A quiet place | Anastasia & Caleb

Plus le temps passe, plus les choses changent. Ma vision de la tribu s’altère de plus en plus. L’admiration fait place au dédain le plus profond et l’envie de mettre les voiles croit de jour en jour. Je suis de plus en plus maussade, un peu moins à l’aise à chaque seconde qui s’égrène. Je dois partir, autant pour ma sécurité que pour celle de Félix et de Cheryl. Mon seul problème reste de convaincre cette dernière. Je dois lui enlever cette idée fixe qu’elle se fait de la secte. Lui ouvrir les yeux, qu’elle voit enfin toutes les horreurs auxquelles elle participe. J’y travaille depuis un moment déjà, mais les progrès ne sont toujours pas visibles. Surtout que je ne dois pas attirer l’attention sur moi, sur mes doutes, sinon ils se retrouveront complètement seuls, à la merci de Lazare. C’est un puzzle compliqué. Je ne vois toujours aucune solution et pourtant, j’y réfléchis depuis longtemps. Chaque soir avant de m’endormir, ma dernière pensée est dirigée vers celui-ci, au point où je pourrais devenir fou. Mais, plutôt que de céder à la folie, j’essaie de me concentrer sur mes tâches quotidiennes, sur ce rôle que j’exerce malgré moi. Heureusement que je dispose de quelques sorties pour m’aérer l’esprit. Sans quoi, je ne donnerais pas cher de ma peau.

Heureusement, aussi, il y a de ces moments qui me permettent de me changer complètement les idées, de ces personnes qui savent m’arracher des sourires malgré toute la merde dans laquelle je me suis fichu. Anastasia fait partie de ceux-là. Je l’ai rencontrée récemment, mais pas trop. Juste assez pour lui faire confiance et savoir qu’elle ne profitera pas d’un instant de faiblesse pour se retourner contre moi. Une des rares alliées dont je dispose. Nos rencontres me sont donc assez précieuses. L’attente, seul sur notre lieu de rendez-vous habituel, me semble donc interminable. Pourtant, la patience est habituellement l’une de mes meilleures vertus. Pour passer le temps, je sors un vieux couteau à la lame un peu rouillée et, machinalement, j’aiguise le bout de mon bâton, celui qui se plante dans la terre à chacun de mes pas. Une tâche assez simple, qui suffit néanmoins à occuper mon esprit troublé. En me concentrant sur le bois qui s’amincit, sur les copeaux qui volent, j’oublie où je me trouve. Je ne pense ni à Cheryl, ni à l’assassin qu’elle vénère. Il n’y a que moi, le tumulte de l’eau et un corbeau qui croasse au loin. J’aurais pu rester ainsi un long moment si des pas n’avaient pas attirés mon attention. Sursautant, nervosité du au manque de sommeil, je me relève d’un bond pour faire face à un visage que je reconnaîtrais n’importe où. « Ana. » Je lâche simplement, avant de planter mon arme dans le sol pour m’y appuyer.

Complètement perdu, oublié dans de quelconques pensées redondantes, je me laisse prendre par surprise par Anastasia, chose qui m’est de plus en plus fréquente. À force de manquer de sommeil et de me prendre la tête en retournant sans arrêt un problème auquel je ne trouve aucune solution immédiate, je vais finir par y laisser ma peau. Je secoue la tête, me tournant vers celle que je considère maintenant comme une bonne amie, appuyé contre mon bâton. Je la salue sans sourire, bien trop épuisé pour produire quelque mimique que ce soit. « Encore plus qu’à l’habitude? » Je grimace, impassible, sans oser lui parler de tout ce qui se préparait. Les nouveaux rôdeurs, les rumeurs qui couraient, de plus en plus insensées. Si vraiment ces choses m’affectent autant, je dois avoir une sale gueule en ce moment. Je devrais m’excuser pour ça, mais je n’en ai pas la force. De toute façon, avec le nouvel ordre des choses, les gens ne s’attardent plus à ce genre de futilité. Plus personne ne jugera quelqu’un sur son apparence, car nous avons tous l’air aussi dépités. « Rien de particulier, juste le quotidien. Cacher tout ça aux gens, ça commence à me peser. Et je crois que le concierge commence à avoir des doutes. » Mes derniers mots sont prononcés plus bas, comme si j’avais peur que quelqu’un puisse être tapis dans l’ombre à nous écouter. Ça ne m’aurait pas étonné plus que ça, par contre, j’aurais été bien déçu que la secte me rattrape même dans mes rencontres avec Ana que je considère comme l’une de mes seules échappatoires. Je pousse un long soupire et je me détourne un peu, passant une main agitée dans mes cheveux décoiffés. Plus le temps passe, plus je vois Delilah s’affaiblir sous l’emprise du gourou. Elle est maintenant complètement à sa merci. Elle lui obéit sans la moindre remise en question et elle boit ses paroles comme s’il était véritablement le Messi. J’ai du mal à comprendre comment elle a pu se laisser berner à ce point, mais en même temps, je me sens terriblement coupable de ne pas m’être moi-même réveillé à temps. Il aurait suffi que je réalise un peu plus tôt, que je parte plus tôt. Tant de remord et rien à faire pour y remédier, à part ressasser le penser et m’en vouloir un peu plus chaque jour.

« De ton côté, tout se passe bien? » Si la blonde m’a confié qu’elle était à la recherche de sa sœur quelques jours plus tôt, j’ignore encore où elle en est de ce côté. J’espère sincèrement qu’elle a pu trouver quelques pistes, voir la retrouver entre temps. Malgré que la bonne nouvelle ne me concerne pas du tout, elle viendrait mettre un baume sur mon cœur et rendrait ma semaine un peu moins horrible.