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Un moment de grâce.
C'est quand le silence pèse sur les lieux et que seul le clapotis tranquille de l'eau se fait entendre. Alors elle entre en méditation, sourire aux lèvres, simplement heureuse de ne voir personne, de pouvoir laisser glisser les vêtements contre sa peau sans craindre la curiosité malsaine des autres. Ce qui est pratique quand on est insomniaque et asociale, c'est qu'on peut justement se rendre dans les endroits communs aux heures où tout le monde dort.
C'est son seul petit plaisir au milieu de la nuit, descendre se laver dans les sources souterraines, faire sortir ses cicatrices, les laisser respirer, comme s'ils s'agissaient de dizaines de petites entités autonomes qui vivaient. Et elles vivent ! Ça, Victoria n'en doute pas. Elle les sent même parfois fourmiller dans son dos, possédées de leur propre volonté, cherchant à se faire connaître. Les malicieuses serpentent, se mélangent, créent tantôt des mandalas, tantôt des arabesques indéchiffrables et sûrement qu'elles écrivent des mots aussi, des SOS silencieux alors qu'elles agonisent sur ce corps qui les rejette.
Ô douce solitude, il n'y a que toi pour voir le frisson qui secoue le corps de la brune quand elle trempe ses pieds dans l'eau glaciale. Certains ont l'audace de dire qu'au bout d'un moment, on s'habitue. Mensonges. Le froid est mordant et ne pardonne pas, il ne s'agit pas d'une eau dans laquelle faire trempette, comme les rivières pendant les étés du sud. Non, les sources souterraines sont un coup de fouet pas censé durer plus des quelques secondes nécessaires à savonner sa peau et à la rincer. Elle en ressort presque aussitôt, mais propre, et passe sa serviette autour d'elle et s'assoit un instant, frigorifiée mais complètement lucide.
Elle a vu un jour dans un reportage sur le Titanic que dans une eau à une température extrême – extrêmement basse – les femmes sont susceptibles de vivre plus longtemps avant l'hypothermie, car il y a plus de graisse entre leur peau et les muscles et les organes. Victoria, ça la fait rire. Elle regarde son corps amaigri et se doute bien que ce n'est pas le cas. On voit ses côtes parfois, sans même qu'elle n'ait à serrer le ventre. Si elle recommence tout juste à prendre du muscle, elle est loin de son ancienne carrure sportive. Maintenant, elle a bien plus l'allure de ce qu'elle est : un fantôme dépressif.
Quand elle sent que son corps se réchauffe, elle se relève et se frotte pour faire partir les dernières gouttes d'eau. Très vite, elle enfile sous vêtements et treillis cherche des yeux son tee-shirt abandonné quelques pas plus loin et quand elle lève les yeux vers l'entrée de la grotte, elle voit Savannah, une des chefs de la sécurité, qui observe. Victoria se pince les lèvres, enfile rapidement son haut pour cacher son dos lacéré, priant pour que la femme n'ait pas eu le temps de voir les cicatrices.
"
B'soir." Elle baragouine alors que ses cheveux viennent cacher son visage et que ses yeux se rivent sur le sol. Son moment de tranquillité est terminé, son air apaisé s'évanouit aussitôt, laisse place à des traits tirés, tendus, et à un regard plutôt fuyant. "
Je préfère me baigner à ces heures-là. J'suis sûre d'avoir une place au moins." Victoria entame une maigre tentative de sourire. Elle ne sait pas exactement pourquoi elle se justifie. Elle n'embête personne, ne dérange pas, elle s'occupe juste de sa petite vie. Mais elle cherche quand même à se faire excuser, peut-être parce qu'elle craint un peu les regards autoritaires, elle craint le jugement, elle craint qu'un jour, on lui confirme qu'elle déraille et qu'elle n'a pas sa place ici parce qu'elle risque de faire mal à quelqu'un ou de se faire mal.