomacs. La mort n’avait vraiment pas une odeur oubliable. « … C’est … immonde … » Dégueulasse. Ses lèvres brûlaient d’envie de le dire, mais elle se retint du mieux qu’elle put alors que son visage criait le contraire et repoussa simplement de toutes ses forces le lourd corps mort qui l’oppressait et la condamnait à rester au sol. Ses poumons retrouvèrent avec un plaisir non-négligeable l’air frais et elle déroula ses membres avec un soulagement évident. Libérée à nouveau en partie grâce à celui qui avait trouvé visiblement drôle à souhait de la faire s’étouffer sous le corps d’un zombie fort en chair, elle éprouvait néanmoins bien l’impression cynique que l’ex-Jackal allait s’amuser à la coincer à chaque fois qu’il le pourrait.

Ses yeux clairs jaugèrent avec une circonspection non dissimulée la main tendue de Ryan, comme si elle eut contenu un poison diabolique. Une seconde plus tard, la brune l’attrapait bien à tort – et dix secondes plus tard, elle retombait au sol sous les rires apparemment on ne peut plus sincères du blondinet. Il n’était pas dur de deviner qui était le plus immature ici, et le regard courroucé de la jeune fille envers lui ne l’atteignait aucunement. Quel abruti. Chacun son type d’humour, après tout … « Hilarant. Regarde, je me roule de rire par terre. » L’acidité dans sa voix ne manquait pas et la plus jeune des deux anciens Chacals se releva d’elle-même pour s’épousseter et s’éloigner de quelques pas, ses yeux fouillant les alentours pour s’assurer une bonne fois pour toutes qu’il ne restait pas une de ces saloperies à moitié-vivantes dans le coin.

Vexée, ça, elle l’était. Monsieur avait envie de prendre les choses à la légère ? Dommage pour lui, il était bien le seul dans ce cas. « Ah bon ? » La soigneuse finit par se retourner vers lui pour le dévisager ; à deux doigts de cette fois-ci éclater d’un rire qui n’avait rien d’amusé, la réponse qu’elle lui renvoya débordait d’une méfiance bouillonnante. « De quelle équipe tu parles au juste ? Pas la mienne c’est sûr. » Et pour mieux illustrer son propos, le canon de son fusil à présent braqué droit sur Ryan vint le saluer. La tension venait de monter d’un cran et bizarrement, il y avait de bonnes chances pour que ceci efface le sourire plaqué sur le visage d’Havener – de quoi donner un arrière-goût de satisfaction à la jeune Quarry. « D’ailleurs j’ai absolument aucune raison de te faire confiance. » Il aurait été de bien mauvaise foi de ne pas reconnaître l’honnêteté complète et totale de Whilelmina à son égard : elle ne faisait aucun effort pour cacher son ressentiment. Et maintenant qu’il n’y avait plus de filet ou de walker pour se mettre entre eux, il était l’heure de faire les comptes.

Même sous la menace d’une balle entre les deux yeux, il n’avait pas l’air le moins du monde inquiété. Agacé, tout au plus, d’avoir été pris aussi bêtement au dépourvu. Ca ne le privait pas d’user de sa langue à tort plus qu’à raison pour continuer à se vanter d’être bien plus talentueux qu’elle ne pourrait l’être et, en réalité, pour la piquer à vif. Puisqu’il n’avait que sa lame pour répliquer, les mots étaient sûrement une arme de dissuasion – voire de distraction – plus efficace pour la contrer. Les lèvres pincées et l’œil toujours vissé à son canon, Whilelmina l’écoutait sans relâcher la tension de sa posture. A la voir farouchement décidée à ne pas le lâcher d’une milliseconde, on aurait pu croire que tout ce que Ryan racontait à propos de l’attaque du mall l’importait peu. Loin s’en fallait. Sur sa joue gauche, la ligne d’une mâchoire contractée se dessina subrepticement. « Je passe mon tour, j’ai déjà de très bonnes personnes pour m’entourer. Je ne tiens pas à devenir une énième Gabrielle. Dis-moi, tu en as trouvé d’autres à martyriser une fois que t’en as eu fini d’elle ? » Elle ne comprenait pas où il voulait en venir à ne cesser de brandir le nom d’Angus comme une sorte de démon cauchemardesque. Que cherchait-il au juste ? La testait-il pour le simple plaisir de voir la tristesse ou quoi que ce soit d’autre de plus inattendu luire dans son regard ? Savait-il au moins réellement ce qu’il était advenu de l’ex-jackal ou usait-il de ce stratagème pour en apprendre plus sur le concerné – et par la même occasion sur elle ? Mais en quoi tout cela pouvait seulement l’intéresser ? Willie avait beau réfléchir à toute vitesse, Angus et Ryan n’avaient jamais rien partagé d’autre qu’un clan et ils n’étaient pas plus amis qu’ennemis pour autant. « Puisque tu veux parler de nos amis du passé, puisque tu tiens tant à parler d’Angus devant moi, parlons d’elle alors ! » poursuivit-elle avec cette hargne dans la voix qui relevait de la rancœur. Trahison de la soeur d'Angel ou pas, Gabrielle et elle avaient été amies à une autre époque et elle n’avait jamais vu d'un bon oeil son rapprochement avec Ryan. Il était nécessairement nocif pour elle et pourtant elle ne s’en était jamais souciée – un peu comme Angus, ironiquement.

La question suivante eut au moins le mérite d’avoir un peu plus d’intérêt que les allégations et les moqueries qui l’avaient précédée. Son attitude n’était pas digne de ce qu’elle avait pu commettre autrefois et à sauver la peau d’Havener, elle ne gagnait rien que des problèmes supplémentaires. L’abattre ou le lâcher en pleine attaque cerné par les rôdeurs auraient été deux plans bien plus pérennes pour sa tranquillité. Sauf que Whil ne voulait plus de ça. « Ca, c’est ce que toi tu aurais fait. Un truc de lâche, en somme. » Il allait le prendre pour un compliment à coup sûr, persuadé que l’individualisme des jackals était une qualité bien plus précieuse que sa recherche de bonté d’âme niaise. Elle l’observa par-dessous son viseur avant de répliquer un peu plus sèchement et rationnellement ? « Sérieusement. Mieux valait être à deux pour les éliminer eux avant de voir ce que tu ferais de moi … Ou ce que je ferais de toi. Tu ne crois pas ? » Est-ce qu’elle aurait pu réellement le tuer là maintenant, ou seulement le blesser ? Willie n’avait pas envie de le découvrir mais une chose était sûre, si par la force des choses ils devaient s’affronter, elle ne pourrait plus reculer.

Pourtant, trop d’incohérences commençaient à se faire sentir dans cette situation et elle, elle en avait entendu beaucoup mais rien de ce qui ne l’intéressait. Ils avaient assez tourné autour du pot comme ça. Tandis qu’elle parlait, la brune prenait un peu plus de recul et de temps pour rôder autour du trentenaire, la pupille soupçonneuse et le sourcil froncé. « De quel côté tu es, Ryan ? Avec qui tu es exactement ? » Elle savait qu’elle était sûrement bien naïve de croire qu’il lui avouerait bien gentiment son affiliation seulement si elle le lui demandait. Elle savait aussi qu’il marchait beaucoup au donnant-donnant et qu’avec lui on n’avait rien sans rien ; pas en capacité d’imposer, elle pouvait au moins négocier. « Tu sais quoi ? Si tu réponds à cette question, je répondrai à celle que tu veux. Et peut-être qu’avec un peu de chance personne ne se retrouvera blessé. Enfin, sauf bien sûr si tu comptes me planter un couteau dans le dos. Ca ne serait pas très surprenant de ta part. » Ils pouvaient faire cela à la régulière. Ou bien Ryan pouvait rester Ryan et lui jouer un sale tour – mais au moins, elle aurait tenté d’embrasser sa conviction nouvelle, celle de ne plus agir en chacal.

« Ca va être de ma faute. Ben voyons. » bougonna la brune en roulant des yeux. Ses joues s’empourprèrent légèrement, honteuse d’être tombée si facilement dans un grossier piège qu’elle aurait pu éviter avec un peu d’attention et beaucoup moins de fatigue. Les derniers jours avaient été épuisants et pour cause, il fallait s’occuper des cas de malades qui pullulaient de plus en plus au camp.

Pour autant, Whilelmina ne comptait pas se laisser faire. Ryan avait certes un talent particulier pour mener son petit monde à la baguette : preuve en était son intégration apparemment réussie au sein d’Olympia. L’apprendre avait de quoi lui décrocher la mâchoire mais elle se contenta de l’observer, une moue sobrement dubitative en guise d’attitude officielle. Officieusement, les réponses amenaient tout un tas d’autres questions encore plus pointues – comment avait-il réussi à se faire une place là-bas, qui avait-il dupé, s’était-il racheté une conduite ? – qui ne trouveraient pas de réponse à ce stade de leur affrontement. La soigneuse ne pouvait pas rêver, elle devait déjà s’estimer heureuse qu’il ait joué le jeu sans faire trop d’histoires.

« Tu t’en sors bien. On peut dire que la trahison réussit plus à certains qu’à d’autres. » commenta t-elle sans détour. Je sers le bien de tous. A l’entendre, Havener était devenu un saint et pouvait presque concurrencer Ghandi. Pas à elle ; en tout cas, pas tant qu’elle n’aurait pas vu de ses propres yeux l’homme en action. Et à en juger du dédain évident qu’il portait quant au sort de la sœur jumelle d’Angel, l’intuition de Willie lui confirmait qu’elle avait raison de rester encore sur ses gardes pendant un temps. Ne jamais croire sur parole le tissu de mots cousu par un manipulateur professionnel. « Je lui transmettrai rien. Moins elle en sait à ton sujet, mieux ce sera. » L’animosité vacillait. Quelque part, parler de Gabrielle lui rappelait ce qu’ils avaient traversé et ce qu’ils avaient perdu par la même occasion. Etait-elle cachée quelque part à la Carrière ? Le hasard l’avait-il éloignée d’eux pour de bon ou avait-elle tout simplement fini par payer le prix de sa vie chez les Jackals avant de fuir comme eux l’avaient tous fait, lâchement, sans se soucier d’elle ?

Whil ravala sa salive, sa langue claquant contre son palet. Elle avait soif et une légère douleur dans l’épaule lui fit réaliser qu’elle était tellement tendue face au trentenaire qu’elle enfonçait la crosse de son fusil contre elle comme si elle cherchait à la souder à sa chair. Ses mains détendirent un peu leur prise, pas assez pour laisser croire que la trêve s’annonçait mais au moins suffisamment pour que cela indique une chose : elle le croyait.

Son nez se fronça à l’odeur de la cigarette. Impossible de déclarer si ce qu’il lui avait dit la satisfaisait ou l’inquiétait. Au moins il n’était pas l’ennemi, et cette seule pensée la poussa à jouer franc jeu à son tour. « Je suis à la Carrière. Pas en tant que Jackal. J’ai … déserté. » Visage fermé, la phrase n'incitait pas à creuser au-delà - et surtout pas sur le sujet d'Angus. Le seul face à qui elle avait prononcé peu ou prou ces mêmes mots était Angel et cela remontait à déjà plusieurs mois. Depuis, elle ne l’avait plus jamais refait mais se souvenait à présent du pouvoir terrifiant, presque exorcisant de cette phrase en apparence anodine. « Et j’étais précisément ici pour récupérer de quoi soigner les gens infectés. Mais on peut pas se promener tranquille sans rencontrer le moindre obstacle ici. » Un début de plaisanterie ? Peut-être bien. « Alors rassure-toi, je ne cafterai pas. » Là, ce n’était pas une blague. C’était la vérité.

Pour l’heure, la quarry n’avait pas la moindre idée de ce qu’une alliance avec Ryan pouvait lui apporter. Des ennuis en perspective très certainement, de grands moments d’agacement et indubitablement des tas de réflexions moqueuses à son oreille. Mais l’avoir contre lui n’était pas plus séduisant, au contraire. Il était en position bien plus forte qu’elle et s’il était réellement à Olympia, il pouvait peut-être même lui fournir des choses que la Carrière ne lui offrirait jamais – de meilleurs moyens de soigner les infectés. Elle rêvait déjà un peu trop grand et se surprit à revenir sur la terre ferme d’elle-même, d’un ton étrangement cynique pour la fragile petite demoiselle qu’elle était supposée être. « Me tendre la main ? Pour faire quoi, la relâcher quand je serai au bord du premier précipice venu ? » Ses fossettes se creusèrent et finalement, le fusil retomba contre elle lentement. Ses yeux se posèrent sur la paume ouverte à elle. Quelque part, il avait gagné le répit qu’elle lui concédait entre eux. Pas de blessure aujourd’hui, songea t-elle avant d’enfin serrer la main du blondinet – et d’aussi vite garder cette curieuse distance qu’elle entretenait encore. Les derniers mois de survie l’avaient vraiment rendue trop parano. « Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir attendre de moi, Ryan ? J’ai pas de cigarettes à te dépanner. » fit-elle remarquer d'une douce ironie. Et elle détestait d’ailleurs toujours autant l’odeur du tabac, l’expression de son visage ne mentait pas.