a new beginning x willy

Les aurores l’avaient tirée du sommeil léger dans lequel elle s’était enfoncée, assise dans son fauteuil miteux au tissu élimé en guise de couchage.

Will n’avait plus besoin du confort singulièrement doux d’un lit depuis assez longtemps, et d’autant plus depuis qu’elle avait trouvé sa place au sein de la Carrière. Le repos de l’esprit pesait plus lourd que celui du corps dans cette drôle de guerre mêlant psychologie et coups physiques. Les yeux ouverts, son ouïe lui indiqua en même temps que la douceur des rayons filtrant entre les tôles que la pluie d’hier soir s’était achevée et avait à présent laissé place à un temps matinal cordial.

Sa maigre carcasse s’extirpa du siège, ses membres s’étirant dans un réflexe un peu félin alors que Whilelmina jetait un bref coup d’œil vers sa couchette. Pas un mouvement, la pauvre hère qu’elle avait recueillie hier devait encore recouvrir de sa fatigue. Cette fille était sacrément amochée, une chance qu’elle ait pu arriver jusqu’ici à temps avant de ne se vider littéralement de tout son sang. Will n’avait pas cogité bien longtemps avant de se rendre compte qu’une blessée inconsciente et seule au beau milieu des frontières d’Hamilton’s Quarries ne pouvait pas être laissée ainsi.

C’était en décrassant son visage avec un linge humide qu’elle avait réalisé que cette fille ne devait pas être bien plus âgée qu’elle, et que surtout elle n’avait rien des traits d’une meurtrière ou d’une tueuse. Les apparences pouvaient bien être dissimulatrices, Willie était bien la première à le savoir ; mais la promesse intime qu’elle s’était faite d’aider tout arrivant ici sans jugement se devait d’être respectée. Aussi avait-elle désinfecté et pansé les blessures de cette étrangère, qu’elle avait ensuite déposée le plus précautionneusement du monde sur le couchage qu’elle occupait normalement. Elle en avait bien plus besoin qu’elle, ça ne faisait pas un pli. Le reste de ses affaires, Will l’avait tout simplement laissé à côté d’elle – la panique naturelle qu’elle éprouverait à son réveil en se retrouvant dans un endroit totalement étranger serait au moins atténuée par la présence de ses maigres biens personnels.

Une grande inspiration et la jeune soigneuse sortit de son refuge improvisé, ses papilles fourmillant de soif. Il était encore tôt, ce qui lui laissait le temps d’aller chercher de quoi boire et surtout de quoi concocter un cataplasme pour sa patiente improvisée – certaines cicatrices allaient être vilaines si elle ne s’en occupait pas rapidement. Par chance, l’argile ici était monnaie aussi courante que le dollar avait pu l’être au début des années 2000. Ce fut donc équipée en conséquence qu’elle partit rapidement récolter son du sans trop traîner.

Lorsqu’elle revint, c’était comme si rien n’avait strictement bougé d’un iota. Will hésita pendant une fraction de seconde à vérifier le pouls de la jeune endormie avant de finalement se rétracter, confortée par l’idée qu’un décès par surinfection aurait vraiment relevé du hasard le plus malchanceux. La brune dépiauta l’emballage de quelques vieilles compresses miraculeusement stériles ou presque, posa le pot d’argile sur le bureau improvisé – une planche de bois sur deux vieux barils vides – et extirpa son fidèle flacon d’alcool au degré proche de la centaine. La tête ailleurs, l’esprit occupé à se demander ce qu’elle ferait une fois que cette fille serait debout, l’ex-Jackal était loin de se douter que la fameuse arrivante se tenait justement droite comme un I dans son dos et avait les yeux bien ouverts fixés sur elle.

Ses talons pivotèrent et Whil sursauta sans faillir. Son regard alterna entre le petit sac – le précieux que la blonde avait dans sa main alors qu’elle s’était probablement évanouie – et le visage de son interlocutrice. « Euh … Merci ? » C’était bien la première fois qu’elle avait plutôt l’impression de négocier avec une mafiosa plutôt que de discuter avec un survivant au saut du lit. Pour quelqu’un qui avait le corps plutôt meurtri, elle se tenait un peu trop droit sur ses deux jambes pour ne pas faire une baisse de tension surprise. Les réflexes quasi-maternels de la texane reprirent le dessus, ses yeux se rappelant précisément des blessures et de leurs emplacements multiples. « Tu sais, tu devrais rester assise, au moins le temps d’avoir mangé ou bu quelque chose. Peut-être même que tu devrais manger ça. » Elle n’avait pas l’habitude des offrandes ou tout bonnement d’être payée, même en nourriture, pour ce qu’elle faisait. Ca n’était pas plus un commerce qu’un deal ou un chantage, c’était juste des services – des services ou un rachat de conscience ? Oh, tais-toi, Will. « Enfin, sauf si t’es pressée. » Après tout, chacun avait son sens des priorités.

La jeune femme désigna d’un petit mouvement du menton le sac à dos déposé au pied du lit qui, à son allure, avait du en voir des vertes et des pas mûres depuis son premier jour d’utilisation. « Tout ce que tu avais avec toi avant ton malaise … Enfin quand t’es arrivée ici, tout est là. » Avec la désagréable sensation que cet échange s’avérait aussi complexe à gérer que l’apprivoisement d’une nouvelle espèce sauvage, Whilelmina attrapa la gourde d’eau potable posée sur le bureau et en versa dans deux petits pots dépareillés faisant office de verres.

Whilelmina avait l’impression que l’atmosphère était suspendue entre deux options, prête à basculer dans le calme ou la tempête au moindre mot mal choisi. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait face à quelqu’un qui, trop déboussolé pour agir normalement, se tenait sur la défensive. Comme s’il n’était pas légitime qu’une main vous vienne en aide sans retour. Non Whil, plus personne ne croyait en la bonté gratuite et quelque part, c’était presque logique dans le bordel semé par les rôdeurs et les camps.

En dépit du silence que la blonde s’entêtait à maintenir, elle céda finalement quelques pouces d’espace partagé et quelques mots – les premiers qui semblaient signifier qu’elle se sentait au moins suffisamment en zone neutre ici pour boire de l’eau qui n’était pas la sienne. La brune ne put réprimer un sourire honnêtement soulagé et la jeune fille face à elle de s’étaler sans retenue dans le fauteuil, comme un cri du corps et non du cœur.

Elle se saisit des deux petits pots d’eau, posant le second sur l’un des deux bras du fauteuil tandis qu’elle portait l’autre à sa bouche avant de déglutir sa gorgée. « N’hésite pas à en reprendre. Tu étais vraiment très déshydratée en arrivant ici. » Une des premières raisons pour lesquelles les naufragés qui réussissaient à échouer jusqu’ici le faisaient en toute inconscience : leurs bouteilles isothermes ou leurs vieilles gourdes de l’armée étaient aussi vides que leurs gosiers. Quand ils n’avaient pas la très mauvaise idée de boire l’eau des flaques avant que leurs intestins ne le leur fassent amèrement regretter le lendemain …

Whilelmina reposa son verre improvisé avant de remuer l’argile encore humide à l’aide d’une cuiller de métal. Elle en aurait juste assez pour refaire les pansements de … Tiens, elle ne connaissait pas encore son prénom ; à l’occasion, il faudrait peut-être penser à le lui demander – et gentiment, au vu de l’air plus méfiant que jamais de la principale intéressée. « Une journée entière. » répondit mécaniquement la soigneuse avant de reposer la cuillère dans le bol et de poursuivre. « J’ai préféré te laisser te reposer, tout le monde n’est pas du matin. » La rescapée avait du traverser des jours périlleux et si elle avait eu besoin de vingt-quatre heures de sommeil, ce n’était pas Whil qui allait s’en insurger. Elle-même avait passé ses premières journées ici à dormir ; enfin, seulement une fois ses quatre premiers bouts de tôle trouvés pour être à l’abri de l’humidité et des regards.

Ses yeux qui jusque là avaient contemplé le visage de la jeune femme finirent par tomber sur l’objet qu’elle s’étonnait de ne pas avoir remarqué plus rapidement : une petite hache qui avait déjà servi pour sûr et qui trônait paisiblement sur ses genoux, les deux mains fermement accrochées. Plus qu’une bouée de sauvetage, c’était bien la preuve que Willie avait tout intérêt à faire attention à ses arrières et à ce qu’elle disait à l’étrangère. Une part d’elle-même eut ce vieux réflexe de se redresser un peu mais son fusil, lui, n’allait pas bouger de là où il était – c’est-à-dire à quelques mètres d’elle, posé dans un coin du baraquement. « D’ailleurs je vois que j’ai bien fait de ne pas te réveiller trop tôt. » Après tout, ce n’était pas parce que les temps étaient durs qu’on ne pouvait pas plaisanter un peu, n’est-ce pas ?

Bon. Pour le fou rire, elle repasserait. Erin devait sûrement avoir un humour différent du sien - ou alors elle n’arrivait plus à utiliser ses zygomatiques. « Au fait, je m’appelle Will. Je suis soigneuse ici, alors … Libre à toi de rester le temps qu’il faut pour que tu récupères. » Elle lui disait ça sans pression ni attentes. Les blessés qui partaient bien plus tôt que prévu, il y en avait des tas : des gens qui mourraient une semaine plus tard de leurs plaies mal cicatrisées aussi.

Enfin un prénom ! Whil eut un goût chatoyant en bouche et peut-être un exagéré, celui d’une victoire pour une guerre qu’elle n’avait pas vraiment envisagé. La bataille des mots : en soutirer le plus possible en un minimum de temps. La brune aurait pu en rire, mais ce n’était pas très charitable d’autant plus qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’avait traversé la blonde pour être aussi économe avec sa salive. Peut-être l’enfer, peut-être des traumas qu’aucun cataplasme n’allait effacer au bout de quelques jours de siestes forcées et de repas réguliers.

L'enthousiasme se ressentit un peu trop sur certaines syllabes alors qu'elle reprit la parole. « Cool, Erin. Bienvenue dans la carrière ! » D’un geste faussement théâtral elle désigna d’un ample mouvement de bras l’espacement de la porte – incarnée par un tissu suspendu – qui dévoilait brièvement un bout du campement. Elle n’avait pas encore visité quoi que ce soit de l’endroit et n’était pas en état pour être honnête, mais il était déjà bien de faire la présentation des lieux une fois celle des protagonistes effectuée. « Tu es dans le Bourbier. C’est le nom de la zone où on est. » précisa finalement la jeune fille. Non pas que la dénommée Erin ne se trouvait pas dans autre bourbier plus figuré, mais la localisation en portait en tout cas le même nom.

Pour la jeune soigneuse, il était plutôt commun de mener la danse quand il s’agissait de parler. Après tout elle en interrogeait souvent, des blessés et des convalescents ; mais davantage pour comprendre ce qui leur était arrivé que pour tenter de faire connaissance. Là, elles se retrouvaient propulsées dans une réalité proche de celle des fictions où les personnages se forçaient à sympathiser parce que le scenario un poil alambiqué les y obligeait. Enfin, ça se ressentait surtout du côté de la plus blonde des deux demoiselles. L’envie de rester là à papoter de tout et de rien n’irradiait pas de son interlocutrice, pas besoin d’un master en psychologie pour le deviner.

Les choses finiraient bien par se faciliter. Avec le recul et surtout avec toute la bonne volonté de la brune ... Et aussi un chouïa de la nouvelle arrivante. Ses yeux papillonnèrent et finirent par céder pour se reposer avec une insistance quelque peu ennuyée sur l’arme tenue entre les mains crispées de la blessée. « Excuse-moi mais ça t’embêterait de reposer ta … ton arme ? C’est un peu une zone neutre, cette tente. » Quel médecin ou disons, quelle personne désireuse de guérir les gens le feraient en les laissant armés jusqu’aux dents ? Qu’elle reposait au moins sur le côté sa lame, c’était le minimum syndical pour que Whil n’ait pas la crainte de se faire couper une main dans un mauvais mouvement de panique de la part de la concernée.

L’humour de la petite blonde ne s’était pas fait la malle avec sa langue. Un petit sourire qui en disait long se peignit sur la moue de Whil. « C’est sûr que c’est pas le paradis mais on y est plutôt tranquille. » Depuis son installation au Bourbier, l’ex-Jackal n’avait eu à souffrir d’aucun problème particulier et avait même réussi à mettre en place son campement de fortune plus rapidement qu’escompté. Les gens s’aidaient ici, peut-être plus qu’on ne pouvait le soupçonner. Ce n’était pas le luxe d’un camp en dur ou d’installations industrielles détournées, mais c’était la chose la plus proche qu’elle eut pu qualifier de chez-elle depuis un long moment.

La proposition d’une zone sans arme laissa la dénommée Erin coïte pendant quelques secondes. Sa main hésita mais finalement elle laissa sa hache à terre comme pour accepter la seule petite règle à laquelle tenait Whilelmina ici : les fusils et les couteaux pouvaient bien attendre, ce n’était pas ici qu’ils auraient leur utilité.

Une fois la lourde lame reposée en signe de trève, il parut que la jeune soigneuse s’était largement détendue et surtout qu’elle n’accordait à présent plus la moindre attention à l’objet tranchant – un peu comme si tout objet jonchant au sol devenait automatiquement inexistant. Elle s’apprêtait à boire un peu d’eau quand, contrairement à tout ce qui s’était passé à présent, la voix de son invitée de passage se fit entendre d’elle-même. Prise de parole délibérée et volontaire qui aurait pu faire sursauter de surprise Whil, qui eut la décence de contenir son étonnement et de plutôt pencher pour une écoute encourageante.

Poser cette question ne semblait rien d’autre qu’un moyen standard de briser la glace. Le geste fut apprécié de la brune qui choisit de jouer le jeu – non sans éviter de partir dans un exposé médical de trois quarts d’heure sur les onguents naturels. Il ne s’agissait pas de faire fuir la demoiselle. « Je préparais un peu d’argile et du tulle gras. Pour tes blessures. » De sa main gauche elle tapota le dessus du bocal rempli de boue humide et riche, la fierté de la carrière. « J’ai réussi à soigner le plus gros mais grâce à ça, tu pourras espérer t’en sortir avec le minimum de cicatrices. » L’aspect esthétique ne comptait plus réellement depuis un certain temps dans ce monde, mais Willie ne tenait pour autant pas à défigurer les corps et les visages des gens qu’elle guérissait. On n’était, pour elle, pas là pour exhiber ses marques de guerre comme des trophées.

L’ambiance s’adoucissait après l’étrange froid électrique des premiers mots. La texane se sentit un peu trop en confiance tandis qu’elle reprenait l’argile et en versait un peu dans un pot, dans lequel elle ajouta une poignée d’une fine poudre broyée – feuilles d’Angélus séchées. « Tu cherchais à rencontrer quelqu’un en particulier en venant ici ? » Whilelmina regretta instantanément d’avoir posé cette question. Erin allait sûrement croire qu’elle cherchait à lui tirer les vers du nez, ce qui était tout sauf vrai – elle voulait juste faire la conversation ; l’aider, si c’était encore possible. « On peut toujours prévenir cette personne que tu es là, si tu veux. » Ses mains s’affairèrent à mélanger l’argile et les feuilles émiettées, le regard penché sur sa mixture qui n’avait ni un odeur ni un visuel engageant.

Ce n’était presque rien. A peine détectable. Mais peu à peu, Whilelmina pouvait voir que la jeune femme qui affrontait son regard n’était plus en posture défensive. Il lui faudrait du temps pour accepter une aide aussi gratuite que celle de la brune mais cela viendrait. Pour l’heure elle parlait déjà de remboursement – comme si ses actes impliquaient nécessairement qu’on lui renvoie l’ascenseur. Si elle savait … La soigneuse hocha la tête en signe de dénégation, l’ombre d’un sourire incompressible peint sur ses lèvres. « C’est mon boulot ici, je te dis. Alors pas besoin de me dédommager de quoi que ce soit. » Faire payer toute cette boue à portée de main, c’était presque une arnaque en soi et Willie n’aurait jamais accepté que qui ce soit lui paie ses services, même si l’argent n’avait plus de sens et d’existence depuis bien longtemps.

De l’autre côté, elle percevait sans mal que si la blonde avait déjà bien des difficultés à se détendre, elle allait avoir tout autant de mal à accepter qu’une inconnue s’occupe d’elle sans rien lui donner en retour. Une grande indépendante qui estimait n’avoir besoin de personne - peut-être parce qu’elle avait vécu bien assez de merdes toute seule pour considérer que la solitude n’était pas un fardeau ; voilà ce qu’elle évoquait pour l’heure dans l’imaginaire de Whil qui finit par sortir de ses pensées et s’arracha à la contemplation de son argile presque prêt et encore tout frais.

Pour le moment, l’arrivante n’était pas en état de faire quoi que ce soit pour rendre la pareille à celle qui l’hébergeait. Peut-être plus tard, quand sa forme le lui permettrait, elle pourrait toujours se rendre utile. On n’avait jamais assez de vivres et un peu de compagnie pouvait être agréable en dépit de la taille limitée de sa cahute. Bah, elle y réfléchirait plus tard. « Enfin bref. » Ses manches remontées, Willie reporta son attention sur la demoiselle ; bien qu'elle n'était pas contre un brin de causette, il fallait aussi voir où en était son état de santé. « Je vais regarder tes pansements, maintenant que tu es revenue parmi nous. Tu peux rester assise. » Sa main gauche alla piocher le gaze et la paire de ciseaux tandis qu’elle posait tout le matériel près d’Erin pour préparer l’auscultation.  Si elle avait fait son travail proprement – ce qui était toujours le cas -, les blessures ne devaient déjà plus être aussi vilaines que l’avant-veille.

Elle attrapa doucement la cheville de la jeune fille pour la poser sur sa jambe. Ses gestes, ni autoritaires ni délicats à l’excès, s’avéraient suffisamment mesurés pour ne pas générer d’inquiétude à la principale intéressée. Elle remonta le bas du pantalon pour faire apparaître le mollet gauche partiellement recouvert par une épaisseur de tulle dont la blancheur un peu passée témoignait au moins de l’arrêt des saignements, mais surtout de l’urgence de nettoyer la plaie et changer la bande. Comme son instinct lui suggérait de continuer de parler pour occuper les silences entretenus par Erin qui épiait ses moindres mouvements – le poids de son regard était braqué sur elle, l’ex-Jackal le savait -, elle décida de relancer la discussion tout en défaisant le pansement. La grande balafre qui tailladait la peau de la blonde apparut sous leurs deux paires d’yeux. « Tu es toute seule ou il est arrivé quelque chose à ton groupe ? » Inconsciemment Whilelmina songea qu’elle se mêlait peut-être un peu trop de ce qui ne la regardait pas, mais la présence de cette fille presque sortie de nulle part à deux pas de leur campement piquait sa curiosité au vif. Pour ce qu’elle en tirait de son expérience personnelle, les nouvelles têtes ici n’étaient que rarement dues au hasard des chemins et d’une orientation médiocre. A voir si Erin lui dirait la vérité ou jugerait encore l’heure trop propice à la méfiance.

« C’est plutôt normal. Ca devrait passer d’ici deux jours. » L’eau claire coula sur le linge propre qu’elle tenait dans sa main ; l’autre avait soulevé doucement le bandage pour l’ôter complètement et dévoiler la plaie à nu. Plaie qu’elle épongea avec application et surtout délicatesse – il n’était vraiment pas utile de raviver la douleur précédemment évoquée par Erin, qui la sentait encore un peu partout circuler dans les hématomes qui maculaient ses flancs. Au-delà de l’attention que les gestes effectués lui demandaient, on sentait que pour Whil ce rôle lui tenait à cœur. Depuis qu’elle s’était installée au Bourbier, les patients n’avaient à vrai dire pas cessé d’affluer ; timides au départ, puis finalement de moins en moins hésitants à venir demander son aide pour finalement lui permettre de se faire sa place de soigneuse.

Le sillon de chair éraflée était à peu près nettoyé de toutes ses impuretés quand la brune reposa son matériel pour attraper l’argile qu’elle avait récolté et faire tomber une quantité raisonnable de cette pâte verte granuleuse dans le creux de sa paume. La question renvoyée à son expéditrice ne fut qu’un juste un retour des choses que Whilelmina accueillit avec un timide sourire. La vie en solitaire n’était pas tant un choix que sa seule option jusqu’à présent : même si maintenant qu’elle avait retrouvé Angel, elle pouvait à minima espérer un soutien fiable dans la Carrière en sa personne. Pour autant, il n’était clairement pas avisé d’imaginer une cohabitation ensemble. Autant se promener avec une pancarte fluorescente autour du cou affichant « Nous sommes anciens Jackals » dans toutes les zones de leur camp. « Oui. Enfin … ici on ne peut pas dire qu’on soit vraiment seul. » Ca n’était pas qu’une phrase en l’air pour dédramatiser la situation ; Willie ne se plaignait pas plus de sa condition – méritée - qu’elle ne pouvait prétendre ne jamais croiser le moindre individu en une journée. Au-delà des blessés, il régnait ici une agitation permanente, une effervescence presque rassurante qui lui convenait.

Une fois l’argile apposé, la Quarry enroula à nouveau un épais morceau de bandage à plusieurs reprises autour de la blessure. Après plusieurs tours et une fixation solide, la jeune fille releva enfin son regard bleu vers celui de sa patiente. « Essaie de te mettre un peu de mon côté, si tu veux bien, et si tu veux bien relever un peu ton tee-shirt … Il faut que je regarde le reste. » L'ex-Jackal comptait sur la compréhension de la principale intéressée pour ne pas se braquer ou dévoiler un excès de pudeur superflu. Il fallait bien s’occuper du plus délicat : les côtes endolories ainsi que son ventre écorché de part en part. Par intuition qu'il était sûrement aussi facile de prendre soin de cette fille que d'un tigre sauvage acculé, Whil laissa donc le temps à la jeune fille de s’installer du mieux qu’elle pouvait dans le fauteuil, ses mains s’activant machinalement à ranger le superflu pour reprendre ce dont elle aurait sûrement besoin pour la suite des opérations. « Tu te sens fiévreuse ? Des vertiges ou des nausées ? » Ces questions n’étaient pas dues au hasard, à vrai dire elles étaient les seuls moyens de savoir si Erin ne courrait pas une surinfection au-delà de son apparente et relative convalescence.

Cela ne faisait que deux jours que Whilelmina hébergeait cette fille sous son toit de métal. Cela faisait encore moins longtemps, deux minutes à peine qu’elles parlaient et qu’elles s’observaient l’une face à l’autre, se jaugeant comme pour savoir s’il fallait mordre ou donner la patte. Mais déjà Whil percevait la force de caractère indéniable qui habitait cette inconnue. La douleur était présente, ses blessures encore vives et pourtant elle ne lâchait pas le moindre signe de faiblesse. Tout comme elle continuait à insister jusqu’à présent pour payer cette dette impalpable qu’elle estimait avoir envers elle. Tout comme elle avait pensé à garder sa hache, restée près d’elle mais depuis peu déposée par miracle. Les signes se pressaient pour crier à quel point cette Erin n’était pas la plus simple des personnes à émouvoir.

Willie admirait cela, au fond d’elle-même. Elle aurait aimé pouvoir dire qu’elle ne ressentait rien et mentir aisément à la face du monde en disant cela mais elle n’en était plus capable : c’était ce qui arrivait quand on avait voulu trop longtemps se voiler la face. Par un hasard sournois, la voix de la jeune blonde résonna dans le trouble de ses pensées, lui rappelant qu’on était « tous un peu seul ». La parole surprit la soigneuse, qui se redressa imperceptiblement pendant une fraction de seconde avant de finalement ravaler les mots coincés dans sa gorge. Son opinion, aussi dure fut-elle, était la sienne et elle n’avait plus vraiment envie d’en discuter.

Les ecchymoses qui tâchaient la peau de son abdomen s’étaient atténuées, parées d’un violet qui virait au vert par endroits. Un premier bon point. Du bout des doigts, Whil effleura la zone la plus logiquement sensible au niveau de sa cage thoracique – apparemment il n’y avait rien d’anormal au toucher, mais il faudrait encore surveiller malgré tout qu’aucun os n’ait été fêlé.

Il ne restait plus qu’à panser la dernière plaie visible sur son flanc ; tout comme elle l’avait fait pour sa jambe, la jeune texane s’appliqua à laver les restes de sang coagulé, essuyer délicatement la peau ainsi mise à nu et appliquer de nouveau l’onguent qu’elle recouvrit d’un épais bandage. Sans le remarquer la brune s’était tue, prise à sa tâche et surtout pensive – à quoi, ça, elle seule pouvait bien le savoir.

A nouveau les mots d’Erin la tirèrent vers la réalité. Sortie d’un rêve, Whilelmina cligna des yeux en secouant légèrement la tête avant de se reprendre. « Bien sûr, bien sûr … Voilà, c’est bon. » Les soins étaient terminés et comme elle l’avait si justement compris, maintenant, elle avait amplement besoin de repos et par conséquent, de temps. « Il reste de l’eau ici, n’hésite pas si tu as soif. Et si jamais tu te sens de te lever pour aller dormir dans le lit, pas de gestes brusques, d’accord ? » De ce qu’elle avait pu rapidement cerner de sa patiente, celle-ci n’était pas du genre à aimer être assistée : Whil ne lui demanderait donc pas de l’appeler si jamais elle voulait se déplacer, comptant seulement sur son bon sens pour ne pas forcer au risque d’aggraver son état.

Un rapide sourire de circonstance et la petite brune se leva, ramassant tout son barda qu’elle devait à présenter jeter et renouveler. « Je serai juste dehors s’il y a un souci. » Son regard quitta avec un temps de latence la silhouette de la convalescente pour que ses talons ne l’emmènent hors de la cabane, là où elle aurait tout le temps de réfléchir à la suite des événements.